Devenue fumée.

elie

Pour ces gens un peu trop asociaux.

- Blake, vous m'écoutez quand je vous parle ?

En entendant son nom, Grégoire cligna des yeux. Les poings sur les hanches, son professeur de biologie l'avait tiré de la profonde léthargie dans laquelle il était tombé.

- Bien entendu, monsieur, ironisa-t-il.

L'homme, campé sur ses deux jambes, serra les poings.

- Attention, Blake. Vous êtes sur la liste rouge.

Grégoire laissa échapper un petit rire. D'aussi loin qu'il s'en souvienne, il avait toujours été sur la liste rouge. La fameuse liste rouge, celle qui était censée faire trembler les élèves les plus endurcis.
Évidemment, Grégoire s'en fichait royalement. Une heure de retenue de plus ou de moins, cela ne changerait rien pour lui. Même l'exclusion temporaire, il ne la connaissait que trop bien.

- Bien entendu, monsieur, répéta-t-il, moqueur.

Faire fulminer cet homme qui lui servait d'enseignant était devenu un jeu d'enfant. Presque trop facile.

- Vous vous moquez de moi ?

Cet homme était vraiment un abruti, à lui tendre des perches comme cela. A croire qu'il le faisait exprès.

- Bien entendu, monsieur.

- Très bien, Blake. Vous voulez jouer à ça ? Vous gagnez un ticket pour faire un tour chez la proviseure adjointe.

Ce disant, le professeur tendit un papier d'exclusion pré-rempli à Grégoire qu'il était allé chercher sur son bureau.

Insolence, y avait-il marqué.

Même s'il ne l'avait pas volé, Grégoire attrapa, rageusement, son sac qu'il n'avait pas défait depuis le début du cours, et sous les regards d'une trentaine d'élèves, quitta la salle de classe, en laissant la porte claquer contre le mur. Avant que le professeur puisse le rattraper, il avait disparu au détour d'un couloir désert.

Il froissa le papier d'exclusion entre ses mains, et se dirigea vers le jardin intérieur où personne n'allait jamais. De là, il escalada la grille, fermée devant le lycée, et se retrouva à l'extérieur de l'enceinte de l'établissement. Pour la énième fois depuis le début de l'année, Grégoire décida de sécher les cours et de rentrer chez lui, plutôt que de rester entouré de personnes qu'il détestait. Il alluma une cigarette, et comme à chaque fois qu'il exécutait ce geste devenu machinal, il se demanda comment il en était arrivé à fumer, comme tout le monde, à la moindre occasion et à la moindre contrariété.

Il ne mit qu'une dizaine de minutes pour rentrer chez lui. La voiture de sa mère était garée devant la maison, pour une fois. Au moment où il passait la porte d'entrée, le téléphone sonna. Il resta planté devant le combiné, attendant le déclenchement de la messagerie vocale automatique. Une voix désincarnée ne tarda pas à s'élever dans l'entrée plongée dans le silence.

« Bonjour madame Blake, ici le lycée Elie Faure. Nous vous appelons pour vous signaler que votre fils Grégoire n'est plus dans l'enceinte de l'établissement et qu'il est donc noté absent de manière injustifiée. Si vous voulez bien nous rapp... »

Grégoire effaça le message avant la fin. Même s'il l'avait laissé, jamais sa mère ne l'aurait écouté. Elle se moquait de savoir si son fils suivait les cours ou non. Elle se moquait de ce que pouvait faire son fils en général, en fait.

Grégoire se rendit dans le cuisine, sachant qu'il y trouverait sa mère, la tête sur le bar, ivre morte, des bouteilles vides autour d'elle. Il ne se trompait pas. Las, Grégoire lâcha sans ménagement son sac sur le sol et attrapa sa génitrice sous les aisselles pour la lever de sa chaise. Il la soutint jusqu'à sa chambre.

- T'as fais fort aujourd'hui, maman. T'es même plus capable de mettre un pied devant l'autre, dit-il plus pour lui-même que pour la principale intéressée.

Elle lui grogna au visage, d'une haleine empestant l'alcool.

Il la mit dans son lit tandis qu'elle se débattait faiblement, en délirant. Puis, il la borda alors qu'elle commençait à s'endormir.

En ramassant les bouteilles sur le sol de la cuisine, Grégoire trouva une lettre de l'avocat de sa mère ainsi que des papiers pour une finalisation de procédure de divorce. C'était pour cela que sa mère avait autant bu. Toujours pareil. Son père, son père et encore son père.

Depuis trois ans qu'ils s'étaient séparés, ses parents se faisaient encore et toujours la guerre. Son père attaquait et sa mère se défendait, mais c'était toujours elle qui était blessée.

De toute manière, sa famille avait implosée depuis bien trop longtemps. Sa mère, qui rêvait tellement d'un second enfant, alternait fausses couches et grossesses nerveuses. Et son géniteur, alors qu'il aurait dû soutenir sa femme qui sombrait dans la dépression, fricotait à droite et à gauche. Tout était réuni pour que cela se finisse mal. Il n'y avait que lui, Grégoire, pour ressouder les liens effilés d'une famille détruite.

Et malgré tous ses efforts, son père avait finit par foutre le camp et sa mère s'était alors mise à l'alcool.

Et lui, il avait fini seul, perdu au milieu d'une guerre sans merci entre les deux personnes qu'il aimait le plus au monde. Il était alors devenu rancune et colère, souffrance silencieuse, haine de lui-même et du monde.

Tout avait changé, au lycée comme à la maison.

Sa vie était devenue fumée.

Signaler ce texte