Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Dix-septième

Juliet

-Tu l'as fait ?
Jui n'en revenait pas. Et qu'il n'en revînt pas, Maya pouvait le voir comme depuis son lit, il voyait sur le reflet de la fenêtre le visage de Jui qui mêlait l'ébahissement à l'admiration. Ce dernier a fait volte-face et s'est avancé vers Masahito, triomphant :
-Tu ne me mens pas, n'est-ce pas ?
-Jui, je ne mens jamais, moi. Il est bien trop dangereux de mentir.

Et pourtant, que ce ne fût qu'un mensonge, Maya aurait donné cher pour cela ; malgré tout il devait admettre que c'était la vérité, et prononcer ces mots lui arrachait la gorge comme des lames aiguisées.
-Alors que tu pouvais tout demander à ta mère, a clamé Jui comme il se jetait sur le lit pour venir approcher son visage de celui de Maya qui recula instinctivement.
-Ne me dis pas cela comme un reproche ! Ma mère... Si je le lui demande, elle saura, et lui voler de l'argent, à elle qui m'a déjà tout donné... Je ne peux pas, je ne veux pas, tu comprends ?
-Mais toi, Masahito, tu le sais, non ? L'enfer que tu subis chaque jour depuis tout ce temps, tu sais le mal qu'il fait et malgré tout, tu es capable d'entraîner avec toi d'autres personnes dans ta chute pour ne pas mourir seul ?
-Jui... Ce n'est pas moi, dis, ce n'est pas de ma faute s'ils ont commencé puisqu'ils le faisaient déjà depuis longtemps...
-Et c'est si facile de se disculper en se disant que l'on ne fait qu'encourager les autres à suivre le chemin qu'ils ont prétendument choisi eux-mêmes. Mais Masahito, tu n'ignores pas que si les gens comme toi n'existaient pas, alors ce fléau n'existerait plus, dis ?
 

Bien sûr que Maya le savait. Il n'était pas assez bête pour l'ignorer, seulement, il se sentait bien trop coupable pour le reconnaître. Alors il a baissé la tête et a enfoui son crâne entre ses mains, bouchant ses oreilles pour se confiner dans le silence de sa terreur.
-Et puis, c'était la mienne, tu sais... Celle que j'avais achetée, je me disais qu'en la revendant beaucoup plus cher, ça m'encouragerait à ne pas la garder, tu comprends ? J'avais l'argent en plus, et la drogue en moins, qu'est-ce que je pouvais faire face à cela, est-ce que je devais vraiment résister à la tentation ?
-Tu dois le faire lorsque tu sais que les autres qui sont aussi faibles et méprisables que toi n'en sont pas capables, a craché Jui.
-Méprisables ? Alors, tu penses que je le suis, Maya ?
-Oui, je parle de ceux qui consomment de la drogue ; ceux qui en vendent ne sont pas mieux, ils profitent de la faiblesse des autres pour se sentir plus forts parce qu'au final, ils sont aussi faibles qu'eux. Pour être grand, Maya, il ne suffit pas de te dire que les autres sont petits, tu sais. Pour être grand, il faut juste savoir grandir par toi-même, et si tu n'es pas capable de faire ça, si tu refuses de renoncer à ton bien-être personnel au détriment de celui des autres alors, tu n'es qu'une ordure, tout comme n'est qu'une ordure celui qui a osé te donner cette drogue pour la première fois.
-Je ne suis pas si sûr.
-Tu n'es pas si sûr ? a répété Jui qui s'est dit que Maya avait l'air bien trop coupable pour penser qu'il était innocent.
-Mais, Jui, je ne peux pas être sûr, a-t-il fait de cette voix qui sonnait comme la longue plainte aigüe d'un chiot battu. Après tout, celui qui m'a fait ça, je suis juste incapable de me rappeler qui c'est.
-Alors, a fini par déclarer Jui après qu'un long silence se fût installé entre eux, tout ce que tu vas faire, c'est récolter de l'argent aux dépens d'innocents pour que toi, tu puisses t'en sortir ?
-Jui, si tu connais un autre moyen, je t'en prie, dis-le moi.
-Mais il n'y a pas d'autre moyen, Masahito. Ou tu agis sans scrupules, et tu n'es rien qu'un monstre bon à jeter aux ordures, ou bien tu mets fin à tes jours pour ne pas basculer du côté des coupables et seulement dans ce cas-là, peut-être qu'on dira de toi que tu étais quelqu'un de bien, au final.
-Mais je ne veux pas mourir, s'est excusé Masahito qui sentait dans sa poitrine son cœur se tordre de douleur.
-Non, Maya, tu ne veux pas mourir et c'est légitime. D'ailleurs, je ne veux pas non plus que tu meures, parce que quoi qu'il arrive, tu es toujours mon ami et c'est pour cette raison, Maya, parce que je t'aime, que lorsque tu auras récolté assez d'argent, j'accepterai de mentir pour toi.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-En fugue amoureuse ?
Aiji a éclaté de rire si ouvertement que Masahito s'est vraiment demandé, sur le coup, si cette hilarité n'était pas feinte dans le seul but de calmer son malaise. Mais plus il le regardait, plus il sentait que ce rire-là partait du fond du cœur, et étrangement la gêne de Maya se transmua bientôt en euphorie et alors, il se cacha pudiquement le visage derrière ses mains avant de rire à son tour.
-Voyons, Masahito, tu n'es pas sérieux, a voulu s'assurer Aiji comme il venait s'adosser contre le mur en face de lui.
-Pourquoi ne le serais-je pas ? C'est pourtant très simple comme plan, vous savez. Une fois que j'aurai récolté assez d'argent pour me payer cela, j'irai dans un centre de désintoxication, et ce qu'importe le temps qu'il faudra pour que ça marche. Alors, Aiji, pour ne pas que ma mère le sache, Jui lui fera croire que je suis venu vivre chez lui dans une fugue amoureuse, et que je refuse de la voir.
-Je ne peux pas croire que Jui accepte une chose pareille, je veux dire... J'ai souvent eu ce garçon à l'infirmerie, tu sais, lui qui se battait si souvent, et du souvenir très clair que j'en ai, il est certain que Jui ne peut pas être assez naïf pour croire que ça marchera. Et que dira ta mère, Masahito ?
-Ma mère ne dira rien, vous savez, elle n'est pas homophobe, et si je lui dis que je veux vivre chez Jui et couper les ponts avec elle le temps qu'il me le faudra alors, elle l'acceptera. J'ai confiance en elle.
-Et en Jui, Maya, est-ce que tu as confiance ?
 

