Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Vingt-cinquième

Juliet

-Bonjour, Sui.
Comme si le garçon était simplement endormi, Asagi a refermé derrière lui la porte avec une extrême précaution, avant de s'avancer en silence vers lui qui n'a montré aucune émotion. Tendresse et chagrin se mêlèrent dans le sourire d'Asagi qui, s'asseyant auprès du lit, saisit délicatement la main inerte du jeune homme pour y déposer un pudique baiser.
-Tu as la peau sèche, Sui. Est-ce que tu as froid ?
Pas de réponse. En face de lui Asagi remarque, sur le petit bureau, un feu d'artifices blanc donné par les roses éclatantes qui venaient sans doute d'être déposées.
-Yuki t'a apporté des fleurs, Sui. Tu ne veux pas ouvrir les yeux pour les voir ? Elles sont vraiment belles, tu sais.

Mais Sui semble indifférent aux fleurs. En réalité, Sui semble indifférent à tout ce et tous ceux qui l'entourent depuis qu'il dort. Après tout, si Sui a décidé de fermer les yeux, c'était sans doute pour prouver à quel point il était devenu indifférent à ce monde qui ne valait pour lui plus la peine d'y rester. Ou bien existait-il une chose que Sui désirait par-dessus tout et qu'il espérait encore secrètement voir sans pour autant y croire.
C'était sans doute cela, oui, la raison pour laquelle Sui gardait les yeux obstinément clos alors même qu'il ne prenait jamais la résolution de s'éteindre pour toujours. Parce que Sui était têtu, il était prêt à attendre et insister autant de temps qu'il le faudrait pour voir un jour son vœu s'exaucer. Mais dans le fond, il avait un peu arrêté d'y croire. C'est la raison pour laquelle ce jour-là, Sui avait versé des larmes sans même s'en rendre compte.
-Écoute-moi, l'oiseau, murmure Asagi non sans gravité. Il est grand temps que tu te réveilles. Déjà, parce que tout le monde en a marre de te voir dans cet état ; toi, tu inquiètes tes proches, tu les fais pleurer, et en plus de ça tu feins les ignorer. Admets que c'est un sacré manque de respect ! Et puis, Masahito, il est en cure de désintoxication, tu sais, mais oui, Masahito a sombré dans la drogue. Je dois dire que j'avais depuis longtemps soupçonné que quelque chose n'allait pas avec ce garçon, mais parce qu'Aiji s'est toujours évertué à le cacher, je n'ai su toute la vérité que dès lors qu'Aiji m'a appris qu'il partait. Maya est ton ami, Sui, et tu sais, je pense qu'il s'en sortirait bien mieux si seulement il pouvait te voir. Tu ne veux pas venir en aide à ton ami, dis ? Je suis sûr que tu accomplirais de grandes choses seulement si tu voulais bien ouvrir les yeux.


C'est bizarre, pense Asagi. C'est bizarre comme de par ce visage pâle, Sui semble fatigué mais en même temps, ça rassure un peu l'homme qui, ainsi, sent s'atténuer le sentiment que l'immuabilité possédait Sui et qu'à jamais le garçon demeurerait ainsi. Même si le garçon est inconscient, cette fatigue qu'Asagi croit lire sur son visage lui rappelle qu'il est bel et bien en vie et que même pour lui, le temps continue de s'écouler. Sui pourrait même demeurer cinquante années allongé sur ce lit sans ouvrir les yeux, ses traits se creuseraient, sa peau prendrait des rides et l'évolution ainsi continuerait, visible de l'extérieur, invisible mais pas moins active de l'intérieur.
Oui, sans doute que Sui pensait et ressentait au-delà de sa conscience endormie et que s'il ne se réveillait pas, c'est qu'il n'en avait pas encore le pouvoir. « Les gens ont tellement tendance à répéter que qui veut, peut, mais c'est culpabiliser ceux qui désirent de toutes leurs forces mais ne peuvent vraiment pas. Car c'est la vérité de dire qu'en réalité qui peut, veut. Et lorsque Sui aura le pouvoir de se réveiller, alors sans doute le voudra-t-il . »
Asagi s'accroche à ces pensées comme à la dernière bouée de secours au milieu de la mer. Et à cette bouée-là est aussi accroché Sui mais lui, plutôt que de lutter et s'inquiéter, se laisse flotter et dort, bercé par le balancement des vagues.
-Petit oiseau, que vas-tu faire de toi-même ? Tu n'arriveras plus à rien comme ça. Ne crois-tu pas qu'il est temps de prendre une franche et définitive décision ? Mais prends la bonne, surtout, dis. Bien sûr tu vas penser que j'essaie de te pousser à faire ce que tu ne veux pas et que je ne pense qu'à mon profit, mais il n'en reste pas moins que tout de même, que tu vives, ça paraît de loin la meilleure solution pour tout le monde. Y compris pour toi-même, petit oiseau.


Juste à temps, Asagi ravale ses larmes. « Juste à temps » ou comme si Sui aurait pu les voir. Il passe tendrement sa main dans la chevelure ensoleillée du garçon et Asagi se surprend à se demander comment est-ce qu'avec un soleil comme ça constamment au-dessus de sa tête, Sui peut arriver à dormir. Cette simple réflexion le fait rire et dans un élan de tendresse, il dépose ses lèvres sur sa poitrine, là où à travers le fin tissu blanc de la chemise de nuit, il peut sentir le cœur battre avec vigueur.
-C'est bien, petit oiseau, murmure Asagi. Tant que ton cœur bat, alors c'est que tu te bats aussi. Il bat moins vite que le cœur d'un oiseau néanmoins.

