Nettoyage en grand [extrait]

Jean Louis Michel

Bleu ardent, jaune écrasant, rouge sang… Une simple histoire de photons et de longueur d’ondes combinée à une chaleur intense, l’odeur du plomb en fusion ou alors celui si caractéristique d’une cabine de sauna en ébullition. Certains pensent qu’une météo excessive détraque l’esprit, que l’absence prolongée de soleil dans les pays scandinaves l’hiver  est la cause indiscutable des trop nombreux suicides qui touchent toutes les classes de la population. Que trop de soleil explique les désordres perpétuels et le fort taux de natalité en Afrique subsaharienne. D’autres pensent qu’il se trouve quelque chose d’indéfinissable dans l’air, une sorte de distillation lente d’un poison qui bouffe le cortex cérébral et modifie substantiellement le comportement de quelques-uns, mais quelque soit la raison ou la cause, il y a la conséquence, toujours inexplicable. Une modification des comportements comme un mauvais sort où les plus crédules voient des interventions diaboliques ou des envoûtements, là où les scientifiques haussent les épaules en moquant la bêtise humaine. Pourtant…

Pourtant c’est vrai qu’il y a des jours où tout se détraque, des jours où toutes les emmerdes de l’univers semblent se déverser dans la même poubelle, et comme par le plus grand des hasards, cette poubelle c’est la vôtre !

 

                                    *

 C’est une journée d’été sur Paris, une journée que rien ne distingue d’une autre avec un anticyclone calé pour le mois et des températures qui atteignent des records pour la saison. Sur la chaussée, le bitume fond par endroits, les piétons s’engouffrent dans les salles climatisées du cinéma de la place Clichy et l’air semble chargé d’une poussière acre qui pénètre la plus fine des alvéoles pulmonaires, soulevée par la circulation incessante et bruyante qui semble flotter sur les boulevards, ainsi que par les grilles de ventilation de la bouche de métro de la ligne 2. Le bitume fond, tout fond, les arbres fondent, les gens aussi et c’est l’enchaînement fatal : les voitures poussent leurs climatisations et les moteurs montent dans les tours, plus de chaleur égale plus de pollution.

Du côté du Champ de Mars, la vieille tour plonge la tête dans la Seine comme une girafe de métal qui aurait trop soif et tous les bassins de la ville sont assaillis par des hordes de mioches en slip, hurlants et sautillants comme des macaques au bord d’une mare de savane. Sur la Butte, la meringue se décompose sous les effets des rayons dardant combinés à la présence surnaturelle, au-dessus des têtes, d’un magnifique trou dans la couche d’ozone, juste là au-dessus de Paris. Les plus chanceux sont partis en terre bretonne qui se noie sous des trombes d’eau tant il est connu qu’il est plus facile de se réchauffer autour d’un poil que de se rafraîchir en plein cœur d’un four. Dans un monde parfait Maude aurait un système de climatisation chez elle, ou aurait même le temps d’aller piquer une tête à la piscine de la rue d’Amsterdam ou alors de squatter les rayons frais du Monop’ le plus proche, mais Maude ne vit pas dans un monde parfait. Elle n’a pas le temps d’aller prendre le frais. Un vieux ventilateur brasse de l’air chaud sur sa peau trempée. Quand elle y pense, si elle devait donner une définition du monde dans lequel elle vit, elle dirait que c’est un sacré monde de merde.

Si l’on se réfère aux canons modernes de la beauté, ceux qui s’étalent sur les pages centrales des magazines de charme ou les calendriers tâchés des routiers, on peut admettre, sans crainte de se tromper, qu’elle est une très jolie femme. Elle a de longs cheveux blonds qu’elle entretient avec une sorte de passion compulsive, elle est grande et fine ; un mètre quatre vingt, presque trop grande, ça lui donne un air nordique quasiment exotique. Ses fesses rentrent dans un quarante moulant, sans être à l’étroit, tandis que sa poitrine déborde toujours légèrement d’un 90-E naturel. Elle a un visage anguleux, un peu dur qui la rend distante,  presque inatteignable. Ex-femme de banquier, divorcée, ex-gardienne de la paix pour de sombres raisons alimentaires – elle est sortie de son divorce sans un kopeck -  ex-tout un tas de petits boulots, pour finir ex-masseuse dans un salon spécialisé  qui proposait des forfaits relaxation et des suppléments branlette pour les crevards qui avaient assez de blé pour torpiller leurs maigres économies.