Maya avait voulu dire « oui » pourtant, comme si ce mot seul pesait trop lourd dans sa gorge, il est retombé jusqu'au fond de son estomac où il s'est installé comme une boule de plomb froid, faisant se tordre de douleur le ventre du jeune homme. Alors, Masahito s'est contenté de hocher la tête, avec ses yeux suppliants qui semblaient l'implorer seulement de le croire.
-Il me semblait seulement que tu ne l'aimais pas, Masahito, a soupiré Aiji sur un ton de regrets. Je suis désolé, je n'étais pas en train de te blâmer, tu sais, mais je trouve cela un peu étrange.
-Jui m'a proposé son aide. Il comprend que je ne veuille dire la vérité à ma mère et bien sûr, je suis incapable de lui prendre son argent, à elle. Alors, il a eu cette idée pour moi, et même si dire à ma mère que je suis homosexuel, bien qu'elle s'en fût déjà doutée quelquefois, ne sera pas une mince affaire, je serais heureux si ce moyen pouvait marcher.
-Et cet argent, Masahito, où est-ce que tu vas le trouver ?
-Mais, je vais travailler, vous savez, je vais... travailler.
-Tu crois que tu peux aussi facilement me prendre pour un idiot ?!

Si Maya a protégé son visage derrière ses bras à ce moment-là, ce n'est pas parce que la violence dans la voix d'Aiji l'avait effrayé, mais plutôt que la honte et la culpabilité lui donnaient juste ce besoin vital de se cacher des yeux de l'homme, trop purs pour le regarder.
-Mais regarde-moi, petit idiot.
Maya s'est demandé s'il pensait vraiment qu'il était idiot mais cette crainte s'est volatilisée lorsque, son visage fermement saisi entre les mains d'Aiji, il l'a vu qui le confrontait yeux dans les yeux, l'air grave. Beaucoup trop grave peut-être, comme si à travers l'âme de Maya, c'était celle d'Aiji qui était atteinte.
-Celui qui a osé te faire ça, Masahito, tu ne peux pas devenir comme lui.
-Monsieur Misui, a imploré l'adolescent dans un serrement au cœur, je vous jure que je ne rends personne dépendant, je n'en vendrai qu'à ceux qui ont déjà...
-Je préfère te donner cet argent moi-même plutôt que de te laisser faire ça.
 
 
Masahito ne savait pas. S'il était heureux, embarrassé ou bien désolé, il ne savait plus ce qu'il devait ressentir face à cette attention qu'il ne pensait pas mériter. Est-ce que c'était de l'affection ? De l'humanisme ? De la pitié ? Il ne le savait pas pourtant, que cet homme qui ne lui devait rien et qui avait déjà tant fait pour lui se déclare prêt à se sacrifier pour sa personne, il avait juste du mal à l'accepter.
-Vous n'êtes pas sérieux, Monsieur.
-Je le suis ! s'est-il exclamé comme son visage se teintait de détresse. Masahito, tu devrais le savoir, non ? À quel point tu regretteras, tu le sais parfaitement, alors pourquoi est-ce que tu t'enfonces toujours plus profondément ?
-Mais si je le fais, c'est pour me relever, Aiji.
-Non ! Tu ne comprends pas, tu vas devenir comme eux, comme lui, comme cette ordure qui a profité de toi pour se faire de l'argent ! Tu ne peux pas le faire, toi, Masahito, tu ne peux pas passer outre le bien-être de tes semblables pour des ambitions égoïstes !
-Alors... je suis égoïste, a murmuré Masahito, les yeux dans le vague. Vous avez raison, Aiji, c'est de ma faute si je suis devenu comme ça, et je n'ai pas le droit d'aller dans un centre de désintoxication puisque je suis le seul responsable.
-Non ! Maya, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire, tu dois y aller, c'est le seul moyen pour toi de t'en sortir, mais je t'en prie, ne fais pas ça comme ça...
-Mais, Aiji, si je travaille, je dois quitter le lycée et si je fais cela, ma mère...
-Je t'ai dit que je te le donnerai.
Il s'était agenouillé devant lui et son regard seul était une prière, une prière pieuse mais douloureuse qui atteignit Masahito en plein cœur.
-Je ne peux pas accepter, Aiji.
-Pourquoi ? Je ne te demanderai pas de me le rembourser après ça, je te le jure, alors Maya je t'en prie...
-Vous ne comprenez pas ! Je ne peux pas, c'est tout, pourquoi est-ce que c'est vous qui devriez vous sacrifier tandis que c'est moi le seul responsable ?!
-Qu'est-ce qui est un sacrifice ? s'est insurgé Aiji, au bord de la crise de nerfs. Maya, c'est moi qui le veux, parce que le vrai sacrifice serait de te regarder te laisser te détruire sans rien faire !
-Mais Aiji, pourquoi ?