Il veut paraître fort et optimiste mais au fond de lui, nier que voir depuis tous ces mois semblables à l'éternité le garçon dans ce même état sans que rien ne change le blessait, cela lui est impossible. Asagi a mal et, il le sait bien, c'est l'une des premières raisons pour lesquelles il tient absolument à ce qu'il ne se réveille. L'une des premières seulement, parce que celle qui compte avant tout et sans doute que c'est dans la vie seule que Sui a des chances de devenir heureux.
-Bon, allez, petit idiot, cela suffit maintenant. À la fin, dis-moi ce que tu veux.

De tous temps, il a existé toutes sortes de silences. Des silences boudeurs, des silences honteux, des silences coupables, des silences effrayés, des silences coléreux, des silences vengeurs, des silences indifférents, des silences lassés, des silences amoureux, des silences timides, des silences embarrassés, des silences rêveurs, des silences chagrinés, des silences fascinés... Ils sont si nombreux mais ils ont tous un point commun ; celui de communiquer par l'éloquence du ressenti qu'il invoque mais celui de Sui, lui, ne veut plus rien dire comme il est continuel. Il n'est rien de plus qu'un silence que son état lui impose et qui ne résulte en rien d'un choix que de transmettre par ce moyen les sentiments qui l'habitent en ce moment-même. Son silence, à Sui, n'est rien que la fatalité et il n'exprime rien d'autre que le silence lui-même ; le néant.
-« Dis-moi ce que tu veux », répète Asagi le cœur lourd. Pardonne-moi, je crois que je me suis trompé de question, non ? Ce que je voulais te demander en réalité est qui est-ce que tu veux, petit oiseau.


Rien ni personne, semble dire le silence de Sui. Mais en réalité il n'exprime rien que ce refus d'entendre quoi que ce fût, refus que Sui avait déjà exprimé de par son geste ce jour où il s'est jeté de la fenêtre. Et parce qu'au monde entier Sui a voulu devenir aveugle et sourd, peut-être que la voix d'Asagi ne lui est jamais parvenue.
-Qui que tu veuilles voir, petit oiseau, tu ne pourras pas le voir tant que tu demeureras les yeux fermés, est-ce que tu comprends ? 


« Mais à quoi cela me sert-il d'ouvrir les yeux, si mon désir de le voir n'est pas partagé ? »
En réalité, ces mots n'ont existé que dans la tête d'Asagi pourtant, ils ont résonné avec une telle amplitude en lui que l'espace d'un instant, il a vraiment cru entendre la voix de Sui s'être enfin exprimée. Et c'est le cœur battant qu'Asagi s'est figé, les yeux rivés avec appréhension sur son visage, mais force fut de réaliser qu'il n'avait que rêvé avec trop d'ardeur.
N'empêche, a tristement songé Asagi, si ça se trouve, c'est vraiment ce qu'il est en train de penser sans pouvoir l'exprimer.
Il serre sa main sèche mais doucement tiède fort entre les siennes et puis se penche au-dessus de son visage, et malencontreusement les pointes des mèches noires d'Asagi effleurent ses joues pâles.
-Quoi que tu désires, qui que tu veuilles, Sui, je te l'amènerai. Je t'en fais la fidèle promesse, petit oiseau, alors maintenant, c'est à ton tour de me promettre que tu ne prendras pas la décision de partir pour toujours et que tu attendras jusqu'à ce que je ne tienne ma promesse, d'accord ? Maintenant, Sui, je vais partir.

Il se redresse et à regrets lâche cette main qu'il enfouit délicatement sous le drap. Le mois de juillet est arrivé, pourtant, dans cette pénombre constante que laissent les rideaux fermés et ce blanc hostile qui le ceint de toutes parts, Asagi a toujours peur que l'adolescent n'ait froid. Alors il le couvre jusqu'à hauteur de cette poitrine si sage qui respire avec bien trop de réserve et, alors qu'il le contemple éperdu dans un amalgame de douleur et de tendresse, un murmure échappe aux lèvres d'Asagi.
-Fais de beaux rêves, « Ageha ».

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Une odeur de vernis à bois régnait dans le bureau plongé dans la pénombre, à peine éclairé par un faible rayon de lumière filtrant à travers les rideaux poussiéreux. Fronçant le nez, répulsif à ce relent fluctuant qui lui brûlait les poumons, Masashi a couvert le bas de son visage, réprimant avec peine la toux qu'il sentait l'assaillir. La pièce était petite, étonnamment propre et bien rangée pour l'atmosphère désagréable qui y régnait, et deux de ses murs étaient ceints d'une bibliothèque qui regroupait des centaines de dossiers soigneusement classés par ordre alphabétique ainsi que des ouvrages si anciens qu'ils donnaient l'impression qu'ils tomberaient en poussière si l'on venait seulement à en effleurer la reliure.
Mais ce qu'avait remarqué en premier Masashi lorsque la porte lui fut ouverte, était que tout, du sol au plafond, n'était fait que de bois. Ça lui a fait une drôle d'impression lorsque, alors qu'il se trouvait dans un grand hall de marbre, il s'est subitement retrouvé confronté à un autre univers, intime mais aussi inquiétant. Cet endroit semblait renfermer tant de secrets que Masashi s'est demandé si même Dieu, à supposer qu'il existait, avait le pouvoir de tous les connaître. Après tout, lorsque l'on prétend l'omniscience, ce n'est peut-être que parce que l'on ne sait pas que l'on ne sait pas.
-Je ne peux pas croire que ce soit toi. Seigneur, est-ce que je suis en train de rêver ?
Il semblait à Masashi que le sourire inattendu que lui adressait son interlocuteur était la seule source de lumière digne de ce nom. Ça lui a fait un serrement étrange au cœur comme son malaise et un sentiment de nostalgie se sont mêlés dans sa poitrine. L'homme qui se tenait face à lui était grand, d'une silhouette délicatement dessinée par des muscles fins, mais qui semblaient plus dur que le marbre des escaliers que Masashi avait dû gravir pour arriver jusqu'à cette porte. Ses cheveux étaient d'un blond cendré -mais peut-être était-ce l'obscurité qui donnait cette impression -, coiffés en broussaille, tandis qu'il arborait deux yeux bleus scintillants de malice.
-Masashi, clama-t-il de sa voix lisse et profonde. Masashi ! Je ne rêve pas, c'est vraiment toi ! Yuki m'a tellement parlé de toi, Masashi, et tu es bien tel qu'il le décrivait, tu sembles être devenu si... sérieux.

