Nadja
roberto-lapia
La nuit repose paisiblement, on entend quelques petits grognements cauchemardesques venir d’une fenêtre lointaine, haleine d’angoisse. Moi, ma chère, moi j’arrive pas à fermer la boutique de l’imaginaire. Un crabe virulent pique avec cynisme dans la mystification de mes pensées troublantes, et on n’avance pas, ou si, mais latéralement. N’est-ce pas ? Et alors je sors, je descends l’escalier d’un pas grotesque, clin d’œil à la chimère veillant, et me voilà dans la rue abritée sous un silence de faux espoirs. Tu es là, tu es toujours là, tu es encore là. Tu es déjà là, Nadja, sale pute, salle sordide ouverte aux plaisirs d’autrui, ventouse attachante à l’esprit brisé. Je t’embrasse, je t’enlace virilement dans la glacière de ma chaleur perpétuelle, je regarde au fond de tes yeux vaincus tout en me noyant dans ton rouge à lèvres d’une qualité infime, et je jouis d’une mélancolie déviée. Je me souviens, Nadja, je me souviens de notre nid, l’Apollo, maison de joie à l’abri des toutes laideurs de la rue, je me souviens d’un temps heureux, des seins penchants et des fesses mal cachées sous la poésie carnavalesque d’un flamboyant masque vénitien. La fumée nous étourdissait, la syphilis dansait avec douceur et les orgasmes affamés remplissaient de gaieté impudique le chagrin sombre d’une semaine à la grisaille persistante. T’étais le symbole mystique de la volupté, muse fruitée des meilleurs peintres parnassiens, chanteuse à la voix aphrodisiaque qui frottait avec une légèreté divine les blessures profondes de nos âmes abîmées. Nadja, sacrilège humide, depuis des lustres tu n’es qu’une modeste ouvrière des bas-fonds du sexe, silhouettes malfamées des faubourgs de mon cœur, lénitive séminal pour les ogres barbares qui peuplent cette place au passé faste, fossoyeurs dégénérés qui croquent la mort subite de tes cicatrices sanglantes avec les caries nauséabondes de leurs phallus vampiriques. Je marche, la langue sèche et la gorge qui fredonne, je me rhabille et je sens le goût amer de la vérole qui envahit une chambre insalubre, l’odeur du sperme acide d’un vieux con torve se mêle à l’amertume âcre d’une femme qui macère dans les écorces arides de l’automne de sa vie. Le crabe continue son œuvre dramatique, je continue à me demander pourquoi ils ont fermé avec brutalité les portes de ta Maison, je glisse avec désespoir dans l’hypocrisie des tes guillotineurs, et au soixante-neuf de la rue du Commerce, au sein de cette nuit ténébreuse et agacée, il n’y a plus personne. Je me rends, latéralement, à l’estuaire de la fin de tes jours, aujourd’hui ils nous font payer même pour visiter ta tombe : t’es une prostituée, dans la vie comme dans la mort. Rien n’est donné. Jadis le métier le plus noble, désormais art tombé dans l’oubli d’un trottoir ubuesque, Nadja, on t’a laissé périr dans le froid intolérable de ta solitude, dépouillée de tous les masques d’héroïne déposée. Devant ta tombe je laisserai des petites fleurs d’encre noire Nadja, je t’aime et je t’aimerai, au bois touffu de mon cœur déchu. Adieu sale pute, douce et faible amante, victime perpétuelle d’un monde qui ne conçoit plus la beauté comme autrefois ; la Maison est définitivement close, ton sacrilège aussi. Le crabe, il lâche : c’est l’hiver, c’est fini.