Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Vingt-Neuvième

Juliet

Deux mois plus tard.
 

-Alors, comme ça, tu as fait croire que tu étais coupable.
-Mais sans avoir voulu l'être, Asagi. J'ai inventé des circonstances atténuantes. Ne crois pas que je sois idiot, masochiste ou autre chose, ne crois pas que je préfère l'amour à la Justice, parce que c'est avec la Justice seule que l'amour véritable est possible ; alors, finir derrière les barreaux alors que je ne le méritais pas, malgré tout, je ne pouvais pas l'accepter.
-Seulement, tu ne pouvais pas accepter que Terukichi subisse ce sort non plus, n'est-ce pas ? C'est la raison pour laquelle tu as inventé cette histoire.
-Même en préférant la Justice à l'amour, je ne pouvais pas renier l'amour.
-Ne crains-tu pas l'avoir fait au détriment de la Justice ?
-Tu veux dire que, finir derrière les barreaux pour avoir tramé cette vengeance contre moi était ce que Terukichi méritait ?

Les yeux dans le vague, Asagi a semblé réfléchir un moment, avant de pousser un long soupir de lassitude, massant son visage dont la pâleur trahissait sa fatigue.
-Lorsque l'on pense avec sa raison, Yuki, ça semble effectivement plus logique. Mais étrangement, si j'y pense avec mon cœur, je ne peux pas concevoir que Terukichi puisse mériter la prison.
-Alors nous sommes d'accord.

Yuki a dirigé ses yeux vers l'horloge suspendue au mur. Il était plus de quatre heures du matin ; combien de temps cela faisait-il qu'ils discutaient, luttant contre le sommeil, luttant contre leurs angoisses ? Yuki avait peine encore à réaliser qu'il se trouvait en ce moment même chez Asagi. C'est que jamais il n'aurait pu imaginer y être à nouveau convié un jour.
-Néanmoins, ajouta Yuki après un instant de silence, tu es mal placé pour parler de Justice, Asagi. Toi... Si Teru ou moi avions décidé de raconter la vérité et rien qu'elle, crois-tu que tu t'en serais sorti indemne ? Tu es le complice de ce crime prémédité. Parce que tu voulais ma perte plus que tout au monde, parce que tu n'étais plus qu'obsédé par l'idée de venger Sui, toi, tu étais même prêt à sacrifier Terukichi pour arriver à tes fins. Dès le début, tu l'as accepté illégalement dans cette école dans le but de m'avoir. Dès le début, tu savais ce que Terukichi prévoyait puisque c'est lui qui est venu te voir en t'implorant de l'accepter dans son établissement. Il t'avait tout dit. Tout. Que s'il sacrifiait son temps à recommencer une année scolaire qu'il avait déjà passée il y a deux ans de cela, c'est parce qu'il devait trouver dans cette école l'homme dont il devrait se venger, celui qui avait causé la perte de son frère ! Terukichi était prêt à tout pour te soudoyer, il avait l'argent, Asagi, et il avait le chantage aussi mais toi, tu n'avais besoin ni de l'un ni de l'autre, parce que lorsque tu as compris que c'est moi dont Terukichi voulait se venger, tu as accueilli ce garçon les bras ouverts.
Tu ne pouvais pas espérer mieux, pas vrai ? Un innocent qui exécuterait à ta place ta vengeance, c'était l'idéal ! Qui devait se salir les mains ? Qui devait jouer le mauvais rôle en s'offrant à moi ? Qui risquait de devoir me céder son corps dans le but de me mettre en confiance ? Qui devait mettre sa vie en danger en prévoyant de se poignarder ? Ce n'était pas toi, Asagi ! Et tu as utilisé ce garçon comme une arme, mais en utilisant l'être humain comme un objet, Asagi, tu as prouvé n'être toi-même pas humain puisque tu crois que l'humain n'est que ça ; un objet que l'on peut utiliser à sa guise avant de le jeter !
-Alors, tu crois que c'est ainsi que je ressens les choses ?


Asagi semblait amer. Dans sa gorge sa pomme d'Adam faisait des allers-retours, guidée par la nervosité.
-C'est pourtant vrai, admit-il non sans regrets. J'ai accepté d'utiliser Terukichi tout en ayant pleine conscience des risques qu'il encourait.
Yuki avait mal au cœur. Il aurait voulu le haïr et le mépriser de tout son être pourtant, en observant Asagi, il n'arrivait qu'à ressentir de la compassion sans même savoir d'où est-ce qu'elle venait.
-Les risques que Sui encourait aussi, j'en avais pleine conscience.

