Nèle

lomel

Ca va faire trois mois que Gabriel est entré dans ma vie. D’ailleurs, pardonnez moi cette expression toute faite, j’ai toujours adoré les grandes formules. On ne se refait pas. En temps normal, je veux dire, si ce n’était pas LUI, avec son don pour m’écouter et me parler, ce n’aurait pas été mon type d’homme. Oh, il est pas laid non plus hein, mais il est beaucoup trop casanier, trop « dans son monde » . Moi, j’étais plutôt du genre à sortir jusqu’à plus soif, et à rentrer très tard… A faire des mauvaises rencontres, les laisser derrière moi pour avancer, jusqu’à faire LA mauvaise rencontre, ne pas en sortir entière… pour enfin, le rencontrer, lui. Tout est écrit, paraît. On me le disait souvent avant, je ne le croyais pas. Mais maintenant aussi, on me le dit, alors, je suis bien forcé de l’admettre.

Je m’appelle Nèle, il s’appelle Gabriel. D’ailleurs, c’est la première question qu’il m’a posé. « Quel est ton nom? » J’ai répondu « Nele » et ça l’a laissé perplexe. « Tu te prénommes Nèle? », j’ai répondu « oui », mais il avait l’air toujours aussi dubitatif. C’était très froid, cette prise de contact. C’était un rendez vous original, autour d’un verre avec ses potes, j’avais jamais fait. On a parlé de tout et de rien, avec des grands blancs par moment. Ce sont pas tous des marrants, ses potes, et c‘est rien de le dire ! Froide l’ambiance, froide... Glaciale. Mais bon, plus par curiosité qu’autre chose, quand ils sont partis, moi, je suis restée seule avec lui. Après tout, il ne m’avait pas demandé de m’en aller. Il était touchant, avec sa manière de me poser des questions débiles sur ma vie, mon âge, et ma famille, et je me sentais encore plus débile de lui répondre comme ça; En fait j’avais besoin de parler, vraiment. Il devait se sentir franchement seul pour prendre du temps à dialoguer avec une paumée comme moi. Tant pis, moi, ça me permettait d’en profiter. Je ne cessais jamais de me demander « il attend quoi de moi? ». On aurait dit qu’il avait quelque chose à se reprocher, à parler a voix basse, les yeux sur son verre, sans jamais le lâcher. Et moi, j’attendais quoi de lui? C’est vrai que d’un côté, j’avais besoin de parler, et de l‘autre, j’avais des choses à régler. J’avais trop laissé trainer les choses, depuis que… Enfin bref, lui pouvait m’être bien utile. Etonnant comme les hommes sont manipulables. Mais après deux heures de dialogue, j’avais l’impression de le faire chier, qu’il cherchait un moyen de se débarrasser de moi, et la, j’ai balisé, j’ai pris les devants, je lui ai dit que je devais partir, puis je lui ai balancé un simple « C‘était sympa». Juste de quoi l’intriguer, le frustrer.

J’ai réussi mon coup. Il a quand même attendu trois jours pour me recontacter… A vrai dire, je ne me suis pas trop faite prier pour le rejoindre… Et là surprise, il m’attendait… avec ses potes… Vite fait, ça m’a gavé. Ils sont d’un chiant ! Ils disent des choses pas intéressantes, et la moitié ont des têtes de dépressif. Je me faisais chier, et j’avais envie de lui parler à lui, pas à eux. C’est de lui dont j’avais besoin, les autres, ils étaient trop occupés à gérer leur dépression, ou à pleurer la mort de leur chat, ou je sais pas quoi. J’ai boudé, c’était trop facile d‘ailleurs. Mais efficace, il savait plus comment faire pour relancer le dialogue. Mais rien à faire, moi je me suis enfermée dans mon mutisme. Ca lui apprendra, après tout, s’il veut continuer à avoir de mes nouvelles, il faudra qu’il s’adapte
Du coup, j’ai gâché la soirée, j’ai plombé l’ambiance. Son clan de dépressif est parti très tôt, et juste après, au moment ou il pensait déjà m’avoir perdu, moi, j’ai relancé le jeu. J’allais m’en aller, et, au lieu de ça, je me suis approchée de lui, et j’ai frôlé son cou, en soufflant un peu fort. J’ai vu tous les petits poils de sa nuque se dresser d’un coup. Quel effet je lui fait ! C’était gagné.
Il était tout énervé, déconcerté, le pauvre, il m’a lâché un « Bon, tu me veux quoi au final? » assez nerveux. Je lui ai pas répondu, il a soupiré, comme exaspéré, et il est parti se coucher, en me plantant là.
Je l’ai rejoint dans la nuit, il dormait profondément. Moi je me suis assise au bord du lit, je l’ai regardé pioncer. Il était beau comme un enfant, quand il dormait. Il me rappelait mon petit frère, quelques années avant. J’ai commencé à lui parler vraiment, je me suis dis que même s’il dormait, il était peut être susceptible de m’entendre, et d’écouter. Alors, je lui ai tout raconté, tout, l‘histoire entière, du début jusqu’à la fin. Je me sentais d‘un coup un peu mieux, plus légère. A ma grande surprise, dans son sommeil, il comprenait! Il parlait, un peu dans sa barbe, d’accord, mais il réagissait à ce que je lui disais. A un moment, à force de lui parler de moi, j’ai éclaté en sanglots. Ca l’a réveillé d’un coup, en sursaut, et il a regardé vers moi : « Nèle? T’es encore là? ». Il était réveillé, bien réveillé, alors j’en ai profité. C’est cette nuit là qu’on s’est apprivoisé, qu’on a appris à se parler, et qu’il a appris à m’écouter. Plus personne ne veut écouter de nos jours. Alors lui, je l’ai trouvé, je le lâche plus. A la fin de la nuit, il s’est excusé et m’a dit que vraiment, il était trop fatigué pour continuer, que dans deux heures, il se levait pour bosser. « Tu peux rester si tu veux ». Je n’avais pas l’intention de partir, de toute façon.