De tous ses jobs post-divorce, Maud n’a jamais pu tirer plus de mille cinq cents euros maximum chaque mois, guère plus que le SMIC, alors qu’à vingt ans elle avait du personnel de maison, une bonne philippine au passeport confisqué et un chauffeur tunisien sans papier. Elle se rappelle encore de l’appartement superbe sur l’île de la Jatte, des douces soirées parisiennes, des vernissages interminables,  les vacances dans des îles de rêve de l’océan Indien, des archipels de sable blanc et de cocotiers, des voiliers fièrement toilés au dessus de bancs de poissons multicolores et de coraux nacrés, la facilité avec laquelle tout pouvait s’acheter sans qu’à aucun moment elle n’ait à se préoccuper de ses relevés de comptes et un mari dont elle était amoureuse comme on peut l’être quand la vie se transforme en conte de fée.

Malheureusement, charmant était plus proche du crapaud que du prince. Banquier d’affaire comme son père, habitué à faire des déplacements dans quelques paradis fiscaux pour des clients en quête de discrétion absolue, il avait plongé le nez dans la poudre pour tenir le coup, se montrait en soirée avec quelques stars du show-biz sur le retour, et taquinait la fille facile comme d’autres le goujon. Il lui arrivait d’organiser des parties fines pour des clients fortunés et quelques possibles futurs présidents, des voyages dans les Caraïbes ou quelques pays du Moyen-Orient avec des valises de billets, il organisait des évasions fiscales comme on organisait un pique-nique sur les bords de la Marne et à force, ne touchait quasiment plus terre que lorsque son patron le secouait de temps en temps. Délaissée, seule dans une maison trop grande, elle a fini par se plaindre et par ramasser ses premières mandales.

C’est après les coups qu’elle s’est tirée et  qu’elle s’est retrouvée sans un rond. Elle s’est trouvée devant un mur d’incompréhension quand elle s’est ouvert à sa propre famille, un torrent de reproches aussi, comment pouvait-on partir quand on avait une vie comme la sienne ? Comment pouvait-on leur faire ça ? Ses parents avaient tout sacrifié pour elle et ne savaient que lui répondre de serrer les dents, que ça passerait. Ça n’est pas passé, c’est comme ça qu’elle s’est retrouvée sans soutien. C’est comme ça aussi, à force d’aller déposer plainte au commissariat de quartier devant d’indécrottables Bérurier et sans plus aucune solution qu’elle s’est trouvée à mettre l’uniforme pour de bon, jusqu’à ce qu’un collègue lui colle une main aux fesses. Comme un enchaînement de boulots de plus en plus minables, une cascade sans fin, un jour donc, elle a décidé de devenir indépendante et de bosser à domicile. Une décision mûrement réfléchie, avec la certitude qu’elle aurait pu tout aussi bien se faire marquer « pute » au fer rouge sur l’omoplate droite. Dans ce métier, on sait comment ça commence, rarement comment ou « quand » ça finit.

Cela fait maintenant exactement cinq ans qu’elle travaille dans son petit appartement sous les combles, avec vue sur le grand rond point de la place Clichy et le début du boulevard des Batignolles.

Ce n’est pas grand, juste une petite chambre et un petit salon qui ouvre sur une petite cuisine. A l’origine il n’y avait pas de toilettes individuels dans son immeuble, juste une pièce d’eau sur chaque palier. Les travaux de mise en conformité et les grands chantiers urbains des trente glorieuses avaient débarqué un jour avec les antennes télé, un bac de douche et un trône d’émail pour chacun des locataires. C’est ainsi que fut aménagé un minuscule espace, dans un coin de la petite cuisine, derrière une cloison en bois. Un coin sanitaire de quatre mètres carrés avec un vieux chiotte au fond calcaire, comme tartiné d’une antédiluvienne couche de merde impossible à faire partir. Aurait-elle eu une amie ou quelqu’un à recevoir qu’elle en aurait eu honte.