Silence. Les deux hommes se dévisagent, Asagi a l'impression que Yuki veut dire quelque chose pourtant, celui dont il ne sait plus s'il doit le considérer comme un ami ou un danger se tait. En réalité, il attend peut-être qu'Asagi prononce les mots, ceux-là qu'il avait senti venir et qui s'étaient échappés dans le gouffre de l'omission.
-Maintenant, Yuki, dis-moi ce que tu comptes faire, articula Asagi d'une voix rauque.
-Je ne vais pas te dénoncer, Asagi. Je ne le ferai pas, mais c'est à Sui et à Terukichi que je pense en t'épargnant cela.
-Non, non, fait-il en secouant la tête avec fatigue, écoute... Je te parle justement de Terukichi. Tu ne comptes toujours pas le revoir ? Deux mois... Lui et toi ne vous êtes plus vus depuis deux mois.
-Bien sûr que nous nous voyons ; je suis malgré tout son professeur, je te rappelle.
-Tu sais très bien que lorsque je parle de vous voir, je ne pense pas à une relation si simple, soupira Asagi.
-Mais au final, je me demande si notre relation est déjà allée plus loin que cela.

Asagi lève un regard intrigué sur Yuki. Des regrets, des remords, de la rancune ou une parfaite indifférence, qu'est-ce qui se trouvait réellement au fond du cœur de Yuki ?
-Ce garçon me racontait tout, tu sais. Lorsqu'il venait dormir chez toi par exemple, je le savais ; c'est que ça faisait partie du plan pour se rapprocher de toi et t'attendrir. Alors, au final, proches, vous l'avez été d'une manière ou d'une autre, non ?
-Sauf que tu l'as dit, cela faisait partie du plan, Asagi. C'était un jeu, non ? Pour lui comme pour toi qui t'amusais à observer le spectacle depuis les coulisses, tout n'était qu'une superbe mise en scène. Alors, Asagi, si jamais par malheur j'ai déjà été proche de Teru, Teru, lui, a-t-il déjà été proche de moi ?
-« Par malheur »... répéta Asagi d'un air pensif. Mais, dis-moi Yuki, est-ce que tu le regrettes ?  
-Je ne sais pas vraiment, Asagi. Dans le fond, je n'ai jamais rien sincèrement attendu de la part de Terukichi.
-Qu'est-ce que tu veux dire par « rien attendu » ?
-Mais, rien, fit-il avec hésitation comme sa voix tremblait. Je suppose que ça veut dire que je n'attendais pas le moindre amour, ni la moindre affection, et pas même la moindre reconnaissance ? Je crois. Bien sûr, je mentirais en disant que je ne voulais pas que ces choses-là arrivent ; je les voulais au fond de moi, c'est évident, mais pourtant, y croire, ou même l'espérer, je crois que ça ne s'est jamais fait.
-Alors, pourquoi est-ce que tu faisais tout cela pour Terukichi si réellement, tu n'espérais rien obtenir en retour ?
-Parce que je voulais voir quelque chose.

Yuki avait peur. Comme s'il s'apprêtait à faire l'aveu d'un acte illégitime, et pourtant, il savait qu'il avait capté l'attention d'Asagi comme il ne l'avait jamais fait. Mais si cette attention était bienveillante ou non, Yuki ne le savait pas, et c'était ce doute qui faisait battre son cœur.
-Je voulais voir si je pouvais le rendre heureux, fit la voix étranglée de Yuki. Ou plutôt, je voulais voir s'il était capable d'être tout simplement heureux même sans son frère.
Au début, Yuki n'avait pas vraiment fait attention. Non pas qu'il ne s'était pas rendu compte de ses paroles, mais pour lui, l'évidence était telle qu'elle devait être évidence pour tout le monde. Même aux yeux d'Asagi. Même si Asagi n'était pas censé savoir. Alors, quand Asagi a su que Yuki savait, et lorsque Yuki a compris que face à Asagi, il venait sans le vouloir de se trahir, il a senti le monde s'écrouler sous ses pieds. C'est comme ça qu'il a eu conscience que depuis ces deux derniers mois, le monde avait bel et bien continué à exister.
-Yuki, tu viens de dire que tu voulais voir si Teru pouvait être heureux « même sans son frère » ?