Ils se sont dévisagés comme deux étrangers qui se rencontrent pour la première fois, avec cette fascination mêlée de crainte, l'appréhension de ce que l'autre pense, de ce qui va se passer, et puis la gêne occasionnée par cette promiscuité, pourtant, pas une seule fois l'un d'entre eux n'a cillé même si, s'est dit Masahito, les yeux d'Aiji lui brûlaient sans doute car alors, des larmes étaient nées, venant recouvrir ce regard d'un voile pur.
-Tu me demandes pourquoi, Maya ?
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Ce n'est pas vraiment par amour.
La petite cuillère d'argent coincée entre ses lèvres, Jui a arrondi ses yeux sur Atsushi, comme il s'attendait peut-être à une réaction de l'homme. Mais celui-ci, depuis le début, ne faisait rien que se taire et écouter attentivement la verve prosaïque du jeune homme qui se sentait las de parler.
-Vous n'êtes pas drôle, à la fin, a lâché Jui en laissant tomber la cuillère qui atterrit droit dans la coupe de crème glacée. Si vous ne vous intéressez pas à ce que je dis, alors déguerpissez.
-Tu me demandes de venir, et maintenant, tu veux que je déguerpisse ?
-Vous ne pouvez pas partir comme ça, je n'ai plus d'argent, a gémi Jui qui a senti la panique le gagner.
-Je n'y crois pas, a grincé Atsushi. Toi, tu ne vois en moi qu'un distributeur de billets, c'est bien ça ?
-Bien sûr que non mais, lorsque Masahito est parti pour aller en cours, moi, je me suis senti si seul que je n'ai pas réfléchi : j'ai quémandé de la compagnie là où il y en avait, voilà tout, je n'y peux rien si vous êtes toujours chez Masahito. D'ailleurs, à force, je vais finir par croire que vous lui voulez quelque chose.
-Je peux te retourner la remarque ; tu viens très souvent le voir.
-Ce n'est pas pareil, s'est défendu Jui sur un ton d'impatience. Enfin, vous, vous êtes juste son ancien professeur, mais moi, je suis son ami !
-Tu ne m'as jamais donné l'impression de le considérer comme un ami.
-Qu'est-ce que vous voulez dire ?
-Tu en parles juste comme d'un phénomène de foire. D'ailleurs, ne viens-tu pas de dire il y a un instant que « ce n'est pas vraiment pas amour » ? Mentir à sa mère pour Maya... il est clair que ce n'est pas de l'amour.
-Qu'est-ce que vous savez, vous, de ce qui est de l'amour ou non ?
-Plutôt que de faire croire à sa mère que Maya traverse une crise d'adolescence et a décidé de venir vivre chez toi qui es son prétendu amant, tu ferais mieux de lui dire la vérité. Tant que sa mère ignorera ce que vit Maya depuis tout ce temps, elle ne pourra pas l'aider.
-Et savoir que son fils se drogue, vous pensez que ça l'aidera, elle ?
-Elle est sa mère, elle veut la santé mentale et physique de son fils.
-Et son fils devrait vouloir la même chose pour elle, et c'est d'ailleurs bien ce qu'il veut, c'est la raison pour laquelle il ne faut rien dire à Madame Yamazaki. Sa mère n'est pour rien dans cette histoire, et puisque Masahito est le seul fautif, il ne faut pas l'y mêler, elle ne fera qu'en souffrir sans pouvoir rien faire, car la volonté seule d'un tiers ne suffit pas pour tirer quelqu'un de l'enfer de la drogue.
-Pourquoi est-ce que tu me parles de tout ça, à moi ? Ne crains-tu pas que je révèle tout à Madame Yamazaki ?
-Non, affirma le jeune homme en secouant la tête avec véhémence. Vraiment, j'ai confiance à propos de tout cela.
-Tu veux dire que tu as confiance en moi ?
-Ce que je veux dire, c'est que j'ai des moyens de dissuasion qui vous empêcheront très bien de le faire.
-Je ne peux pas croire que tu me menaces, a fait Atsushi dans un rire nerveux. Je te paie toujours à boire, à manger, je te « tiens compagnie » et toi, insolent, tu oses...
-Je ne vous menace pas, moi ; je protège Masahito.
-Pourquoi ? Masahito, tu ne l'aimes pas.
-Il est mon ami ! Si seulement je l'avais pu, croyez bien que j'aurais financé pour lui les frais de cette cure de désintoxication.
-Mais comme tu ne le peux pas, ça t'est facile de dire cela, n'est-ce pas ? Toi... est-ce que le sort de Masahito t'importe vraiment ?
-Vous êtes odieux, a soufflé Jui que cette suspicion désarmait. Comment est-ce que vous pouvez penser de moi que je suis indifférent au mal-être de mes amis ?
-Mais la raison pour laquelle Masahito a sombré dans la drogue, as-tu déjà essayé de la comprendre ?
-Qu'est-ce que vous voulez dire ? a ri Jui d'un ton nerveux. La raison pour laquelle il a sombré, je la connais mieux que quiconque.
 

