New York sans toi
Antoine Berthe
New York sans toi
Il s’arrêta de courir aussitôt passé le coin de la rue. Il était un peu essoufflé après ces cinq cents mètres à petites foulées, mais à force, il finissait par s’habituer. Fallait bien se fatiguer un peu pour être un minimum crédible : cinq cents mètres de jogging par jour pour un type censé s’entraîner pour relever le challenge du marathon de New York, c’était le minimum syndical.
Il continua son chemin de manière beaucoup plus nonchalante après avoir extrait de son pantalon le bouquin qui y était caché, coincé contre la peau un peu flasque de son ventre par l’élastique de son caleçon. Un caleçon d’un type spécialement adapté à la course à pied que lui avait offert sa femme. Il pénétra dans le parc et se dirigea tranquillement vers son banc habituel, un vieux modèle en bois coincé dans un angle reculé, à l’abri des regards. Idéalement placé sous des arbres respectables mais un peu trapus, ledit banc bénéficiait le plus clair de la journée à la fois d’un certain ensoleillement et d’un peu d’ombre. Il se situait au bord du plan d’eau, non loin d’un pont de bois qui l’enjambait et sous lequel nichait une famille de canards. Bucolique quoi.
Il s’assit avec un soupir d’aise, sans jeter un regard aux joggers mâles et femelles qui transpiraient et ahanaient en passant devant lui à intervalles réguliers. Il avait vite appris à oublier leur présence pour se concentrer sur l’important : profiter du mieux possible de son chômage en évitant soigneusement tout comportement pouvant le faire entrer justement à nouveau dans la catégorie des joggers. Pas de compétition dans le boulot – et pour cause – et donc plus non plus de compétition en dehors. Tout faire pour perdre cette nécessité d’être un winner qu’on lui avait inculquée et qui avait gouverné toutes les dernières années de sa vie.
Evidemment, cette version de ses sentiments personnels n’était réservée qu’à lui-même. Pour tous les autres, il s’agissait au contraire de surmonter la perte de son emploi en « s’auto-débriefant pour toucher le fond et repartir vers le haut d’un vigoureux coup de jarret. Il s’agissait d’assumer, de se reconstruire pour redémarrer et revenir au top, etc., etc. ». L’histoire du marathon de New York faisait partie du plan : cela devait lui permettre de se revitaliser par le challenge, l’exploit sur soi-même, pour se refaire une beauté à ses propres yeux. Bref, il était censé s’entraîner d’arrache-pied tous les jours, plusieurs heures s’il le fallait, dans cet objectif. Pendant ce temps-là, pleinement consciente de la nécessité de lui permettre de disposer de suffisamment de libertés à cette fin, elle avait tout pris en charge : le pognon, les courses, le ménage, la bouffe, les gosses. Tout. Pas à dire, elle était gentille. Vraiment gentille.
Il ouvrit son livre à la page marquée par la grande feuille d’érable qu’il avait ramassée exprès la veille. Il attrapa un cigarillo cubain dans l’étui planqué dans sa poche gauche, se l’alluma et commença l’entraînement. Bon bouquin. Excellent bouquin. C’est presque toujours le cas quand on a du temps et qu’on ne le traîne pas pendant quinze jours.
Un seul souci lui restait : faudrait bien qu’il y aille à New York, pour le marathon.
Le problème n’était pas la course. Partant seul – c’était « son » challenge – il pourrait toujours simuler une foulure, un abandon ou autre. Ce serait tout bénéfice d’ailleurs, il passerait pour le martyr et serait encore plus épaulé par les siens et serait donc encore plus peinard pour continuer son stage de farniente.
Non, le seul problème c’était de trouver le bon banc là-bas.
Important le choix du banc.
S’agissait de trouver son bonheur à Central Park.
Une sorte de challenge somme toute.