Narcose
Nicolas Contant
- « Et si nous disions que tout commençait ainsi, sur un malentendu, une histoire de voiture qui s’embrase et d’un couple qui s’embrasse… ». - « Il faut toujours que ça commence, mais tu ne sais pas terminer les histoires. C’est fatiguant à la fin. Et si on commençait en terminant l’histoire ? » - « Je ne sais pas… Ce serait quand même une histoire de nous ? »
Une physique métaphysique ou De l’existence de quarks majeurs et insoupçonnés : les particules possédaient un moment intrinsèque idéal appelé moment de spleen, ou encore spleen, une particularité comme sa charge ou sa masse. Les petits géants du milieu intérieur utilisaient les grands moyens pour taire cette vérité, détruire les preuves et envoyer les contestataires à l’ombre. Et de toutes parts, nous entendions crier « L’archiduc est un ultra. Tuez-le ! ». Les démons crachaient sur les décors en carton d’une modernité en quête d’Antiquité. Selon certains, il ne fallait pas soupçonner de pensée supra, mais de l’intro seulement : « le mur… effondrez la muraille… » Et toi : « La politique est morte hier je crois. Il ne reste nous donc plus qu’à prendre le parti poétique. »
Quel orgueil de croire que nous possédions ? Quelle arrogance ? La douairière nous le rappelait sans cesse. C’était une vielle femme hideuse et trop maigre, pourtant parée comme aux folles années et parfumée à l'opopanax. Un jour d’hiver, elle eut envie d’embrasser le chien mais recracha de la fumée. Le cabot avait le regard nu. Et son maître aveugle pleurait sous un masque de pierrot. La vielle ressemblait à une mante religieuse. Cette grande sauterelle désarticulée exhibait un sexe, large comme un poing et long d’une coudée, un sexe tentaculaire, une fleur carnivore. Les grands membres mous de la sauterelle invitaient l’aveugle. Alors il prit peur et se réfugia dans le coin de la pièce. Il pleurait dans ses mains. Et nous nous sommes retournés.
Puis, inspirée, je t’ai emmené loin de là. Nous sommes partis au Nord. Nous trouvions en général de belles et grandes esquisses inachevées, des ébauches qui promettaient la vie. Je sentais grandir en moi le vent de l’aventure, celui qui pousse vers le monde le cœur en proue. Et le soleil nous attendait là-bas, à l’exact endroit où tout penchant sédentaire succombe au constat de l’évanescence, lorsque nous croyions, lorsque nous savions que la nature humaine n’avait pas de réalité tandis que seul l’instantané avait une signification. La vie simple révélait ses vertus aux veilleurs du crépuscule que nous étions. Nos désirs et nos questions se dessinaient à l’horizon. La nuit tombée, le feu brûlait ; c’était ainsi. J’éprouvais la douce mélancolie qui dévoile l’extraordinaire beauté dissimulée des choses. Je m’en voulais de cultiver ma nostalgie du futur, ce quasi-espoir d’apocalypse, l’aveuglement d’un soleil noir.
Tu me disais « Ne te laisse pas dicter ta vérité. Les signes célestes, les coïncidences, les promesses des anges ne sont tenues que si tu le veux. Est-ce ton bien ? La seule prophétie qui vaille est celle te fait grandir. »
Encore. Encore la même certitude que l’action était la sortie de secours à ton enfermement. Chez toi, agir signifiait partir. Etais-tu pour autant un fuyard ? Pourquoi l’écrire alors ? Pour s’obliger, pour remuer. Mon journal intime était pesant mais nécessaire.
Tout devait donc recommencer, et d’abord dans la relation à l’autre, la fidélité à nos croyances et nos projets.
Nous avons finalement trouvé de belles et grandes esquisses inachevées, des ébauches qui promettaient la vie.
- « Et alors ? »
- « Et alors c’est beau, c’est tout. »
C’était l’histoire d’hommes et de femmes autour de nous qui le jour portaient des nœuds de pendus en soie autour du cou, et qui peut-être portaient d’autres chaînes fantasmatiques la nuit. Alors tu pris conscience que tu essayais de t’élever vers une société de la poussière : chaleur et rudesse, impermanence et salubrité. Tu y pensas comme on achète des sandales un jour de pluie. La vieillesse, disais-tu, n’est pas un pourrissement des tissus biologiques, mais une névrose provenant d’un besoin permanent de divertissement et d’une quête d’assise sociale définitive.
Mais chaque histoire vaut pour elle-même et ne désigne pas ce que les autres désignent. Chaque histoire vaut parce qu’elle est racontée. Tu racontais, d’accord. Et parce que j’aurais moi aussi raconté mais raconté différemment, je pensais irrésistiblement qu’il n’en avait pas été ainsi. Tu exprimais non pas ta vision faussée de la réalité mais une réalité, la tienne, suffisante, entière, à peine dissimulée sous tes propres mots, au sein des mots. Je refusais moi aussi la réalité de sauvetage, précisément structurée avec des emplois du temps et des emplois de l’espace qui permettent ordinairement la survie. Nous étions appelés à devenir nous même. Le mot est réalité lorsqu’il devient un destin pour celui qui le formule.
Voici l’histoire de chacun qui commence à devenir commune. « Je te le dis mon amour, viens peindre sur les murs avec moi.» Je faisais mine de ne pas écouter. Je me lovais dans le recoin du sofa.
Tu voulais témoigner de ton attention du moment à une photo que tu n’avais pas prise pour préserver la virginité de la lumière, à l’eau qui sortait du trottoir comme par enchantement en engendrant des ondelettes épaisses et irrégulières, à un rayon de soleil qui venait traverser la paupière, à une mouette qui volait avec grâce sur un port galicien, à une guitare que l’on devinait à peine à l’étage d’un immeuble d’une rue sombre mais connue ; à condition d’ouvrir les yeux, le cœur, ou bien l’autre sens ainsi que tu me le disais lorsque tu me souhaitais d’être touchée par le même charme, peu à peu.