Inconsciemment Masashi dut trahir dans son regard la colère que cette remarque lui inspira car alors, l'homme se mit à bafouiller des excuses avant d'inviter son camarade à entrer.
-Assieds-toi ici, je t'en prie, fit-il en désignant une lourde chaise de bois flambant neuve que Masashi avait déjà tirée.
L'homme s'empressa de venir s'installer en face de lui, ressentant l'impatience et l'énervement qui raidissait tout le corps de son visiteur comme si chaque nerf était tendu comme une corde raide sur le point de lâcher.
-Je crois que je me suis réjoui pour rien, lâcha platement son interlocuteur. Tu n'as pas l'air ravi de me voir.
-J'ai dû venir te voir à la place de Yuki que je n'ai pas su convaincre. J'ai mis longtemps à découvrir où est-ce que tu te trouvais, Okabe.

Le dénommé Okabe a froncé les sourcils. Bien qu'il avait senti qu'il ne se trouvait plus aucune trace d'amitié à son égard en Masashi, qu'il l'appelle par son prénom voulait dire pour lui qu'il n'y avait aucun retour en arrière à espérer.
-Satoru, a-t-il lâché malgré lui cependant. Même Yuki continue de m'appeler par mon prénom après toutes ces années écoulées depuis que nous avons quitté le lycée, ne peux-tu pas faire de même ?
-J'ai passé l'âge de cette familiarité bonne pour les gosses, trancha Masashi sans pitié. De plus, je n'ai aucune affection à avoir pour un sale type qui m'a ostensiblement trompé à l'époque du lycée et qui, en plus de cela, vit maintenant de son commerce illégal.
-Et pourtant quelque chose me dit que c'est pour bénéficier de mon commerce illégal que tu es venu jusqu'ici, je me trompe ?
-Je viens parce que j'ai besoin de ta complicité, Okabe.
Ces paroles pourtant déclarées avec tant de gravité eurent l'effet de faire éclater de rire l'homme sous le regard farouche de Masashi.
-Tous ceux qui viennent ici ont besoin de ma complicité ; c'est évident, non ?
-Regarde cela, Okabe.
Il a fait glisser dans sa direction une carte que Satoru saisit entre ses doigts avec la même précaution que s'il se fût agi dans parchemin antique.
-Dis-moi la vérité, Okabe ; cette carte est fausse, n'est-ce pas ?
-Qu'est-ce qui te fait affirmer ça ?
-Ne te moque pas de moi ; il y avait les mêmes erreurs sur la tienne à l'époque du lycée, lorsque tu n'es devenu plus qu'un voyou de bas étage. Tu t'en étais toi-même rendu compte, et évidemment, ce n'est pas passé inaperçu ce jour où tu t'es fait arrêter suite au vol à l'étalage dans cette épicerie de nuit, tu te souviens ?
-Il ne me plaît pas que tu ne te rappelles que de mes mauvais côtés ; nous avons passé de bons moments ensemble à cette époque, Yuki, toi et moi, tu ne trouves pas ?
-Cette carte est-elle fausse, oui ou non ?
Masashi ne laissait aucune place à la discussion. La colère qu'il gardait sous-latente ne se faisait que bien trop ressentir pour que son interlocuteur n'ose à nouveau détourner la conversation.
-Bien sûr qu'elle est fausse, se résigna Satoru dans un soupir. Tu n'avais pas besoin de moi pour le savoir, une simple recherche sur internet te l'aurait permis.
-Ce garçon est l'un de mes élèves, Satoru.
À ces mots, le visage de Satoru s'illumina d'un ravissement sans nom dont Masashi ignorait totalement l'étrange nature.
-Je ne le crois pas, alors tu le vois si souvent ? Dis-moi, Masashi, n'as-tu pas aussi trouvé ce garçon mignon la première fois que tu l'as vu ? Je dois dire que tu as de la chance d'être son professeur.
-« Aussi », s'enquit l'homme dont le regard noir se raviva d'un éclat de victoire. Alors, Satoru, c'est toi le faussaire que ce garçon est venu voir...
-Eh bien, pour tout te dire, je suis assez content de l'avoir eu comme client ; ce garçon était d'une arrogance qui ne pouvait que ravir mon goût insatiable du défi. Une gueule d'ange, mais une langue de serpent, ce petit, c'est la corruption en personne !
-Dis-moi son véritable nom, Satoru.

Silence. Il règne dans la pièce une atmosphère de danger sous-latent comme les deux hommes se dévisagent en chiens de faïence, chacun d'eux guettant la réaction de l'autre qu'il s'attend de voir attaquer le premier. Pour un peu, ils ressembleraient à deux enfants en train de jouer au jeu où perd celui qui baisse les yeux avant l'autre.
-Je suis désolé, finit par déclarer Satoru d'un ton étrangement sincère. Ce serait une grave faute professionnelle que de te le dire.
-Et ce serait une grave faute humaine que de me le refuser, répondit Masashi du tac-au-tac.
La lassitude semblait avoir gagné Satoru qui se mit à passer longuement ses mains sur son visage, enfermant derrière ses yeux clos les pensées qui chamboulaient son esprit.
-Masashi, je regrette sincèrement, mais qu'il soit ton élève ou non, il vaut mieux que tu fasses semblant de ne pas savoir que...
-Satoru, je ne compte pas porter préjudice à cet enfant. Tout ce que je veux, c'est essayer d'empêcher avant qu'il ne soit trop tard le mal qu'il s'apprête peut-être à accomplir !
 