Ce qu'Atsushi croyait être l'évidence apparut à son esprit comme une onde de choc et alors, Jui a vu en face de lui le visage de l'homme blêmir comme il se renfonçait dans sa chaise, confus.
-Je suis désolé, alors que c'est moi qui avais découvert ce que Masahito subissait à l'époque du collège, je n'ai pas...
-Mais ce n'est pas la raison.

Les yeux de Jui étaient des fusils, comme si l'ignorance de son interlocuteur l'envahissait d'un désir ardent de le voir tomber raide mort. Ou du moins fut-ce l'impression qu'eut Atsushi alors, et qui conforta ce dernier dans l'atmosphère de menace et de jugement qu'il sentait fluctuer tout autour de lui.
-La raison pour laquelle Maya a sombré dans la drogue... Jui, est-ce que tu la connais vraiment ?
-Je vous l'ai dit, non ? Je la connais. Mieux que quiconque.
Il souriait, avec cette brillance victorieuse et jubilatoire dans ses yeux qui lui conférait cette espièglerie démoniaque dont lui seul semblait avoir l'apanage. Le sourire de Jui, ou le sourire d'un garçon qui ne semble pas naître du bonheur, mais venir de l'absence de celui-ci.
-Mais dans le fond, Atsushi, la raison, vous la connaissez aussi. D'ailleurs, elle est bien plus proche de vous que vous ne pouvez le penser.

-Je suis le responsable. Je suis désolé, Masahito.
Avec précipitation, Aoi s'est relevé et a entrepris d'essuyer avec sa serviette de papier la bière qu'il avait malencontreusement renversée sur la chemise de son camarade qui l'a laissé faire, indifférent à l'incident. Tout autour d'eux, Kisaki, Uruha et Teru ricanaient tandis que Joyama se démenait de plus belle, oppressé par les regards moqueurs qui parvenaient de toutes parts de la salle.
-Tu pourrais au moins te soucier de ton apparence, a fait remarquer Terukichi non sans river un regard dédaigneux sur Masahito. Il vient de tout renverser sur ta chemise, et tu te moques de ça ?
-Laisse-le, est intervenu Kisaki, tu ne vois pas qu'il est complètement ailleurs ?
-Bien sûr que je le vois, et c'est la raison pour laquelle je me demande qu'est-ce qu'il fout là, a grincé l'adolescent qui commençait à s'impatienter. S'il est trop occupé à rêvasser alors, pourquoi reste-t-il avec nous pour le faire ? Sa présence ne nous sert à rien ; rêvasser, il peut bien le faire chez lui.
-Dis, Masahito, a appelé Aoi en le secouant par les épaules, réveille-toi, on dirait que tu as vu un mort.

Il n'y avait nul signe de vie en Maya si ce n'étaient ces battements de paupières nerveux sur ses yeux vitreux qui se posaient sur Aoi sans sembler le voir.
-Il n'y a rien à faire, a tranché Teru, ce gars-là... Il ne s'est pas enfermé dans les toilettes de l'école pour rien. Dis, Masahito, sérieusement, n'as-tu jamais pensé à faire une cure de désintoxication ?
-Je vais le faire...
-Pardon ?
Comme si parler lui imposait un effort surhumain, la bouche de Maya se tordait en une grimace de douleur comme il forçait sur sa gorge pour sortir les sons rauques :
-J'ai volé l'argent d'Aiji, je vais pouvoir le faire.
-Qu'est-ce que tu racontes ? s'est enquis Aoi qui a saisi son visage entre ses mains. Masahito, regarde-moi, tu as dit que tu avais volé l'argent de Misui Shinji ?

Il a essayé de secouer la tête mais il y avait l'emprise des mains d'Aoi qui l'en empêchait alors, Masahito s'est contenté de fermer les yeux, épuisé.
-Non, a-t-il murmuré du bout des lèvres, mais Aiji, je lui ai volé, je crois, ce qu'il avait de plus précieux. Dis, Joyama, c'est affreux, pourquoi est-ce que dans ce monde, même les ordures comme moi sont aimées et protégées ? Ce n'est pas comme ça que le monde ira mieux, tu ne crois pas ? Les mauvaises herbes, il ne faut pas les cultiver, il faut les arracher, alors pourquoi est-ce que des personnes de valeur se sacrifient pour celles qui n'en valent pas la peine ? Dans le fond, ça me rend encore plus malade, j'ai l'impression que tout bascule du côté du Diable, Joyama. Moi, j'ai volé la confiance d'Aiji.