Pour son job, elle ne reçoit que dans la chambre, le reste est privé. D’ailleurs, c’est dans le salon qu’elle dort, la chambre n’est plus que son espace professionnel dans lequel elle ne passe que le strict temps nécessaire, pièce rouge et velours, une vague tendance claque de la grande époque mélangée à un style sino-scandinave, grande copie de portrait de femme nue et lascive sur le mur, la Maja dévêtue de Goya, grand vase transparent rempli de capotes au goût « fraise » - il n’y a que ceux-là qu’elle supporte - miroir au plafond, pièce pute dans toute sa splendeur qu’elle javellise chaque dimanche.

Le salon, par contre, est son cocon. Un canapé pliant confortable, une étagère Conforama remplie de romans, de livres d’art et d’albums de voyage, une pile de CD entassés sur une mini-chaîne Hi-fi à côté d’un ordinateur portable plus très jeune avec lequel elle met régulièrement à jour ses disponibilités sur internet et un vieux poste de télé noir et carré à tube cathodique. Il y avait à l’origine un mur entre la cuisine et le salon qu’elle a fait abattre avec l’accord de son proprio, ça lui a donné l’illusion de gagner de l’espace avec vue sur les toilettes, les toits des immeubles de la place et la grande enseigne du Pathé Wepler.

Pour l’état civil elle s’appelle Nicole, c’est le prénom qui est inscrit sur sa boite à lettre, au rez-de-chaussée, Nicole, pour ses parents qu’elle ne voit plus, pour le proprio et pour les impôts. En vrai, elle ne connaît plus personne, elle a coupé les ponts avec son ancienne vie, la résidence de luxe et ses anciennes relations, femmes de banquier ou d’hommes d’affaires comme elle, du côté de Neuilly parce que c’est le meilleur moyen d’éviter les embrouilles, et puis de toute façon elle préfère Maude, c’est rétro, très connoté années 70, ça fait pute aussi, mais elle kiffe ce prénom sans vraiment pouvoir s’expliquer pourquoi. Parfois elle se demande simplement si un jour elle n’aurait pas un rencard avec un de ces types qu’elle connaissait bien, une vieille relation de son ex, au hasard d’un coup de téléphone. Elle imagine bien leur tête se liquéfier à l’idée qu’un jour leurs bonnes femmes puissent également tapiner pour trois fois rien, juste leur indépendance.

Elle est à genou dans la chambre à faire le ménage. La sono du salon joue Glory Box.

“I'm so tired of playing

Playing with this bow and arrow…”

 

Il fait une chaleur d’enfer dans l’appartement et le mot est encore trop faible, pire qu’à l’extérieur. Le soleil tape sur le toit en zinc, juste au-dessus de sa tête, elle transpire et se sent moite de partout. Elle suit mentalement la goutte de transpiration qui coule le long de sa colonne vertébrale, qui grossit et prend de la vitesse pour atteindre le bas des reins et tomber dans la raie des fesses. Ses seins lourds dansent au rythme des coups de chiffon sur le lino usé, elle est nue. C’est plus pratique pour nettoyer tout ce merdier. Elle aurait ruiné ses fringues si elle avait été habillée et puis de toute façon elle s’en tape, elle est chez elle, seule, enfin…

Elle frotte le sol avec sa dernière serviette, son dernier drap. Tout y est passé.  C’est la première fois qu’elle le fait. A vrai dire, elle y a souvent pensé, de manière fugace pour commencer. C’est venu comme le dégoût se transforme en envie de gerber, lentement, mais sûrement, dès les premiers mois en fait jusqu’à devenir une obsession. Maude frotte, frotte et plus elle frotte, plus la tache semble s’élargir.