Silence. Le soupir de Satoru semble résigné pourtant, le regard froid dont il accable alors Masashi fait comprendre à celui-ci que nul secret n'est destiné à s'échapper de ses lèvres. Sans un mot Satoru lui tend cette carte que Masashi se met à observer d'un air pensif.
-Pourquoi, Satoru... Comment est-ce qu'un professionnel rodé comme toi a pu commettre une telle erreur dans la fabrication d'une fausse pièce d'identité ?
-Je l'ai fait exprès.
-Comment ?
Une lueur de surprise a illuminé le regard terne de Masashi et en même temps, un fond d'espoir qui a fait battre son cœur. Était-ce parce qu'il l'avait appelé Satoru sans le vouloir que Satoru rivait sur lui ce regard complice serti de ce sourire enjôleur qui ne pouvait que lui rappeler l'adolescent espiègle qu'il avait connu jadis ? Ô oui, c'était bien une tendre malice qui animait Satoru en cet instant-même, pourtant, c'est avec une profonde gravité qu'il a déclaré :
-Lorsqu'il s'agit d'un mineur, je demande toujours la raison de cette fausse identité. Je n'accepte jamais de travailler pour un mineur dont je ne connais pas les intentions réelles ; je suis très fort pour faire dévoiler la vérité même aux plus malins et aux plus réticents en son genre. Et depuis le début, il se trouve que je n'étais pas d'accord avec les projets de ce petit.
 

Silence. À l'intérieur de son crâne, Masashi croit entendre le fracas de la dernière béquille qui tenait ses espoirs encore debout et venait subitement de s'écrouler.
-Et Satoru... Qu'est-ce qu'ils sont au juste, les projets de Teru ?

 
 
 
 
 
 
 

Il avait attendu assez longtemps pour savoir que Satoru ne répondrait pas. Pas une seule fois il n'avait montré la moindre faille, la moindre impatience, la moindre anxiété face au regard lourdement insistant de son camarade. Définitivement, Satoru avait scellé sa bouche et fermé son âme. C'est pour cette raison que Masashi n'a pas voulu insister, sachant la bataille perdue d'avance, et qu'il s'est relevé alors après avoir rangé précautionneusement la carte dans son portefeuille comme s'il se fût agi de celle d'un fils.
-Au revoir, Satoru. Je n'ai pas vraiment de chance, je me dis que si Yuki était venu te le demander, tu le lui aurais avoué. Seulement, Yuki aurait bien trop peur de porter atteinte à ce garçon pour avoir à l'accuser de quoi que ce soit.

Satoru s'est contenté de hocher silencieusement la tête, et il n'a pas fait mine de se relever au moment où Masashi s'est dirigé vers la sortie. Il l'a simplement suivi des yeux, ce Masashi qu'il reconnaissait sans le reconnaître, comme il était devenu cet homme grave mais honnête qui lui tournait le dos, et ce peut-être pour toujours.
-Si tu veux que je te dise son nom, Masashi, il te faudra revenir. Je te demande seulement de me donner une chance.
Satoru savait qu'il devrait s'en vouloir de sa faiblesse pourtant, quand il a vu se retourner Masashi au regard troublé, il n'a pas réussi à revenir sur ses paroles.
-Je suis désolé, Satoru. Mais je crois que mon cœur est demeuré bien trop petit pour y contenir plus d'une personne à la fois.


« Et comment tu vas faire en aimant un garçon en qui tu sembles n'avoir aucune confiance ? Toi qui jadis n'as pas supporté que je t'aie trahi, comment vivras-tu le fait d'avoir donné ton cœur à quelqu'un qui, je l'ai senti en le voyant, serait capable d'en faire de la chair à cannibale ? »


-Nakashima, a tremblé une voix dans l'atmosphère écrasante. Nakashima, c'est son nom, Masashi. Après tout, je ne pouvais pas te priver du nom de celui que tu aimes.

Une infinie reconnaissance s'est manifestée au fond des yeux humides de Masashi qui dut se retenir pour ne pas venir serrer dans ses bras l'homme qui le dévisageait avec tant de douleur, de ce regard qui semblait crier « je te demande pardon ».
-Je te remercie du fond du cœur de me l'avoir dit, Satoru. Même si la personne que j'aime n'est pas Teru.