-Mais, la lui voler, Masahito, est-ce que c'est ce que tu voulais ?
Les yeux sans vie de Maya se sont tournés vers Uruha dont on lisait sur le visage comme dans un livre ouvert cette appréhension, cette crainte de la réponse qui allait venir et que Maya a mis un moment à prononcer :
-Aiji... Je n'ai jamais voulu rien d'autre que sa présence, tu sais, c'est pour cela que je viens si souvent le voir mais moi, Uruha, je te le jure, je ne voulais pas voler à Aiji sa confiance.
-Alors, Masahito, tu ne la lui as pas volée, tu sais. En fait, sa confiance, Aiji te l'a juste donnée.


-Un jour, il y aura tellement de morts que le sol du Paradis s'écroulera sous leurs poids et c'est alors que le Ciel nous tombera sur la tête.

Hiroki n'a rien dit lorsqu'il a senti sa main enveloppée dans quelque chose de chaud et qu'alors, Gara a attiré sa paume contre sa joue que Hiroki sentait tiède, mais peut-être un peu moite d'anxiété.
-Gara, peut-être que je suis aveugle, mais ce n'est pas le cas de tout le monde ; ne tiens pas ma main comme ça dans un parc, l'on va se faire de drôles d'idées.
-De drôles d'idées ? s'est enquis Gara qui n'a pas lâché cette main qu'il tenait appuyée contre sa joue.
-Un homme aveugle et un homme voyant ensemble, voilà le genre d'idées que l'on se fera.
-Et tu trouves ça drôle, toi ?
-Non, c'est justement pour ça que je te dis d'arrêter.
-Mais ils ne penseront rien, Hiroki, ou plutôt, je m'en moque en réalité. Tu es aveugle, un homme aveugle, mais que font les aveugles pour voir, dis ? Ils touchent. Toi, quand tu me touches, c'est juste comme si tu me regardais.
-Alors, ne m'oblige pas à te regarder. C'est du voyeurisme.
-Du voyeurisme ? Que de vouloir savoir à quoi je ressemble ? Moi, je pense que c'est une curiosité saine.
-Mais une curiosité que tu m'attribues de force et que je n'ai pas, a tranché Hiroki avec fermeté. Maintenant, lâche-moi.

Gara l'a libéré à contrecoeur, comme il se sentait honteusement coupable face au visage colérique de son ami.
-Après tout, savoir à quoi je ressemble, tu t'en moques, n'est-ce pas.
-Je n'ai jamais appris à voir avec mes mains, et ce n'est pas quelque chose que je peux apprendre en touchant une personne que je n'ai jamais vue.
-Alors, tu n'as qu'à apprendre sur Kisaki. Tu l'as déjà vu, lui, tu sais à quoi il ressemble, et si tu pouvais t'entraîner de cette manière sur toutes les personnes que tu as déjà vues et dont tu as le souvenir distinct alors, tu pourrais apprendre à reconnaître les traits et les formes, et peut-être que moi, tu me reconnaîtrais.
-Je n'ai aucune idée de ce à quoi peut ressembler le Kisaki adolescent, Gara, tu as oublié ? Quant à cet apprentissage, crois-tu que cela est si facile ? Je ne peux même pas me voir correctement lorsque j'essaie de visualiser mon propre visage, alors que crois-tu être en train de faire, sinon parler dans le vide ?


Gara lui a adressé ce regard brillant de supplication, avant de se souvenir qu'il ne pouvait pas être vu, alors, il s'est résigné, le cœur serré.
-Tu veux dire... que toi-même, tu ne sais plus à quoi tu ressembles ?
-Bien sûr que si, je m'en souviens... Non, c'est tellement compliqué, a soufflé Hiroki avec harassement. Mes souvenirs se flouent et se déforment, je sens que petit à petit, le monde ne devient qu'une image vague pour moi, et un jour, ce ne sera plus qu'une illusion née de mon esprit divagateur, un rêve, un concept sans réels fond ni forme, juste une approximation de formes et de contours qui plus jamais ne se refléteront dans mes prunelles.
-Hiroki...
-Ce n'est pas la peine, Gara. À quoi cela me servirait-il de me faire une idée de ce à quoi tu ressembles si de toute façon, je ne peux pas le voir de mes propres yeux ? Depuis des années maintenant, les êtres humains pour moi n'ont plus d'apparence. Ils ont un corps que je peux sentir, des voix que je peux entendre, des âmes que je peux écouter, des cœurs que je peux apprendre, et c'est à présent tout ce qui fait ma connaissance des êtres humains. Ce à quoi tu ressembles de l'extérieur, est-ce que je peux m'en soucier ? Depuis toujours, je ne t'ai connu qu'avec tes mots, qu'avec tes actes, qu'avec tes sentiments, Gara, et il m'a suffi d'apprendre ainsi ton âme pour que je m'attache à toi alors, dis-moi, qu'est-ce que cela devrait faire que j'aie une idée de ce à quoi tu ressembles ?