 
-Bien, trancha Hiroki en plaquant ses mains sur ses cuisses. Dès cet automne, tu changeras de lycée.
Sa voix grave avait retenti comme une sentence fatale aux oreilles de Kisaki qui attrapa les mains de son père, l'implorant d'un regard larmoyant que Hiroki ne pouvait pas voir.
-Pourquoi est-ce que tu me fais ça, Papa ?
-Parce qu'il est hors de question que tu continues ta scolarité dans de telles conditions, rétorqua Hiroki sans pitié. Ces personnes, il est hors de question que tu les fréquentes plus longtemps. Ce garçon que tu prétends guéri de son addiction à la drogue mais qui finira par y retomber tôt ou tard, ce Directeur infâme et ce garçon démoniaque qui ont tramé ces plans tordus contre ton professeur, il est hors de question que tu restes avec eux.
-Papa, écoute-moi, gémit Kisaki que la nouvelle plongeait dans une détresse sans fond. Je ne veux pas partir de cette école, les gens n'y sont pas comme tu le penses...
-Il est arrivé bien trop de mauvaises choses dans cet établissement depuis quelques mois, Kisaki. Des accusations d'attouchements, de tentative de viol, une tentative de suicide, des persécutions et maintenant, un drogué, et de la corruption ? Le Directeur et un élève qui s'allient pour exercer une vengeance qui n'avait sans doute pas lieu d'être ?! Oh, non, Kisaki, savoir que tu as fréquenté des gens comme Terukichi, cela me rend malade.
-Tu ne connais pas Terukichi, Papa, comment peux-tu savoir qui il est ?
-Tu m'en as raconté bien assez sur ce garçon pour savoir qu'il est un danger incarné, trancha Hiroki. Et être allé jusqu'à feindre l'amour pour mieux avoir cet homme dans ses filets... Comment est-ce que tu as pu devenir ami avec un garçon pareil, Kisaki ?
-Papa, je ne pouvais pas connaître les intentions de Terukichi ! Tu ne peux pas me faire ça, moi, je n'ai rien fait de mal, et si tu penses que tout ce qui s'est passé jusqu'ici peut avoir quelque mauvaise influence sur moi alors, c'est que tu penses au fond de toi que je suis d'ores et déjà corrompu !
-Tu essaies de me faire du chantage, Kisaki ?
-C'est toi qui m'en fais ! Toutes les choses se sont arrangées, alors pourquoi est-ce que c'est maintenant que tu t'obstines à vouloir me faire quitter cette école ? Il y a quelques mois, lorsque Sui s'est jeté du haut de la fenêtre et qu'a éclaté le scandale à propos de Yuki, tu n'as pas songé une seule seconde à me faire changer d'établissement, pas vrai ? C'est pourtant à ce moment-là que tu aurais eu une raison légitime de t'inquiéter, alors, dis-moi pourquoi est-ce que c'est seulement maintenant, alors que tout va bien, que tu veux m'en faire partir ?
Gara, je t'en supplie, dis-lui quelque chose !
-Hiroki, je pense que ton fils a raison, concéda Gara qui, depuis le début, assistait à l'échange sans un mot.
-Ne te mêle pas de nos affaires familiales, toi !

Le regard empli de colère que planta sur lui Hiroki était si profond, si intimidant que, l'espace d'un instant, Gara s'est demandé si Hiroki n'était pas capable de le voir. Pourtant, ce sont bien deux yeux glacés par la cécité qui témoignaient de toute sa désapprobation.
-Je suis désolé, fit Gara qui ne semblait en rien désolé. Mais honnêtement, Hiroki, je pense que tu as tort.
-En quoi ai-je tort de vouloir protéger mon fils des risques qu'il encourt à fréquenter ce genre de personnes ? Pardonne-moi, Gara, mais j'ai du mal à comprendre !
-Mais il n'y a aucun risque que Kisaki encourt, tu ne crois pas ? Ce qu'ont fait le Directeur et Terukichi, en s'associant dans le but d'écraser cet homme dont ils croyaient avoir une raison légitime de se venger, je te l'accorde, est indigne. Mais, Hiroki... Terukichi a toujours été lui-même, et que nous sachions ou pas la vérité ne changera jamais rien quant à sa personnalité ; la personnalité d'un individu reste toujours la même, quoi qu'il arrive. La seule différence est qu'à présent, nous savons. Mais qu'est-ce que ça fait, dis ? Est-ce qu'une seule fois, Terukichi a attenté au bien-être de Kisaki ? Est-ce qu'une seule fois, il a voulu lui faire du mal ? Est-ce qu'une seule fois, Terukichi a essayé de faire du mal à une autre personne qu'à Yuki ?
-Bien sûr que non ! renchérit Kisaki, le cœur battant. Papa, tu dois me croire ! Terukichi n'a jamais fait de mal à personne, parce que Terukichi n'est pas le mal incarné ! Bien sûr, je ne peux pas approuver ce qu'il a fait à Yuki, et d'ailleurs, je ne le lui ai toujours pas pardonné pourtant, Papa, je sais que la seule chose qui a poussé Teru à agir ainsi était le désespoir. Tu comprends, Papa ? Depuis le début, ce n'était pas de la cruauté, c'était du désespoir ! Est-ce que tu peux imaginer un seul instant les sentiments et les pensées qui n'ont jamais dû cesser de traverser Terukichi depuis ce jour où il a su que son frère a voulu se donner la mort, et qu'il a cru que Yuki en était le coupable ? Réfléchis un instant ! Toi, Papa, qu'est-ce que tu ferais si tu apprenais qu'une personne m'avait fait du mal jusqu'à me pousser au suicide ?! Même si ce n'est pas vrai que Yuki a fait le moindre mal à Sui, Terukichi le croyait, et ne me dis pas qu'à sa place, tu n'aurais pas ressenti le désir d'infliger à cette personne tout le mal qu'il t'aurait infligé à toi à travers moi ! Parce que quand Sui se trouvait entre la vie et la mort, d'une certaine manière, Terukichi s'y est trouvé aussi ! Mais ça, Papa, tu es trop égoïste pour le comprendre !