En se levant, il a fait comme si je n’étais pas là. Direction salle de bain, il avait l’air crevé et décontenancé. Je me suis éclipsée, c’était le moment. Mais y’avais eu un truc, un vrai truc.

Il m’a rappelé le lendemain soir. Je suis arrivée le plus vite que j’ai pu. Il avait allumé des bougies. C’était mignon. Allez, je me moque, mais j’ai apprécié l’intention. Depuis la nuit d’avant, plus besoin de verre pour briser la glace, et ça simplifiait grandement les choses. Mais s’il voulait mettre des bougies…
Il était gauche, il savait pas quoi dire, il avait l’air très niais. Après tout, c’était sa manière de n’être qu’un homme. Maladroit, balourd, mais touchant, et simple… Comme quoi, ils n’étaient pas tous comme l’autre…
Ses yeux regardaient de part et d’autre avant qu’il lâche un « ca va? » court et stressé. J’ai ri, ça faisait vraiment longtemps. Lui, il avait su me faire rire, même si sur le moment, ça ne le rassurait pas.
On a encore parlé jusqu’à pas d’heure, de lui, de moi. J’ai même pas parlé de l’autre, j’en ai même pas eu envie. Et puis je suis partie, et puis je suis revenue le lendemain soir. Je me disais quand même d’y aller mollo, que ça s’effraie vite, ces bêtes là. Pourtant il était devenu mon seul centre d’intérêt, j’en avais même oublié les raisons pour lesquelles j’avais voulu le rencontrer. La vengeance, tout ça, j’en avais plus rien à foutre. Après nos soirées, je ne rentrais plus chez moi. Nous passions la nuit ensemble, et au fur et à mesure, je ne le quittais plus, son appart, c’était le mien, ça c’était fait sans qu’on s’en rende compte, comme une évidence.
Trois semaines après notre première rencontre, il faisait la vaisselle (Quel homme !) en me parlant naturellement de sa journée de travail, de ses ennuis, comme si on s’était toujours connus. C’était un grand adepte de l’humour noir, un peu trash, alors on riait, on riait. Et puis parfois, d’un coup, il s’arrêtait, l‘air plutôt gêné. Je suppose qu’il avait peur de me blesser, d’être allé trop loin, vu ce que je lui avais raconté. La nuit, je le réveillais parfois en douceur, il souriait, fatigué, et me disait a voix basse, de son ton paternel « Tu as besoin de parler ? » C’était incroyable. Et moi, je tombais dangereusement amoureuse de lui… Mais putain, pourquoi lui, pourquoi maintenant, pourquoi pas avant tout ça?

Comme je le disais, ca va faire trois mois bientôt, depuis notre première rencontre, je dois me rendre à l’évidence : Je suis amoureuse de lui, pour ne pas dire complètement dépendante. Il m’a fait oublier ma galère, le viol et tout ce que m’a fait subir l’autre enflure dégueulasse, avec ses doigts rouges. Mais je me suis mise seule dans une autre galère, et j’ai même plus de bras pour ramer. Je l’aime, je veux rester avec lui, et pour toujours. Il y a bien une solution, mais je doute que ça le réjouisse vraiment. Ce n’est pas le genre de décision à prendre sur un coup de tête.

Ce soir, c’était devenu trop insupportable, j’ai fini par lui en parler. Il avait l’air touché, ému même, mais triste en même temps. Oh, je savais bien ce qu’il allait me répondre, et d’ailleurs, c’est en substance ce qu’il a répondu :
« Tu sais bien que c’est impossible, tout ça, que tu vas devoir t’en aller. Je t’aime aussi, à ma façon. Non, en fait, je t’aime, tout simplement. Mais je ne suis qu’un passage pour toi. On se reverra peut être un jour, mais ce n’est pas le moment, je ne suis pas prêt pour ça. J’étais là juste pour te sortir de tout ça, de ton histoire, de ta haine, et quelque part, tu m’as rendu la pareille. Maintenant, va-t-en… »

J’avais fait ce que j’avais à faire, j’avais entendu ce que je voulais entendre. J’ai mis mes lèvres contre les siennes, et il a pris d’un coup un air hagard, en palpant ses lèvres du bout de ses doigts, la bouche entrouverte. Et puis je me suis retournée, j’ai tout laissé derrière moi, lui y compris. Je me sentais libérée. Triste, mais vidée. On se reverra. Ca fait mal, cette séparation, mais c’est un mal très sain, un amour avec un « to be continued », qui sait ?

N’empêche, quand j’y repense, c’est fou comme c’est mal fait, la vie. J’aurais vraiment jamais pu tomber amoureuse d’un de ces illuminés de médiums, spirites, ou que sais-je, quand j’étais en vie.

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