Hiroki ne l'avait pas vu, bien sûr, mais pendant qu'il parlait, l'une des fleurs du cerisier sous lequel ils étaient assis avait tournoyé jusqu'à délicatement se poser au sommet de son crâne, et voilà que Gara voyait sur la tête de Hiroki la couronne minuscule d'un Roi du Printemps. Il a souri, se sentant un peu idiot d'avoir de telles pensées, mais au final, il a senti sa confiance le regagner quand Hiroki a avancé sa main vers la sienne dans un air de désolation.
-Pardonne-moi, Hiroki, a murmuré Gara en saisissant cette main dans la sienne. Dans le fond, je me disais que si tu avais pu me voir, le jour de notre rencontre, alors peut-être que tu aurais fui.
-Tu parles comme si tu étais monstrueux à voir, a ri Hiroki non sans embarras.
-Et si c'était le cas ?
-Mais moi, telles que je vois les choses maintenant, comme elles sont de l'intérieur et non pas vues de l'extérieur, je ne pouvais pas te trouver laid.

Ça ressemblait à des paroles naïves, des paroles d'enfant, des paroles idéalistes ; au final juste des paroles qui semblaient en totale discordance avec un homme rationnel comme Hiroki. Mais dans le fond, c'est bien parce que ces paroles sonnaient de manière sincère qu'elles ont atteint le cœur de Gara.
-Ce n'est pas que je sois foncièrement laid de nature, tu comprends, mais il paraît que je fais peur à voir. L'ami de Kisaki, tu sais, Aoi... Il me trouve maigre et pâle comme un cadavre, aussi mon surnom est Skeleton.
-Ne me dis pas que c'est cet adolescent qui te donne tous ces complexes.
-En réalité, je me fiche assez de mon apparence, s'est empressé de répondre Gara. À vrai dire, je ne m'en suis jamais vraiment soucié jusque-là, je pensais juste que j'étais présentable, ni trop beau ni trop affreux, et c'était bien. Seulement Hiroki, il y a toi que j'ai rencontré et puis, il y a eu ce garçon qui m'a appelé Skeleton... Je ne sais pas pourquoi, j'ai aussitôt fait l'amalgame avec mon apparence et ta cécité. Je veux dire... tu ne peux pas me voir, pas vrai ? Et tel que tu m'imagines, peut-être que je suis quelqu'un de beau, de rassurant, quelqu'un qui inspire le respect et la confiance mais au final, si tu me voyais tel que je suis, alors je ne serais peut-être pour toi que cet homme décharné qu'Aoi a vu en moi, un homme qui inspire ce mélange détestable de peur et de pitié...
-Ce que tu veux dire, a renchéri Hiroki d'une voix douce, est que selon toi, dans mes rêves, tu as des ailes, mais que dans la réalité, tu n'en as pas.

Gara est demeuré muet un moment, se plongeant dans la profondeur de ces paroles, avant qu'il ne finisse par hocher la tête, un sourire timide aux lèvres qu'il a adressé à son interlocuteur qui, s'il n'a pu voir ce sourire, l'a ressenti jusqu'au plus profond de son être.
-Tu as raison, Gara. Au final, depuis que je te connais, je n'ai jamais cessé d'avoir l'impression que j'ai été trompé sur toute la ligne.

Une ombre est venue ternir le visage de Gara dont l'assurance, qui était remontée en lui un instant plus tôt, a disparu aussi vite sans laisser de trace. C'est l'âme en bataille et le cœur serré que Gara s'est défendu :
-Hiroki, je n'ai jamais feint avec toi être quelqu'un que je ne suis pas, depuis toujours, je n'ai fait que penser à toi et...
-Parce que, au final, c'est le monde entier qui m'a menti lorsqu'il a voulu me faire croire, en me privant de ma sœur et de ma vue, qu'il n'existait aucune justice dans l'existence des humains.


Quelques mois plus tôt.


-Joyama ?
C'est son nom à lui que Masahito avait appelé, pourtant, lorsque Joyama a suivi le regard terne de son ami, ses yeux ont atterri droit sur Jui qui se tenait à quelques mètres derrière lui, au milieu de la cour. Aoi et Jui ont échangé un subreptice regard, et Aoi a reporté son attention sur Maya qui ne semblait plus qu'être un corps physiquement présent tandis que son esprit s'en était déjà allé loin ailleurs.
-Tu étais là, a murmuré Aoi en s'approchant de son ami qu'il saisit par les épaules. L'on t'a vu à travers la fenêtre des vestiaires, qu'est-ce que tu faisais encore là à cette heure-ci, Maya ?
Masahito a détaché son regard vitreux de Jui pour le poser sur Aoi qu'il a observé avec autant d'émotion que s'il se fût agi d'un paquet de linge sale.
-Mais, et vous, Aoi, qu'est-ce que vous faisiez dans les vestiaires ? Tu ne fais partie d'aucun club de sport, toi, je me trompe ?
-Tu as vu, n'est-ce pas ?

Maya a posé sa main sur celle d'Aoi qui demeurait toujours appuyée sur son épaule, comme s'il voulait la retirer, mais il sentait dans son corps une absence de force telle que repousser simplement cette main lui semblait insurmontable. Alors, Maya a baissé les bras, résigné. Ses yeux papillotaient comme son cœur battait avec violence contre sa poitrine, et en face de lui, le visage inquiet d'Aoi lui disait que son ami avait remarqué l'état de fébrilité dans lequel il se trouvait.
-Quoi... a articulé péniblement Maya dans un son rauque.
-Tout à l'heure, Maya ! s'est écrié son ami dont les yeux brillaient d'angoisse. Dans les vestiaires... Jui et moi, tu nous as vus, n'est-ce pas ?