Gara a eu peur. Instinctivement, il s'est redressé pour venir se planter devant Kisaki comme Hiroki s'approchait de lui, les traits tirés par la colère.
Mais l'homme n'a montré aucun signe de violence et, écartant du passage Gara dont il avait senti la présence, il a agrippé par les épaules Kisaki dont les yeux se mouillaient en silence.
-Toi, Kisaki, ne me mens pas ; tu ne veux rester dans cette école que parce que Yuki s'y trouve. Tu te moques du reste, pas vrai ?
-Hiroki, laisse-le.
Gara a voulu prendre dans ses bras Kisaki qui semblait sur le point de se briser, pourtant le jeune homme l'a repoussé et dans un élan de détresse agrippa brusquement Hiroki qui faillit en perdre l'équilibre.
-Mais toi, Papa, toi aussi, tu te moques du reste, pas vrai ?

Hiroki n'a pas répondu. Il avait l'impression, au son de la voix de Kisaki, de voir ce regard bleu clair qui hurlait toute sa détresse derrière ces larmes acides.
Des larmes qui naissaient depuis cette gorge étranglée qui avait peine à laisser passer sa voix.
-En réalité, tu sais que je suis amoureux de Yuki et après tout ce qui s'est passé, tu as juste peur que ma réputation ne soit défaite, pas vrai ? Tu n'ignores pas que malgré le fait que Yuki soit innocent, il circule encore beaucoup de rumeurs à son sujet, et sa réputation n'est plus ce qu'elle était encore il y a quelques mois à peine. Toi, Papa... tout ce qui t'intéresse, ce sont les apparences ?


Gara a considéré Hiroki, inquiet. Par-delà son silence et son regard mort, il demeurait cette lourde aura de chagrin qui semblait émaner de toute son âme pour venir se loger dans les cœurs alentours. Contrit, Gara s'est approché de Hiroki mais lorsqu'il a pris sa main, il n'a eu droit à aucune réaction. Juste, Hiroki était immobile, bras ballants, à regarder sans voir Kisaki qui le dévisageait comme si il n'arrivait plus à reconnaître la personne avec qui il parlait.
Avec cette pointe de déception en Kisaki que celui qu'il appelait « Papa » avait intuitivement ressentie.
-Ne t'inquiète plus alors, Papa. Tu peux bien penser que je suis volage, mais en cet instant même où j'ai besoin de me sentir compris, ce n'est pas Yuki que j'ai envie de voir.
Et en cet instant-même, peu importait la tristesse qui décomposait le visage de Hiroki, peu importait l'imploration tacite que lui lançait Gara, peu lui importait de les laisser seuls, l'un avec son chagrin, l'autre avec son malaise, après avoir lâché l'homme qui était sa seule famille ; Kisaki a tourné les talons et, peu de temps après, Hiroki a écouté le cœur serré une clé tourner dans la serrure.
 

-Ce n'est pas que ta présence me gêne, mais ce que je veux dire est que je comprends plutôt mal pourquoi est-ce que c'est moi que tu viens voir quand ces problèmes concernent plutôt Yuki. N'est-ce pas à lui que tu devrais confier tes inquiétudes ?
Il n'y avait sincèrement aucune impatience, aucun agacement de la part de Masashi. C'était même une compassion mêlée de tendresse qui se dégageait de ses paroles et de ses gestes alors, malgré les mots qu'il venait de prononcer, Kisaki n'a absolument pas regretté de se trouver en compagnie de son professeur.
Et même si Masashi pensait peut-être qu'il avait tort, Kisaki en est venu à se féliciter d'avoir eu le courage de venir jusque chez lui.
-C'est que, Monsieur, j'ai l'impression que Yuki n'a pas tellement envie de me voir.
-Qu'est-ce que tu racontes ? rit l'homme avec douceur. Il n'y a absolument aucune raison pour toi de croire ça.
-C'est que plutôt, j'ai l'impression qu'il a trop envie de voir Terukichi pour vouloir voir quelqu'un d'autre.

