Néant blanc

Quentin Bodin

Inutile de se cacher la vérité, l'histoire triomphe de tout. Elle est, selon de pauvres plumitifs, je cite : « un amas de rouge », cardinal ou coquelicot (il dépend), qui sous les allures d'un train en course dévale les multitudes sans n'avoir jamais connu de rival. Tel un « monstre sans figure », l'histoire serait le sculpteur de la matière et du vide, qui par le biais de sa denture acerbe déchire, broie puis échafaude un squelette fait de pseudo-fibres et d'os qui se nomme toujours selon ces artisans de deux sous : le présent. Quel carnage d'objectivisation, quelles simagrées *soupir. Si je n'ai pour vous (appelons vous « auteur ») aucun penchant, je dois dire tout de même que nous partageons tout deux le doux alliage du verbe. Vous le manier comme moi, vous dans vos livres, moi dans mes lettres et chacun de nous deux avons à le défendre, comme des gardiens du dialecte. Cependant, (arrêtons pour un temps de parler de vous, « auteur ») il se trouve que ces mots que je sauvegarde dans de piteux livre à la manière d'un scribe s'égrugent un à un dans le néant des mémoires, à cause de cet même histoire qui à l'image d'un ouragan balaye toujours ce qui fut. Ainsi, si je puis m'adresser à vous aujourd'hui, je crains que cela ne puisse se faire encore car mon agonie est longue mais ma fin certaine. Tout, TOUT disparaîtra ; de ces murs grisâtres au plâtre gorgé d'eau et de mousse putride, à ces rues couvertes de charbon et de terre, à ces pommes bleues fripées et piquées de verre, jusqu'au désastre d'un avenir insipide. Le monde n'aura ainsi pour moi plus de nom et donc plus de sens.

De cela, s'il semble certain que je sois prêt moi aussi à proclamer, à contre-propos de mes dires précédent, que « l'histoire triomphe de tout », sachez bien que je m'y refuse car j'ai dans cette poche (la seule qui ne soit pas trouée d'ailleurs) un nom et quelques chiffres qui paraît-il me seront utiles : Rose Lysine 007.17. Prions pour que cela ne soit pas une de ces blagues immorales que font les enfants lorsqu'ils s'ennuient car je n'ai (je ne veux pas paraître aigri) plus le temps de rire. Le temps m'est court et mes mots s'en vont déjà. J'ai, je crois, encore une heure de marche.


Il est tout de même déplorable, est-ce le bon mot : dé-plo-ra-ble ? Oui, certainement, déplorable que je ne puisse, MOI ; en tant qu'homme de lettre tout de même, me résoudre à ce que la langue et les mots n'ont été, ne sont et ne seront ja-mais immuables ou pour exagérer un peu ; éternel. Chaque jours mes mots crèvent comme des ballons, rendant de plus en plus fade et incompréhensif mes discours et ma parole. Je ne devrais en douter pourtant puisqu'au travers des lettres que l'on m'envoie ; chacun de leurs blocs, de leurs paragraphes, de leurs phrases sont truffés de ces parasites, de ces cafards ver-baux qui, d'un vil dessein, corrompent l'alphabet de leurs obscurs sémantiques immaculés ; de « A » à « Z ». Leurs squelettes sont affreux, déformés, sans racine et leurs robes pues la sueur jaunâtre des quartiers des bas-fonds. Ils semblent tous être pondu, lâché du haut d'un éléphantesque immeuble par la plus in-fect des gotons, et bro-yé dans la mâchoire d'un géant au mille dents. Jargon, argot, nouveaux-nés de la lingui-stique, si vous êtes mon lendemain, au dia-ble votre é-tu-de ! Vous ne serez mon progrès ni même mon ascension. Non, non cela n'est guère possible, que mon mal-être soit un trauma ou une pathologie, je m'en fiche ; si je perd les mots de mon enfance jusqu'à aujourd'hui, ma vie n'aura plus de sens. Je n'ai point besoin de votre langue sans muscle lié à votre salive d'acide, j'ai déjà dans ma bouche assez de diamant et de fleur dans mes poumons. Si Rose n'empêche pas mon hémorragie lexical, je préfère encore être muet, cet argot me répugne.