Masahito secoue la tête avec véhémence, ses lèvres répètent des « non » quasi-inaudibles et en même temps qu'il s'adresse à Aoi, il baisse les yeux au sol comme il appuie son crâne entre ses mains.
-Je n'ai rien vu, Aoi, je te le jure, et puis ce n'est pas grave tu sais, Jui et toi, vous pouvez faire ce que vous voulez, mais...
-Alors, tu nous as vus.
-Non ! Aoi, lâche-moi, je ne me sens pas bien tu sais, je suis fatigué, et je crois que j'ai de la fièvre, Aoi, je brûle et je gèle en même temps, je...
-Masahito, murmure doucement Aoi comme il vient passer ses mains sur les joues du jeune homme pour le calmer. Regarde-moi, Masahito, tu as l'air bizarre, tu n'es pas dans ton état normal, on dirait... C'est comme si tu étais en plein délire, tu divagues, dis, Masahito, ce que tu as vu tout à l'heure, c'était faux, tu sais, ce n'est que le fruit de ton imagination.
-Je le savais, Aoi. Je rêvais forcément, pas vrai ? Et puis tu as raison, c'est vrai que je divague. D'abord, toi et Jui dans les vestiaires, et puis, même maintenant, j'ai l'impression...

Maya ne se rend pas compte qu'il pleure. Il croit haleter mais en fait il sanglote, il croit sa vue s'affaiblir sous le poids de la fièvre mais en réalité, ses larmes la troublent. En face de lui le visage assombri d'inquiétude de Joyama n'est plus qu'une forme aux contours indistincts.
-Une impression ? l'encourage une voix mielleuse. Maya, de quelle impression tu parles ?
-Je ne sais pas...
Sa tête tourne. Il voudrait s'asseoir sur le sol mais il a l'impression que s'il fait le moindre mouvement, il s'effondrera d'un seul bloc.
-Aoi, j'entends quelqu'un qui pleure.
-Quelqu'un qui pleure ? répète son ami dans un rire nerveux. Maya, tu nages en plein délire, s'il y a quelqu'un qui pleure ici, c'est bien toi. Mon Dieu Masahito, mais qu'est-ce qui t'arrive ?
-Je ne sais pas, s'étrangle-t-il dans un hoquet compulsif. Joyama, je ne sais pas ce que j'ai, je suis en train de délirer, j'ai entendu des pleurs tout à l'heure, et ça continue, là, tu n'entends pas toi, mais en cet instant même, il y a quelqu'un qui est en train de pleurer et je la reconnais, Aoi, c'est sa voix, c'est la voix de...


Aoi se retourne et à nouveau, son regard inquisiteur croise celui de Jui qui restait toujours en retrait, les bras croisés sur un cœur qu'il gardait hermétiquement fermé. Jui lit la détresse d'Aoi dans ses yeux et, non sans un soupir d'impatience, il adresse un signe de tête à son ami qui, alors, comprend. C'est juste un signal.
-Masahito, écoute-moi, supplie Aoi en approchant son visage du sien. Tu es brûlant, tu transpires, tu es malade, d'accord ? Viens avec moi, je vais te ramener chez toi, tu ne peux pas rester dans cet état, il faut que tu voies un médecin, mais avant cela, Maya, tiens, bois. Il suffit de t'entendre parler pour voir comme tu as la gorge sèche, tu sembles complètement déshydraté, je t'en supplie, il faut que tu boives.
   De son sac de cours Aoi a sorti une bouteille d'eau qu'il a tendue sous les yeux de Maya. Comme s'il se fût agi là d'un objet totalement insolite, Maya n'a pas pu détacher son regard terne de cette bouteille dont toute l'eau, avait-il l'impression, avait recouvert ses yeux.
-Bois, Masahito.

Il n'allait pas se faire prier une nouvelle fois. Masahito avait l'impression de sentir sa gorge s'arracher à chaque mot qu'il prononçait et derrière Aoi, il sentait le regard de Jui peser avec insistance sur lui, un regard qui l'accablait du poids d'une menace qu'il croyait sentir sous-latente. Alors, Masahito a saisi la bouteille d'eau et lorsqu'il en a bu le contenu d'une traite, il s'est senti si léger que même les larmes restées coincées à l'intérieur de sa gorge sont devenues trop lourdes pour lui.
 


-Joyama ?
C'est son nom qu'il a appelé mais lorsqu'il s'est retourné, Joyama a vu Uruha qui rivait ses yeux en direction de là où, derrière l'opaque couche de fumée, Gara devait se trouver, assis devant ce piano d'où s'échappait la mélodie enfiévrée et torturée qui semblait même être l'objet de fascination d'Uruha.
-Tu m'as appelé, Atsuaki.
-Oh, je suis désolé, Aoi, mais en réalité, tu avais l'air dans les nuages. L'espace d'un instant, j'ai cru que tu avais oublié ma présence.