“Give me a reason to love you

Give me a reason to be a woman

I just wanna be a woman”

 

Quand elle bossait au salon ça ne lui était jamais venu à l’esprit. Elle massait la plupart du temps et ça s’arrêtait là. Elle massait en blouse, parfois en sous-vêtements, elle gérait les clients qui bandaient comme elle le pouvait, les faisait se mettre sur le ventre, c’était plus amusant qu’autre chose. Parfois, une main tentait de remonter le long de sa jambe, elle claquait le mec direct, les contacts étaient proscrits de manière très stricte, c’était la règle. Quelle que soit la formule, le client touchait avec les yeux et rien d’autre. Les branlettes du supplément, elle en faisait une ou deux par jour, pas plus, et même dans ce cas, le client ne touchait à rien, elle contrôlait tout de ses mains en ayant l’impression de les traire. De ses clients elle apprit quand même qu’en général, les mecs préféraient aller se farcir une pute sur les Maréchaux dans la soirée, c’était dans leur budget, les autres, les plus riches faisaient appel aux services d’escortes, ils en avaient pour leur blé, payaient au forfait horaire ou à la soirée et bénéficiaient de la formule « tout compris » avec une gamine super tankée à qui ils faisaient la totale sans se préoccuper de leurs états d’âme. La branlette c’était vraiment pour les pauvres.

C’est ce qui lui a fait quitter le salon miteux pour bosser en indépendante.  L’argent facile. Elle n’a eu besoin que d’un site sur internet et de quelques annonces dans les gratuits en ligne. Pour le reste, quelques bougies d’ambiance,  un dessus de lit étanche, des capotes par boites entières et des tests au labo régulièrement… Tout ça pour gagner sa place au soleil.

“…Through this new frame of mind

A thousand flowers could bloom

Move over and give us some room”

 

Son plus gros problème avait été de se laisser toucher, de laisser un parfait inconnu lui mettre ses doigts dans son vagin ou de lui toucher le cul. Avec le temps elle avait mis au point une technique de détachement mental « Maude – Nicole » pour passer le cap, elle s’était inventée son personnage qui lui permettait de transférer ses angoisses et ses répulsions. Et puis le fric rentrait rapidement, quelque part, ça compensait. Avec deux passes par jour, une le matin et une l’après-midi pour éviter les files d’attente, jamais plus, deux à trois cents euros l’heure - parce que vraiment, elle pense qu’elle les vaut largement, elle est quand même bien roulée - ça fait en moyenne huit à neuf mille euros le mois et au black le plus total, sans compter que ça aide aussi à s’asseoir sur les problèmes de conscience et à se payer des vacances l’été et l’hiver. Quoique, tout bien réfléchi, ses tournées à Cannes ou à Courchevel, les allez retour en Zeppelin à New-York ça n’est pas vraiment des vacances, juste des migrations professionnelles saisonnières, des tournées estivales chez les milliardaires russes ou des capitaines d’industries qui laissent bobonne à Neuilly. Pour New-York, les petites visites organisées dans les bureaux de la délégation française de l’ONU,  c’est fini. La presse, les « affaires » les caméras du monde entier avaient provisoirement mis fin au business. Heureusement, les Russes savaient être plus discrets.

Son proprio ne lui demande aucun justificatif, ses voisins ne soupçonnent rien et les impôts lui foutent la paix. Du coup, elle planque toujours l’essentiel dans un coin  et fait de temps en temps un petit tour au jardin du Luxembourg pour mettre le gros des économies dans une banque pas regardante. Sur son compte, à l’agence du Crédit Lyonnais de son quartier, elle verse mille euros tous les mois, histoire de dire qu’il y a quand même quelque-chose là-dedans. Une somme suffisante pour assurer le virement mensuel du loyer, les charges de l’appartement et quelques courses. Les rencards, elle les prend sur un téléphone portable à carte prépayée. Pour préserver son anonymat, elle le change régulièrement.

Quand même, travailler à domicile lui a rapidement posé un problème.

Quand elle finit sa journée, elle a pris l’habitude de tout laver, malgré ça elle a l’impression que l’air sent le foutre à plein nez. Elle a beau aérer, l’odeur est persistante. Une fois ou deux elle a demandé à des habitués s’ils ne sentaient pas comme une odeur, mais ils ne sentaient rien d’autre que l’odeur de l’encens qui brûle partout autour d’eux, parfum d’ambiance, de toute façon ils n’en avaient rien à…foutre, enfin, si. Même quand elle va faire ses courses elle se trouve poursuivie par l’odeur, quand elle croise une maman avec un bambin ça lui colle d’incroyables bouffées d’angoisse.