Où vais-je et qui vais-je rencontrer ? Suis-je fou d'aller dans la pénombre de cette rue piétonne aux odeurs de bières et de pétrole sans savoir pourquoi je m'y rend ? Qui est-elle cette.. Ro-se tout de même ? Sur toutes les lettres sur lesquels j'ai travaillé jamais je n'ai vu un nom semblable. Est-elle nouvelle dans cette ville brune, sépia dont les seuls habitants sont de vieux aigris parsemés, comme des petits paquets de bonbons dans les jardins le jour de Pacques, dans ces rues sombre ou suinte du vin des murs ? Ou bien n'est-elle que né-ant ? Sans doute. Son numéro n'est écrit nul.. ah non, le voici ! Espérons maintenant que Rose puisse me comprendre sans une partie de mon lexique.


Dans une brume violette et rougeâtre, j'arpente, une main sur la jambe et l'autre toujours dans la poche, une impasse descendante d'au moins dix mètres. Au fur et à mesure que j'avance, mon allure devient de plus en plus forcée, voir lourde et traînante et c'est avec horreur que je constate une odeur fétide de larme qui embaume, à la manière d'un encens, cette nef aux allures mortuaires. La tête en l'air, je trébuche malencontreusement dans l'impasse maintenant flasque par endroit, et m'enfonce doucement dans un amas de vers mouvants. Lorsque je relève ma première jambe et la pose, je craque sous mon pied habillé de cuir des amas d'os et de cartilage, couvert de poussière. Je retombe une nouvelle fois mais cette fois-ci de tout mon corps sans en savoir la cause. La tête sur le sol, une silhouette se distinguant dans la brume se meut en rampant sur de l'humus couvert de verre pilé dans ma direction. Je m'effraie, les yeux écartés, de cette aura noir et puante, elle se rapproche de plus en plus dans ce décor d'apocalypse, tétanisant ma carcasse pour un temps, mais reprenant une mince pincée d'esprit, je me relève mais reste figé les pieds attrapés. La silhouette se levant devient dorénavant homme et à ma taille il me regarde, la bouche ouverte, sans rien dire. Son dos abattu, son crâne écrasé et son œil solitaire, livide, le tout tenu par une peau grisâtre et mutilé par les griffes élancées et sales de ses ongles lui donne des allures de cadavre. Seul reste debout à l'image d'un dernier combattant le tatouage d'un trèfle blanc sur sa langue rougeâtre et saignante.

Pour briser le silence, j'ouvre à mon tour la bouche afin de pouvoir lâché, à la manière d'un fusil, quelques bribes linguistique pour éclaircir l'orage de cette rencontre mais j'ai beau l'ouvrir comme un bourgeon et faire gémir ma langue, je ne puis plus dire grand chose. Mes mots partent à la volés, se troue puis chute par la prise en joue d'un chasseur intraitable. Au sol, ils ne sont plus que fragments, des puzzles noirs duquel je ne sais plus en recoudre les parties dont l'hémorragie linguistique, de plus en plus importante, dérobe mes derniers discours. Tourmenté, je pousse fortement cette épave qui me fait face et me précipite droit devant moi en lui marchant dessus au passage et, courant comme un athlète, il se dessine peu à peu au loin une porte en fer rouge rouillé. Une fois devant, je m'arrête essoufflé et sort de ma poche le bout de papier froissé et sali par mes mains pour y lire si cette frontière est bien l'adresse de Rose. Dans mes mains tremblantes, l'écriture se floute sans cesse, puis de plus en plus, puis se fige en un néant blanc.

J'espère sincèrement que tous ce charabia antérieur ne sera en aucun cas véritable mais si vous le lisez vous ne pourrez en douter. Alors si cela est mon aboiement dernier, puissiez vous penser à ce que je fus. Vous me trouverez sans doute allonger dans la rue, à jouer avec mon yo-yo, en silence.


                                                                                     Bodin Quentin


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