Cela faisait une éternité peut-être que Aiji tenait dans ses bras le corps de Maya qui s'entrelaçait à lui. L'éternité, c'était peut-être l'impression que donnaient les Anges de par leur simple présence, comme si en allant quelque part ils emportaient inévitablement avec eux les qualités intrinsèques dont ils sont pourvus pour les partager à leur entourage. Et l'éternité était bien l'une de ces qualités que Aiji commençait à sentir peser sur sa conscience comme une chape de plomb. Il était tendre et chaud, il était calme et sage surtout, le corps de Maya qui n'avait pas bougé depuis qu'il le tenait contre lui, néanmoins il n'était sans doute pas le bienvenu aux yeux de la bienséance. C'est à regrets alors que, passant une subreptice caresse à travers la chevelure d'or emmêlée de Masahito, l'homme le repoussa délicatement, affrontant alors ses deux grands yeux bruns poignants de de chagrin et d'innocence.
-Ne pars pas encore Aiji, je t'en supplie.
L'homme a eu ce sourire de désolation qui semblait implorer honteusement pardon, tandis qu'il saisissait cette frimousse triste entre ses mains comme il l'eût fait d'un enfant à consoler.
-Mais l'on me virera à coups de pieds si je ne respecte pas les horaires de visites, Masahito. Et puis, je reviendrai dans deux jours, tu sais bien que je le fais toujours.
-Mais deux jours, c'est terriblement long quand on est seul, tu sais.
-Je t'en prie, ne joue pas les martyrs, soupira lourdement Aiji. Cela ne me fait pas plaisir de te savoir ici alors, si tu te lamentes dès que je viens, ça n'en sera que plus difficile pour moi, mais aussi pour tes amis, et surtout pour toi-même, tu comprends ?
-Mes amis qui ne viennent jamais me voir, bougonna Masahito. Il n'y a que Uruha qui soit venu ce jour-là pour me dire que... Enfin, tu sais, c'est Jui. C'est Jui qui a dilué de la drogue dans la bouteille d'alcool que Aoi m'a poussé à boire. C'est Jui aussi qui, après cela, a continué son manège de la même manière jusqu'à ce que, après avoir durant des semaines consommé des substances illicites sans que je n'en sache rien, je ressente des symptômes dont l'origine m'était totalement inconnue et que, faisant mine d'étudier ces symptômes comme s'il en ignorait la cause, Jui m'a fait savoir que le seul moyen qui pouvait apaiser mes maux était ce... cette pastille qu'il m'a tendue un jour et m'a incité à avaler pour que je « constate moi-même les effets que ça procure ».
-Je sais, Masahito, tu m'as déjà raconté tout ça mais... C'est bizarre, tu sais cela parce qu'Uruha te l'a raconté, après que Aoi lui-même le lui ait raconté, malgré tout, tes souvenirs liés à ces événements ne te remontent pas à la surface ?

La tête de Maya fait non mais son âme, elle, hésite. Depuis le début, lui qui avait eu connaissance de ce que l'on appelle les « drogues de l'oubli », avait envisagé qu'il pût s'agir d'un complot dont il eût été victime. Mais si Masahito n'a jamais cherché à connaître la vérité, c'est qu'en réalité il avait bien trop peur d'apprendre que l'on se fût servi de ce genre de substances pour abuser de lui. C'était quelque chose qu'il avait toujours considéré comme possible mais qu'il ne pouvait pas accepter, lui qui déjà avait été abusé par son professeur durant son enfance et en avait gardé dans sa mémoire des cicatrices qui, les jours de grisaille intérieure, l'élançaient à nouveau à un point tel qu'il avait l'impression de sentir des entailles se creuser dans son cerveau.
-J'ai été lâche, Aiji. J'ai été naïf, c'est vrai, mais j'ai surtout été lâche ; à présent je dois payer le prix de ma lâcheté. Malgré tout, je t'en supplie, laisse-moi être égoïste encore une fois ... je veux partir d'ici.

Ces mots eurent l'effet d'une onde de choc pour Shinji qui se redressa, s'éloignant du jeune homme comme s'il craignait d'attraper une folie contagieuse.
-Tu rigoles, n'est-ce pas ? fit-il tandis qu'il riait lui-même, nerveux.
-Shinji, l'implora Masahito non sans désarroi, je t'en prie écoute-moi, je sais que cela peut paraître étrange, mais depuis ce jour où Uruha est venu presque tout m'avouer, je ne ressens plus aucun besoin de consommer de la drogue sous quelque forme que ce soit, c'est vrai... Je te le jure, je n'en ai plus envie, ! C'est étrange mais j'ai comme l'impression que le fait d'avoir réalisé la cause de mon addiction et savoir que je ne suis pas coupable a coupé le fil qui m'attachait malgré moi à la drogue... Tu dois pouvoir les convaincre, toi, Aiji, je t'en prie, dis-leur comme je me morfonds ici et à quel point j'éprouve le besoin de respirer l'air extérieur, de défouler mon corps et mon esprit, de voir mes amis, d'entendre du bruit... J'ai envie de tant de choses dont je n'avais même jamais envie du temps où j'étais dépendant, Aiji !
-N'insiste plus, Masahito. Ce que tu dis est ridicule, tu dis cela sous le coup de l'euphorie mais réalise que ça n'a pas de sens ! L'on ne se débarrasse pas d'une addiction en si peu de temps. Et si en ce moment-même tu ne ressens pas les effets du manque, c'est que le traitement que l'on t'octroie fait son effet, seulement, crois bien que si tu venais à le stopper brutalement, alors tout recommencerait à zéro.
-Non ! Aiji, tu ne comprends pas ! J'ai toujours cru, alors que je ne me souvenais de rien, que si j'avais commencé la drogue c'est parce que une lourde charge émotionnelle et psychologique m'y avait entraîné dans l'espoir d'échapper à mon mal-être à coups d'illusions et d'extases éphémères, et pour cette raison, parce que j'ai toujours pensé que si j'arrêtais, cette souffrance intérieure m'accablerait de nouveau, je ne pouvais pas me résoudre à abandonner car alors, j'étais bien heureux d'avoir même oublié la raison qui m'avait fait sombrer dans ce cercle infernal ! Mais je sais, maintenant, Shinji ! Je sais que ce n'est pas moi qui l'ai voulu, je sais que malgré toutes les douleurs, les humiliations et les terreurs que j'ai dû subir et garder enfouies au fond de moi toute ma vie, jamais je n'aurais envisagé pareille échappatoire pour pallier à mes problèmes ! Aiji ; ce n'était pas moi ! Cette dépendance n'était pas la mienne, elle résultait du vœu d'une seule personne et cette personne n'est autre que Jui ! Bien sûr, au fil du temps la dépendance physique est survenue, car nul corps ne résiste à cela après que l'on ait consommé à plusieurs reprises toutes sortes de drogues, même à notre insu, mais la dépendance physique elle-même ne résulte que de l'emprise psychologique qui nous pousse à la consommation, seulement, Aiji, chez moi cette emprise psychologique n'a jamais existé ! Parce que j'étais ignorant quand j'ai commencé à en consommer ! Il n'existe pas de facteur psychologique chez moi, Aiji, il n'existe que les symptômes physiques qui sont une conséquence malheureusement inévitable, mais cela, ce n'est rien qu'un remous à la surface d'un océan dont les profondeurs sont calmes, ce n'est que la forme sans le fond, tout cela n'est que superficiel ! Je peux guérir, Aiji ! Il leur suffira de me donner le traitement adapté pour que le manque physique ne disparaisse et une fois que mon corps se sera débarrassé de cette dépendance, alors mon esprit de lui-même en sera totalement libéré ! Je n'ai pas besoin de drogue, Aiji, je n'en ai jamais eu besoin mais la différence à présent est que je le sais !
-Non, Masahito, non, trancha l'homme qui s'efforçait de devenir de plus en plus impitoyable face à l'insistance et l'assurance du jeune homme. Tout cela n'est que pure théorie, certes qui semble bien fondée, mais tu te rendras trop vite compte dans la pratique que rien ne sera aussi facile que tu veux te le faire croire. Une addiction est une addiction, quelle qu'en soit la cause réelle, connue ou non, et tu ne t'en débarrasseras pas comme ça ; car ce dont l'on se débarrasse avec autant de facilité, Masahito, ne réussit jamais à nous dominer l'espace même d'un instant.
-Alors, tu ne me fais pas confiance.