Le projet a mûri lentement, comme une curiosité, en commençant d’abord par des flashs en baisant, qui sont arrivés petit à petit, des éclairs rouge sang, comme des coups de fouet, qui se sont imposés au fil du temps, des hurlements soudains en pleine nuit et une douleur vive dans le crâne. Des visages fugaces de types en panique totale, des visions cauchemardesques, des rêves de snuff-movies à domicile et des envies soudaines de saisir le gros couteau de cuisine qu’elle planque sous le matelas en cas de coup dur.

Ça lui est venu à force de se taper quelques sales types sur le vinyle du lit. Pourtant, Maude n’en a pas spécialement après le genre masculin, il y a parmi ses clients des types gentils, mêmes de beaux mecs sympas qui se pointent à l’heure avec une bonne bouteille ou un bouquet de fleurs, mais il faut toujours que dans le tas il y ait fatalement un gros connard, un porc sans aucun respect, un type persuadé que son fric lui donne tous les droits et que forcément il lui en faut pour son argent. Il y a des mecs bien foutus, soucieux de leur personne, rasés de près, sentant le parfum qui coûte un bras mais aussi les dégueux, les poisseux du gland et les velus insupportables. Il y a les clients en manque d’amour qui se contentent parfois de simplement se coller à elle, comme si elle était leur amoureuse et elle sait bien que le rythme de la ville ajouté à celui du boulot ne favorise plus les rencontres comme avant, elle leur trouve des circonstances atténuantes dans l’image de sa propre expérience que lui renvoie son miroir chaque matin, toute incapable qu’elle a été elle-même à se trouver un type bien. D’ailleurs, il arrive qu’elle se dise auprès d’un mec gentil que ça serait formidable si... Elle ne définit pas très bien le « ça serait formidable » ça pourrait bien être la possibilité de tomber amoureuse et d’avoir envie de quitter le métier, mais qui tombe amoureux d’une escorte ? Il lui arrive parfois d’avoir des envies de môme, surtout quand elle passe devant la crèche à deux pas de chez elle. Elle voit les mamans et quelques papas déposer des bébés singes pas très bien réveillés le matin et les récupérer tout fripés de leurs siestes en fin de journée. Ils sont beaux, blonds ou noirs, ils sentent encore le lait de leurs mères… La vérité c’est que Maude est une handicapée sociale et qu’elle en est parfaitement consciente. Faire un môme ne fait plus partie de ses plans, elle se l’interdit, alors elle les regarde par la fenêtre, leur jette un peu de pain, parfois il lui arrive même de laisser filer une larme.

Mais pour trois mecs corrects il y a toujours un porc qui exige la totale, qui se met à gueuler quand elle lui précise calmement qu’elle ne fait pas la sodo, qu’elle ne suce pas sans capote et qu’en plus elle refuse qu’on lui éjacule sur le visage. Elle sait qu’il y a des filles qui acceptent l’éjaculation dans le gosier, qui recrachent, mais que certaines avalent. Elle se dit qu’elles sont dingues, que chaque fois c’est une dose de mort, un shoot direct pour la caisse en sapin et la fosse commune. C’est peut être ça leur truc, comme une roulette russe, parce que dans le métier il faut être complètement dingue…

“So don't you stop being a man

No matter if you cry”

 