Aoi a préféré ne pas répondre plutôt que d'avouer qu'en effet, la présence d'Uruha lui était sortie de l'esprit. Il l'avait oubliée si bien que lorsqu'il avait entendu la voix du garçon l'appeler, il avait sursauté car alors, il avait transposé sur cette voix le visage de Maya qui l'a terrifié. Le Maya de ses souvenirs qui avait semblé l'attendre, à la sortie du lycée, et avait appelé son nom dans ce ton de détresse.
-Non, a articulé Aoi en touillant sa paille dans son verre à moitié plein de bière, la gorge sèche. Je me disais juste, Gara, tu sais, si son esprit ressemble à sa musique, alors il doit être splendide et fou à la fois.
-Fou ? Alors, tu penses que la musique de Gara est folle ?
-Mais elle l'est, non ? Skeleton est fou, et sa musique n'est rien que la retranscription des fièvres de son esprit.
-Aoi, tu ne penses pas que ce que tu appelles un esprit fou, ce n'est en réalité rien qu'un esprit torturé ?
-Un esprit... torturé, tu dis.

Les yeux dans le vague, Aoi tenait son verre à mi-chemin entre la table et ses lèvres qu'il a gardées entrouvertes dans une expression de torpeur, tandis que ses yeux fixaient un vague indéfinissable, et peut-être que ce vague, a songé Uruha, était le vague du vague à l'âme.
-Mais oui, a renchéri Atsuaki. Parce que tu sais, ce n'est pas de la folie, ça, non, au contraire, un esprit torturé n'est que le résultat de la folie des autres, de la folie du monde qui nous entoure, et la musique de Gara, elle est ainsi, elle est comme ce qui se passe dans sa tête, tu vois. Dans la tête de Gara, j'ai l'impression d'y ressentir toujours un chaos intérieur, une dichotomie sans fin comme un écart qui se creuse de jour en jour un peu plus mais qui ne pourra jamais atteindre sa finalité. Et ce que je ressens en Gara, tu vois, c'est une immense bonté, un sens infini de l'observation et de l'empathie, et c'est pour cette raison que l'esprit de Gara se divise, comme constamment en guerre avec deux entités intérieures : son propre esprit et puis, l'esprit tout entier du monde qui l'entoure, un esprit de chaos, de violences, de bassesses et de cruautés, un esprit d'injustices et de haine, et c'est à ça que Gara ressemble, il ressemble à sa musique, ou plutôt c'est elle qui lui ressemble : la beauté d'être lui-même, et la folie d'un monde où tous, au nom d'un bonheur et d'une liberté dont ils ne connaissent pas même la signification, ont piétiné ceux des autres. Et c'est cela, Aoi... C'est la dissidence entre un homme qui veut et qui fait l'amour plutôt que la haine, la paix plutôt que la guerre, et un monde qui sous le masque de l'amour et de la paix répand sa haine et installe le chaos. Et c'est pour ça, Aoi, que Gara te semble fou et beau... C'est parce qu'il a eu le malheur de trop aimer le monde ; il subit et ressent la folie de celui-ci chaque jour comme il est dans son cœur.


Aoi ne disait rien, et bien que son regard était celui d'un adolescent dont l'esprit vagabondait déjà loin ailleurs, Uruha savait que son ami l'avait écouté attentivement, peut-être même avec plus d'attention qu'il n'en avait jamais prêté à ses paroles. Mais le cœur d'Atsuaki battait avec le rythme de la symphonie torturée et torturante du piano et, dans sa poitrine, il le sentait qui se resserrait à chaque battement comme si à chaque fois un peu plus, il se recroquevillait dans sa douleur. La douleur aiguë et irrémédiable de vivre, simplement.
-Mais toi, Uruha, comment est-ce que tu peux comprendre des choses pareilles ? La guerre intérieure... Celle entre celui que l'on est et le monde que l'on absorbe peut-être malgré nous... Comment est-ce que tu le sais ?
-Parce que moi aussi, je suis en guerre intérieure avec ce monde entier fou à lier.
 
 
Il y avait quelque chose de profondément tragique qui sonnait comme une irréversible fatalité dans ces paroles et pourtant, Uruha les avait prononcées sur le ton léger de la plaisanterie comme si au fond, il se moquait bien de tout ce qui pouvait être. Peut-être, a songé Aoi, qu'Uruha a appris à se déconnecter totalement de la réalité pour ne pas avoir à supporter cette masse de plomb sur ses épaules de verre. Seulement, comment était-il possible de se déconnecter d'un monde que l'on porte éternellement dans son cœur si ce n'est en se délestant de ce cœur-même ? Que Uruha se fût séparé de son propre cœur, Aoi ne pouvait le concevoir, pourtant la douleur de se dire qu'un cœur pur comme le sien devait supporter les souillures d'un monde qui ne lui ressemblait pas était peut-être pire encore. Si seulement, s'est dit Aoi, si seulement le monde pouvait ressembler à ces innocents qu'il a pris pour victimes au lieu de ne se faire que leur bourreau.
-Je n'ai pas choisi de contenir le monde entier dans mon cœur, Aoi. Je n'ai pas non plus choisi que le monde soit fou, et, à la fin, je n'ai pas choisi que le monde entier, pour moi, se résume à toi.

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