Que les paroles de Maya reflétaient simplement ses pensées, ou qu'il cherchait seulement à l'attendrir, Shinji ne le savait pas mais il a senti le doute le gagner à la vue de ce visage qui témoignait de tant de tristesse. S'il était responsable d'un tel désarroi, Aiji ne saurait se le pardonner pourtant, il ne pouvait pas si facilement accepter la requête du jeune homme tant la crainte du préjudice que cela pouvait lui porter était grande. Et pendant qu'il réfléchissait, Aiji voyait sa propre silhouette, pareille à une ombre tremblotante sur un mur dessinée grâce à la lumière vacillante d'une bougie, se refléter dans les yeux du jeune homme qui s'écarquillaient sur lui dans l'appréhension. Aiji échoua à soutenir plus longtemps ce regard qui semblait crier désespoir et famine.
-Est-ce que je peux te poser une question, Masahito ?
Sa curiosité sembla réjouir le garçon qui se vit brusquement animé d'un nouvel entrain et se redressa sur le lit, illuminant son visage d'un sourire ravi :
-Tout ce que tu voudras, Aiji, et tu verras que je sais parfaitement ce que je dis.
-Tu as dit tout à l'heure, Masahito, que tu ne ressentais plus rien depuis ce jour où Uruha est venu presque tout t'avouer, n'est-ce pas ?
-C'est la vérité, s'empressa d'appuyer le jeune homme avec ferveur, Aiji, je te jure que je ne ressens absolument plus le besoin de...
-Mais quand tu dis « presque tout », Maya, ça veut dire que tu sais qu'Uruha détient encore un secret que tu ignores.


Silence. Le garçon s'immobilise, œuvre d'art grandeur nature figée dans son expression de stupeur. Et d'inquiétude. Le regard de Shinji semble impitoyable et il pèse douloureusement sur la conscience de Maya qui sait que l'homme attend ardemment une réponse. Pourtant, cette réponse, Masahito craint de la donner car la question qu'elle soulève, et la réponse qu'elle garde sous-latente, il a bien plus peur encore d'en parler. Mais au fond de lui Maya sait que si Shinji sait lui paraître trop intimidant pour qu'il ne puisse résister, il est aussi une personne en qui il peut mettre toute sa confiance ; ou du moins peut-il lui en donner presque la totalité afin d'en préserver juste assez pour en avoir en lui-même.
-Masahito ?
-Mais c'est évident, Aiji ; ce qu'il faut savoir est qui se trouvait dans les vestiaires à ce moment-là et surtout, qu'est-ce qui s'y passait que Jui tenait absolument à ce que j'oublie.


-Je me suis toujours demandé pourquoi... est-ce que tu m'avais offert ce couteau, Jui. Celui que tu portais toujours sur toi comme un porte-bonheur.
La lame sur laquelle Terukichi s'amusait depuis de longues minutes à faire scintiller l'éclat du soleil filtrant à travers les volets semi-clos reflétait ses yeux soulignés de noir sur lesquels il n'avait pas cligné des paupières depuis une éternité. C'était du moins ce qu'il semblait à Jui qui regardait faire son cousin avec un mélange d'admiration et de peur. Ainsi allongé sur le lit, garder les yeux grand ouverts sans qu'ils ne semblassent en souffrir donnait à Terukichi un air de cadavre dont seuls les bras se mouvaient comme s'ils étaient animés d'une volonté indépendante du reste du corps mort.
-Moi, Jui, je n'aurais pas osé offrir un couteau à une personne que je dis aimer. Tu comprends, dans une arme, quoi que l'on puisse en dire, il y a toujours de la haine.
-Ce n'est seulement que ce couteau me rappelle à présent de mauvais souvenirs, Terukichi. Mais à toi, j'espère qu'il en rappellera de bons, j'espère... que je te suis une agréable pensée lorsque je ne suis pas là.