Avec le temps, elle a fini par noter ses clients dans un carnet pour repérer les bons coups et rayer les mauvais plans. Pourtant, la clientèle se renouvelle sans cesse, il y a toujours un risque  de se retrouver avec un gros con. Au fil du temps, bon an mal an, elle s’est constituée une clientèle de fidèles qui ne manquent pas de payer un peu plus que le tarif, ou de laisser un cadeau du genre dessous de soie ou des invitations à dîner. Elle a même une fois accepté un week-end sur la côte d’azur chez un particulier, un type totalement friqué, pas russe, ni capitaine d’industrie, ni délégué à l’ONU, juste un type qui l’avait mise en confiance parce qu’il était devenu ici un de ses réguliers. Elle avait fait la pute à poil au bord de la piscine et s’était fait prendre par un groupe de mecs, des potes du client parmi lesquels elle avait reconnu une ou deux « stars » de la télé et qui avaient organisé un week-end partouze en ramenant chacun une escorte ou leurs bonnes femmes. Les types avaient été super mignons et super généreux, ils avaient le sexe joyeux et libertin,  il y avait eu un grand buffet commandé chez un traiteur de luxe et les autres filles avaient été sympas. Elle avait juste refusé le plan gouine et le plan vidéo.

Mais Maude préfère quand même rester chez elle. La pute mondaine c’est pas vraiment son taff, elle préfère le côté artisan de la chose, bosser en solo, sans associée, sans mac et sans protection… Sans filet aussi. Un soir d’été, l’an dernier, une fille vers Bastille avait été retrouvée égorgée chez elle par un client ou un petit ami, personne n’avait jamais su. Cet épisode de la vie à puteland ne lui avait pas donné l’envie d’arrêter, mais ça lui avait fait une boule aux tripes pendant quelques jours sans qu’elle n’en cesse pour autant de travailler, fataliste. Et l’idée a fait son chemin.

Elle s’est mise à étudier les polars et les séries policières, le soir, couchée dans son canapé. La meilleure façon de tuer, de se débarrasser d’un corps et surtout de ne pas se faire attraper. Elle s’est intéressée à l’anatomie sur internet, s’est glissée dans des amphis de la fac de médecine et dans les abattoirs souterrains du Trocadéro. Elle a dressé une liste des outils nécessaires, couteaux, scie, marteau, papier, ciseaux ; une liste de procédures pour ne pas avoir d’ennui avec les flics, comme balancer le portable du type dans le bec d’un pélican migrateur ou dans le sac d’un touriste en partance vers l’Italie à la gare de Lyon, tant il semble possible aux keufs de tracer l’itinéraire d’un péquin avec les signaux, même passifs de son téléphone. Autant qu’ils le croient à l’étranger un moment ou sur la lune. Ne pas laisser de traces, tout nettoyer, ne rien négliger qui puisse la relier à la disparition du type.

“Give me a reason to love you

Give me a reason to be a woman

I just wanna be a woman”

 

Ce matin c’est venu à l’improviste, comme ça, tout seul et sans prévenir. C’était lui, le candidat idéal.

Le type avait réservé un créneau de deux heures trois jours avant. Il avait une voix normale au téléphone, l’air respectueux comme les autres, rien qui ne laisse deviner le connard qu’il était. En vrai c’est un pourri grand cru, une ordure. Il a lâché les billets sur la tablette, près du lit, lui a demandé de se mettre à genoux pour le sucer, direct, sans attendre, le pantalon sur les mollets en trois secondes, il bandait en arrivant, sentant méchamment l’urine et le stress, il lui avait saisi les cheveux et l’avait forcée à poser les genoux à terre.

Maude, le cœur au bord des lèvres, mais calmement, lui a fait comprendre qu’il lui fallait se détendre, que c’est elle qui menait le jeu.

Elle lui a demandé de se déshabiller, de s’allonger, de mettre une capote, elle lui a proposé de l’attacher aux barreaux du lit avec deux paires de menottes en velours rose, pour jouer. Il a trouvé la proposition absurde, mais il a accepté, pour voir, pour faire l’affranchi. Maude s’est lentement déshabillée devant lui pendant qu’il grognait comme un goret en rut, puis elle l’a bâillonné en lui enfonçant sa culotte dans le gosier avant de lui planter le gros couteau de cuisine qu’elle planquait sous le matelas dans le cœur, lentement et le plus naturellement du monde, entre deux côtes. C’était mou, la lame était rentrée comme dans du beurre. Il n’a pas eu le temps de crier, il a juste écarquillé les yeux très grands et secoué le lit de tous ses membres comme un fou avant de crever d’un coup. Le sang a peu coulé, vraiment très peu. Alors elle l’a suriné sur le côté et lui a collé un drain dans la plaie pour récupérer les fluides. De l’eau et du sang, vite évacués dans les chiottes ramenés près du lit.

