Nathanaël

Andrea Borgas


En entrant dans la chambre, j'ai senti immédiatement sa présence.

Aujourd'hui c'est de la peur que je ressens et non l'excitation qui me submergeait autrefois. Pourquoi est-il à nouveau là après vingt ans d'absence ?

J'allume vivement la lumière. Floriane est assise dans son lit, les yeux grands ouverts :

- « Oh maman ! Tu lui as fait peur, il s'est sauvé ».

Je me précipite pour fermer les volets puis je borde Floriane et ressors en prenant soin de laisser la porte entrouverte.

C'est donc elle la raison de son retour. Puisqu'il n'a pas pu m'avoir il y a vingt ans, il vient chercher ma fille.


Six ans, c'est l'âge de Floriane et c'est également l'âge que j'avais quand il est venu pour la première fois.

Je m'étais réveillée et comme je venais juste d'apprendre à lire l'heure, je m'étais dépêchée de regarder la pendule que maman avait accroché en face de mon lit : il était deux heures trente. On était en plein été et ma fenêtre était ouverte. J'avais l'impression que quelqu'un m'observait et je voulus allumer la lumière.

- « Non, laisse la lumière éteinte, celle de la lune suffit amplement ».

Sa voix était étrange, à la fois autoritaire et enfantine et elle me mis un peu mal à l'aise. Je n'osais pas bouger. Mes yeux s'habituaient à la pénombre et je commençais à le distinguer. Il était assis en tailleur dans un coin de la chambre, près de la fenêtre, le menton dans les mains, les coudes appuyés sur les genoux. Il me regardait avec un petit sourire amical. La première chose qui me vint à l'esprit fut de lui demander qui il était, ce à quoi il répondit simplement : « Nathanaël ». Il se leva, s'approcha du lit et je me rendis compte qu'il était excessivement grand. Aujourd'hui je dirais qu'il faisait au moins deux mètres. Il me tendit la main comme pour me demander de le suivre. Étrangement, je me sentais à présent parfaitement à l'aise. Je me levais du lit et posais ma main dans la sienne. Il me prit dans ses bras et nous sortîmes par la fenêtre. Il m'emmena près de l'étang dans la forêt. J'avais l'impression de voler tellement il courait vite.

Arrivés près de l'étang nous nous assîmes dans l'herbe et il se mit à me poser des questions tout en faisant des ricochets sur l'eau. Il me fascinait : il était grand, élancé, de chacun de ses gestes se dégageait une grâce infinie. Ce que j'aimais par-dessus tout c'était ses yeux : ils étaient couleur d'ambre et reflétaient tant de douceur et de tendresse. Je lui parlais de moi, de l'école, de mes amis, de mes parents et lui me parlait de son monde.

C'était un monde de légende, inconnu des humains.

Son peuple, car il n'était pas seul, connaissait notre monde. Il l'observait depuis toujours mais ne révélait son existence qu'à certains d'entre nous qu'il avait choisi.

Je me réveillais le lendemain, dans ma chambre, sans savoir comment j'étais revenue, me demandant même si je n'avais pas rêvé.

Mais cela se reproduisit tous les soirs. Nathanaël était devenu mon confident et mon ami. Nous organisions de grandes parties de cache-cache. Nous jouions à attraper des lucioles et à imiter les grenouilles.

Cela dura deux mois jour pour jour.

Un soir il entra par la fenêtre, comme à son habitude.Il avait dans les yeux une tristesse que je ne lui connaissais pas.Il me fit asseoir sur le lit et pris mes mains dans les siennes. Il avait l'air à la fois solennel et tourmenté. Ce qu'il avait à me dire était très important et cela lui déchirait le cœur :

- « Je dois partir et je ne reviendrais plus » dit-il soudain dans un souffle.

Aucun son ne sortit de ma bouche, j'étais complètement abasourdie et je ne savais que répondre. Il se tut un long moment, me laissant le temps de me calmer. Quand il vit que je commençais à reprendre mes esprits, il reprit :

- « Mon temps dans votre monde est limité et je dois rentrer au plus tard demain soir. Mais j'ai beaucoup réfléchi : je tiens énormément à toi et je voudrais que tu viennes avec moi. Tu verras, c'est un endroit merveilleux et je suis sûr qu'il te plaira ».

Je lui dis oui immédiatement. J'étais très excitée à l'idée de partir avec lui, de découvrir enfin ce monde magique dont il m'avait tant parlé. Mais mon enthousiasme ne sembla pas le réconforter et je le questionnais sur la raison de sa tristesse. Il hésita avant de répondre :

- « C'est un voyage sans retour »

- « Tu veux dire que je ne pourrais pas revenir? »

- « Oui, si tu pars avec moi, c'est pour toujours » dit-il en baissant les yeux.

Il ajouta que c'était une décision difficile et que je n'avais pas à répondre tout de suite. Il partit en me disant « à demain ».

Ma réponse ne fut pas celle qu'il espérait. Je ne pouvais pas, malgré toute l'affection que je lui portais, me résoudre à être séparée à jamais de ma famille. Il se leva, se pencha vers moi et déposa un tendre baiser d'adieu sur mon front. Ce fut les yeux embués de larmes que je le regardais repartir vers la forêt. Je ne le revis jamais.


Ce soir, cela fait exactement deux mois jour pour jour qu'il est venu voir Floriane pour la première fois.

Assise dans le canapé du salon, je tremble, je ne peux pas m'en empêcher …

Et si elle décidait de le suivre.

Je sais que cela ne sert à rien de vouloir les surprendre : chaque fois que j'ai essayé, j'ai trouvé Floriane assise dans son lit, seule, avec un regard furieux car j'ai fait fuir son ami.


L'horloge sonne. Il est dix heures. Le soleil est déjà haut dans le ciel.

- « Oh non ! Je me suis endormie ! »

Je me précipite dans la chambre de Floriane. Elle est là, les yeux rouges d'avoir pleuré toute la nuit le départ de son ami. Je m'approche du lit, la prend dans mes bras et pleure avec elle. Mais mes larmes sont des larmes de joie et de soulagement.

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