Teru reste figé, les bras tendus au bout desquels la lame connaît son heure de gloire, ainsi magnifiée par les reflets du soleil. Et brutalement il la lâche, le couteau dans un bruit mat s'écrase juste à côté de son visage stoïque.
-Tu es fou, Terukichi ! Tu aurais pu te crever un œil de cette manière !
-Moi, Jui, je ne réalise pas les moments où tu n'es pas là alors, je n'ai besoin de rien qui puisse me rappeler ta personne.
-Qu'est-ce que tu dis ?
À présent les bras croisés sur sa poitrine et ses yeux fixement ouverts sur le plafond sans ne refléter rien d'autre que du vide, Terukichi semble plus mort que jamais. Jui sent son cœur se serrer comme il s'approche craintivement de son cousin, oubliant même de respirer.
-Terukichi, tu es étrange, on dirait que...
-Tu es tout le temps là, Jui. Tout le temps. Tu ne peux pas comprendre ça ? Mais je suis pourtant sûr que tu comprends puisqu'être omniprésent pour tout le monde a toujours été ton but, je me trompe ? Tu es tout le temps là, toujours à venir me voir, toujours à hanter mon esprit, toujours à hanter mes rêves et aussi mes cauchemars, tu es là éparpillé en un nombre inconnu de photographies dans ma maison, tout cela parce que tu fais partie de ce que l'on appelle une famille, la mienne ; tu es là disséminé partout parce que c'est toi qui te dissémines dans la tête des personnes dont tu veux attirer l'attention, et je suis la première personne de laquelle tu souhaites cela, n'est-ce pas ? Tu es tout le temps là, ne me fais pas rire, et ce couteau que tu m'as donné un jour en est bien la preuve : tu veux que je le garde pour toujours penser à toi mais en même temps, cette arme sonne comme une menace, tu vois, comme si tu me faisais insidieusement savoir que si je venais à t'oublier alors, je devrais en payer le prix.

Il a enfin clos ses paupières et lorsqu'elles se rouvrirent, son regard avait totalement changé de nature comme si l'essence-même de la colère se concentrait en lui.
-Mais tu délires complètement, Terukichi, s'étrangle Jui qui n'arrive pas à comprendre. Il n'y aucune menace que je puisse faire, jamais à toi, pour t'obliger à quoi que ce soit. Terukichi, je veux juste que tu penses de temps en temps à moi parce que moi, à toi, j'y pense tout le temps, tu sais ? Malgré tout ce n'est que ton bonheur que je veux et si tu ne peux pas m'offrir ce dont j'ai toujours rêvé alors, qu'est-ce que je peux y faire ?
-Je n'en sais rien à vrai dire.

Silence. Lorsque la poitrine de Terukichi se gonfle au rythme de sa respiration lente et paisible, la lame atterrie de justesse à côté de son visage effleure la peau blanche de sa joue que Jui observe avec horreur.
-Mais, Jui, j'ai l'impression qu'il ne vaudrait jamais mieux que tu désires quoi que ce soit car sinon, je crois bien que tu serais capable des pires choses pour obtenir l'objet de ta convoitise.
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Qu'est-ce que tu veux dire ?
Yuki suivait nerveusement du regard Masashi qui tournait tout autour de lui d'un pas lent, comme si à chaque fois que son pied se posait sur le sol, il l'appuyait précautionneusement pour y laisser son empreinte gravée dans le carrelage. Ce manège désordonnait les pensées de Yuki qui n'osait pas seulement implorer l'homme de s'immobiliser enfin, afin que tous deux puissent discuter d'égal à égal sans qu'il n'ait à avoir l'impression que Masashi, dans son silence, dissimulait sa jubilation et criait victoire.
-Ce que je veux dire, Yuki, est que peut-être même les parents de Terukichi ignorent qui est vraiment leur fils.
-Ne te moque pas de moi, Masashi. Que ce garçon ait menti sur son nom, l'on dirait que ça te fait plaisir. Mais qu'est-ce que tu crois ? Au final, ses parents ne savent peut-être pas mieux que nous qui est Terukichi. Il est fort probable qu'ils ignorent que leur fils s'est construit une fausse identité et d'autant plus quel en est le but. Et d'ailleurs, son vrai nom, tu ne m'as toujours pas dit quel est-il.
-Comment pourrais-je te l'expliquer, Yuki ? interrogea Masashi en feignant se perdre dans ses pensées. Tu comprends, j'ai bien trop peur de heurter ta sensibilité si fragile. Vois-tu, je dirais que son véritable nom de famille est extrêmement proche de son nom de famille d'emprunt.
-Alors je réitère ma question, appuya Yuki dont le regard avait changé de nature pour devenir plus assuré en laissant même y transparaître une étincelle d'agressivité. Masashi, où veux-tu exactement en venir ?
-Je pourrais te le dire si seulement, je savais où Teru lui-même voulait en venir.
 

Yuki a réprimé son soulagement lorsqu'enfin, Masashi s'est immobilisé pour lui tenir face, l'air grave. Bien qu'il le regardait de haut comme lui-même était fixement installé contre son fauteuil, Yuki n'a ressenti cette fois aucune arrogance ni animosité de la part de celui qui fut jadis son meilleur ami.
-Depuis le début, c'était bien toi qui trouvais que le fait que Teru soit revenu deux années en arrière, alors qu'il aurait pu accéder à la plus prestigieuse université de Tokyo, dissimulait quelque chose de profondément étrange, ou je dirais même, inquiétant, non ? Tu n'as malgré tout jamais cherché à en savoir plus quant à ce phénomène fort singulier. Néanmoins, plutôt que de l'indifférence de ta part, j'ose augurer que tu as préféré te taire de peur d'attiser les foudres déjà menaçantes d'Asagi, n'est-ce pas ? Car après tout, je dois avouer qu'il ne m'étonnerait plus guère d'apprendre qu'Asagi sût quelque chose quant à cette étrange volonté de la part de Teru de revenir deux années en arrière, et l'on peut même supposer que si Asagi est au courant du réel niveau d'études scolaires de Terukichi, alors il est coupable pour l'avoir laissé retomber en deuxième année de lycée.
-L'on peut dans ce cas supposer que la corruption dut être facile pour Terukichi si tant est qu'il avait de l'argent à lui proposer, avança froidement Yuki.
-Parce que tu as déjà connu Asagi attaché aux valeurs matérielles ? riposta Masashi dans un élan de mépris. Non, non, rit-il. Tu ne le crois pas plus que moi. Il y a autre chose qui a poussé Asagi à accepter Terukichi dans son établissement en sachant qu'il agissait à l'encontre de la loi.
-Tu insinues que Terukichi aurait pu corrompre Asagi... en lui offrant son corps ?
-L'attachement aux relations purement sexuelles est tout aussi matériel que l'attachement à l'argent, Yuki. Et si jamais Asagi avait accepté un tel marché alors, cela voudrait dire que Teru ne l'aurait pas corrompu : Asagi aurait été déjà corrompu lui-même, dès le début. Non, à vrai dire, Yuki, je pensais à quelque chose.
-Et si tu arrêtais de tourner autour du pot pour m'exprimer clairement tes pensées, ne crois-tu pas que ça irait plus vite ? cracha Yuki que la nervosité poussait à l'impatience.
-Serait-ce donc toi le pot dans l'histoire ?