Pendant qu’il finissait de se vider dans une grande bassine, elle n’a pas filé à la gare avec le téléphone portable comme prévu dans son plan. Il lui a suffi de se balader mécaniquement cinq minutes sur le boulevard, en direction du métro Blanche, le téléphone à la main. Un jeune letton éclopé l’a bousculée et lui a arraché l’objet des mains avant de partir en courant. S’il se faisait choper, il ne se souviendrait même pas du visage de la femme à qui il l’avait tiré. Le portefeuille, elle l’a jeté dans une poubelle, sur le  terre-plein, en face du Moulin Rouge, après s’être attardée sur l’identité du mec et avalé un sandwich à la terrasse du bar Le Palmier. Dans l’étui de cuir il y avait une photo de sa femme et de ses gosses, l’air vaguement heureux, des sourires forcés, tristes, sa carte de visite disait qu’il était agent de recouvrement du côté de Rouen, il y avait un billet de train retour, ça expliquait son choix d’un rencart près de Saint Lazare. Au début de l’après-midi, le rencard de seize heures a appelé pour confirmer, elle a décommandé et annoncé que pour ce qui la concernait, elle se retirait du marché,  ensuite, elle est rentrée chez elle.

En passant la porte elle a senti l’odeur, quelque chose de lourd, chaud et salé, une odeur infecte, elle s’est dit que le plus gros du boulot était devant elle et qu’il ne fallait pas traîner.

Avant de s’y mettre elle a descendu méthodiquement la moitié de la bouteille Vodka qui lui restait d’un ancien client dans son petit congélateur. Elle a regardé longtemps le corps sans vie posé sur le lino, lui a craché dessus et s’est déshabillée langoureusement comme une Basinger belle et terrifiante. Une fois nue, il ne lui manquait plus que les outils qu’elle avait rangés dans un vieux sac à main derrière le canapé-lit du petit salon, bistouris, scie, pince, écarteurs. Elle avait bien pensé acheter une scie circulaire, mais la peur du bruit, des voisins et l’œil inquisiteur géant qui passe devant la fenêtre de la chambre à heure fixe chaque matin et qui aurait pu refaire un petit tour par curiosité l’en avaient dissuadée.

Il lui a finalement fallu deux heures pour le découper et le ranger dans des sacs. Elle avait commencé par les extrémités, les bras, les jambes, le sexe aussi, elle y avait tenu, en professionnelle. Elle avait du garrotter les plaies pour éviter de répandre trop de sang par terre et tandis qu’elle s’attaquait aux membres inférieurs, il lui semblait que les bras, posés l’un à côté de l’autre, bougeaient encore, sans doute l’alcool. Les chaires nues collaient au lino comme de vieux steaks sur un plan de travail sous l’effet conjugué de la chaleur et de la coagulation.

Au bout d’une heure, les cinq membres s’entassaient fièrement de côté  tandis qu’elle reprenait son souffle, les fesses posées sur un coin du lit, une grande bouteille de Perrier bien fraîche à la main. Le corps du type n’était plus qu’un tronc émasculé surmonté d’une tête aux yeux toujours ouverts qui semblaient lui reprocher bien plus qu’elle ne pouvait en endosser, des yeux à la fois moqueurs et réprobateurs, alors elle s’y est remise, a repris la scie et s’est attaquée au cou. A la fin, tout est emballé, comme un cochon.

  Elle avait prévu des sacs étanches de congélation, elle en avait acheté une dizaine à Monoprix, un jour où ça la travaillait, des sacs costauds qu’elle avait casés dans d’autres sacs de sports en doublure.

C’est le tronc, plus volumineux, qui lui a causé le plus de soucis, à cause du poids et de l’encombrement et pour tout ça elle a un plan, elle a prévu de partir en forêt la nuit, loin de Paris, Fontainebleau ou Compiègne avec sa petite Fiat 500 et d’enterrer le tout dans un grand trou, suffisamment profond pour ne pas être déterré par le gibier et les créatures des marais. Il y a déjà une petite pelle pliante dans le coffre depuis plusieurs semaines.

En attendant, elle essuie le bordel qu’elle a causé au découpage, toujours nue, ses seins lourds ballottant au rythme des coups de chiffon sur le lino rouge, ses doigts brûles par l’eau de Javel.

Il reste encore un peu de sang et de matières diverses, elle constate piteusement son amateurisme dans le domaine de la boucherie, mais bon dieu que ça lui a fait du bien de découper ce porc, d’insister sur les jointures et les tendons, le bruit de la scie de boucher sur les os blancs. Seule, la tête lui a posé un problème de conscience à cause des yeux qui semblaient la regarder, mais il a suffi de simplement poser une serviette dessus pour rendre l’opération plus impersonnelle.

 L’agent de recouvrement paye pour tout un tas de raisons qu’elle ne sait pas très bien détailler, mais il paye, c’est sûr. Il paye pour tous les porcs, tous les connards. Pour la bêtise ambiante, la violence palpable en ville et tous les petits cons qui ont eu l’idée un jour de vouloir la rouler ou la mettre au tapin à leur compte, il paye aussi pour tous ceux qu’il a fait chier avec son boulot de minable. Il paye pour le trou dans la couche d’ozone, pour la tour Eiffel qui ne se redressera jamais plus et pour la Seine qui s’assèche inexorablement.

Maude n’a pas peur, elle n’est même pas inquiète. Elle est presque amusée de constater à quel point ce n’est, au fond, pas si difficile que ça. Elle dispose d’un bon magot, de quoi refaire sa vie ailleurs après cinq années à voir défiler des bataillons entiers de queues de tous types et de toutes tailles. Elle se dit, comme pour se justifier, qu’il ne manquera certainement à personne et qu’il n’a pas du raconter qu’il venait la voir. Sur ce sujet, les clients sont toujours discrets. Au pire, sans mobile, il n’y a même aucune raison qu’on l’inquiète, une simple disparition.

La sueur coule toujours, sur son front, dans le dos, l’après-midi touche à sa fin et une légère brise venant de l’ouest rentre dans la chambre. Les lampadaires de la place Clichy s’allument, les sacs sont bien alignés près de la porte.

Ses mains tremblent un peu en signe de fatigue plutôt que de nervosité. Elle s’assoit sur le lit refait, jette un coup d’œil autour d’elle, satisfaite et se roule un spliff comme elle peut. Maude se sent vidée, elle est prête à redevenir Nicole. Avec son Amex Gold toute neuve elle changera de pays, Le Chili ça la tente bien, quitter Paris et son bourdonnement incessant et crasseux pour Valparaiso ou Viña del Mar, le soleil du Pacifique à l’autre bout du monde où elle est certaine que personne n’ira la chercher. Sa valise est prête, à côté des sacs de sport, elle n’emporte pas grand-chose, elle se lève et se retourne.

Le sol semble impeccable, le lit tiré sans un pli, comme à l’hôtel, et Maude est globalement satisfaite. Rien ne laisse deviner du carnage qui s’est joué ici, à ses pieds alors machinalement pour faire un dernier tour d’horizon, pour veiller à ce que tout soit parfait, elle fait une dernière fois le tour des lieux et le miroir de la coiffeuse lui renvoie son image, sans artifice, sans maquillage, elle est nue, elle est Nicole.

Des flashs lui reviennent soudainement, rouge sang, des bruits de scie, le craquement des os, les sacs dans l’entrée. Là, un homme en morceau qui ne cesse de rigoler, une monstruosité commise naturellement, méthodiquement et avec application. Son estomac se soulève, un spasme la contracte et lui fait perdre l’équilibre. Elle tombe à genoux, les mains sur le lit, tandis qu’un flot de bile jailli sur le matelas. Un jet, puis un autre, puis une contraction du gosier qui brûle, à vide, un filet de bave pend jusqu’au sol, la tête prête à exploser, les larmes coulent le long de ses joues, ses yeux aimeraient sortir et aller voir ailleurs, c’est Nicole qui devient folle.

“For this is the beginning of forever and ever

It's time to move over...”

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