Yuki n'a pas répondu. Il a dû contenir sa colère face à l'homme debout devant lui qui jubilait, qui rayonnait, qui emplissait toute la pièce de sa présence comme s'il fût Dieu à l'intérieur de l'église qui le glorifiait, tandis qu'il n'était qu'un mystérieux insolent qui s'était présenté inopinément sur le seuil de la maison de Yuki dans le seul but de lui faire perdre la raison à coups d'énigmes et de regards insidieusement moqueurs.
-À la fin, Masashi, je n'arrive pas à savoir si tu es de mon côté ou du sien.
-Mais je me contenterai d'être du bon côté dès lors que j'aurai déterminé qui est réellement le bon côté, fit-il du tac-au-tac. Et pour l'instant, je dois t'avouer ignorer qui de toi, Terukichi ou Asagi, est le plus innocent. Si tant est qu'il existe au moins un seul innocent dans l'histoire...
-Je pourrais peut-être t'aider à trouver la réponse, Masashi. Nous pourrions la trouver en joignant nos deux forces si seulement, tu voulais bien m'avouer le nom véritable de Terukichi et si tu voulais bien me dire à quoi est-ce que tu pensais en m'assurant que ni l'argent, ni le corps de Terukichi n'auraient pu persuader Asagi d'accepter ce garçon tellement en avance sur son âge.
-J'ai seulement peur de te vexer si je venais à te le dire, Yuki.

C'était étrange. Le sourire de Masashi avait quelque chose de cruel pourtant, quand Yuki a baissé les yeux l'espace d'un battement de cœur pour les relever sur son interlocuteur, il ne restait sur son visage nulle trace de ce sourire, ni nulle trace de la moindre cruauté. En réalité, mais peut-être était-ce un rêve, Yuki avait l'impression de voir pour la première fois depuis si longtemps une sincère compassion dans le regard noir que l'homme lui portait.
-Ce que je pense, Yuki, est qu'il se pourrait bien que Terukichi et Asagi aient un point commun.


« Je suis désolé, semblait dire le triste sourire de Masashi, mais je ne t'en dirai pas plus. »

C'est au milieu du silence que Masashi s'est avancé vers Yuki et délicatement, vint saisir sa main pour y déposer ses lèvres. Yuki n'a su que faire quand ses yeux ont croisé ceux de son ami, si effrayants mais si douloureux, et que du fond de ces yeux là il crut sentir venir une vague de tendresse.
Ce baiser sur la main, c'était le baiser que tous trois, Masashi, Asagi et Yuki, avaient l'habitude de se donner pour se dire au revoir, dans ces temps si proches et pourtant si lointains qu'ils semblaient impossibles à rattraper même en courant de toutes ses forces sans discontinuer.
Yuki ne s'est pas même redressé lorsque Masashi lui a tourné le dos pour s'éloigner en direction de cette porte qu'il avait traversée un peu malgré lui.
-Au fait, Yuki, t'es-tu déjà rendu au domicile de Sui du temps où il était ton élève ?
La question a déstabilisé l'homme qui, sur le coup, s'est demandé si cette question n'en cachait pas en vérité une autre. Mais c'était avec une expression sage et infiniment patiente que Masashi dévisageait Yuki alors, il lui a répondu non sans hésitation.
-Je n'y suis jamais allé, Masashi, pas même lorsqu'il était absent plusieurs jours sans raison connue. Crois-tu que j'aurais dû ?

La vision du visage assombri par l'inquiétude de Yuki attendrit malgré lui Masashi dont les traits s'adoucirent comme son cœur se serrait.
-Ne t'inquiète pas, Yuki, articula lentement son ami. Peut-être que dans le fond, tu n'as pas été un si mauvais professeur. Ce que je voulais te dire, Yuki, est que si aujourd'hui tu te rendais chez Sui, alors peut-être ferais-tu d'une pierre deux coups.
Après que le silence total eut envahi la pièce, après que le chaos total eut rendu indistinctes ses pensées, Yuki a vraiment regretté que Masashi fût déjà parti.
 

« -Vous savez, faisait la voix de Teru dans la tête de Yuki, l'année dernière, mon meilleur ami s'est suicidé. »
 

Yuki a vu en image les cheveux couleur argent de Teru, ceux qu'il avait raconté porter en hommage à son meilleur ami qui avait la chevelure sertie de cette même couleur irréelle.
Mais en fait, s'est dit Yuki, cette couleur, ça rappelle juste la lumière encore rutilante dans le ciel des étoiles depuis déjà longtemps éteintes.

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