Masashi avait envie de rire. Kisaki ne comprenait pas très bien pourquoi et cette situation le mettait quelque peu mal à l'aise, mais que Masashi avait envie de rire, cela se voyait au coin de ses lèvres légèrement creusé et aux éclats espiègles dans ses yeux qui semblaient le rajeunir d'un seul coup.
-C'est mignon, tu sais. Tu as tort quand tu dis cela, bien sûr, même s'il est sans doute vrai que Yuki au fond voudrait voir Terukichi. Mais le fait que tu penses comme cela, ça prouve que tu es encore amoureux de lui.
-Et vous croyez vraiment que c'est mignon ? s'étonna Kisaki qui comprenait de moins en moins la logique de cet homme.
-Malgré tout ce qui s'est passé, que tu sois autant attaché à Yuki, je trouve simplement cela admirable, commenta Masashi dans un haussement d'épaules qui semblait vouloir dire que c'était une évidence.
-Alors, au final, je ne suis ni mignon, ni admirable, souffla tristement Kisaki.
-Mais, je viens de te dire que tu l'es, idiot.
-Dans l'hypothèse où j'étais toujours amoureux de Yuki.

Silence. Une ombre passe dans les yeux de Masashi et l'espace d'un instant, Kisaki a peur. Comme si malgré lui il venait de prononcer sa propre sentence, comme si, en faisant désaveu d'amour, il venait de faire un aveu de crime.
-Je suis désolé, a lâché Kisaki sur un ton d'imploration.
-Mais, pourquoi est-ce que tu l'es ?
-Je ne sais pas, moi, gémit l'adolescent. Vous aviez l'air déçu.
-En réalité, je suis juste surpris. Ton amour pour Yuki me semblait... indéfectible.
-Mais Yuki ne m'aimera jamais en retour, vous savez.
-Est-ce que la non-réciprocité d'un amour devrait empêcher celui-ci ?

Les yeux dans le vague, Kisaki a semblé réfléchir un instant. Les mains croisées sur ses genoux, il se balançait lentement d'avant en arrière de manière inconsciente, comme une berceuse corporelle.
-Non, finit-il par souffler. Bien sûr, ce n'est pas du tout une raison.
-Alors, tu as forcément une autre raison de ne plus être amoureux de Yuki.
-Vous raisonnez comme Teru qui clame que l'on aime sincèrement une personne avec sa raison et elle seule, tout comme c'est avec elle que l'on en déteste une autre.
-Oui, c'est assez triste de penser comme ça. Néanmoins, ça a quelque chose de rassurant.
-Vous pensez donc que j'ai choisi de ne plus aimer Yuki ?
-Tu l'as peut-être choisi inconsciemment.
-Et pourtant, vous vous trompez. Je n'ai pas choisi inconsciemment de ne plus aimer ; au contraire, j'ai choisi consciemment d'aimer plus encore.
-Tu viens de dire ne plus être amoureux de Yuki, et maintenant tu clames l'aimer bien plus encore ?
-Je n'ai pas dit que c'était lui que j'aimais encore plus.
Masashi souriait. Pourtant, Kisaki le sentait, son envie de rire avait totalement disparu et son sourire n'était là que pour dissimuler un malaise flagrant.
-Je me demande à quoi est-ce que vous pensez, Monsieur.
-Et moi, je me demande pourquoi est-ce que tu continues à m'appeler comme ça, renchérit Masashi sur un ton gentiment moqueur.
-Je ne peux pas perdre l'habitude de vous appeler ainsi, Monsieur. Si je venais à vous appeler par mégarde par votre prénom en classe, imaginez l'effet que cela ferait !
-Tout de même, je dois avouer que ça fait drôle.
-Bien sûr que c'est étrange, bougonna Kisaki. Je suis obligé de vous appeler Monsieur et pas autrement ; je n'ai guère le choix, vous savez.
-Non, je ne parlais pas de ça. Mais de Yuki. Me dire que tu n'es plus vraiment amoureux de lui, c'est drôle.
-Je ne vois vraiment pas en quoi.
-Il y a derrière toi tellement de choses que ta silhouette cache, Kisaki.
Sans savoir pourquoi, le garçon s'est mis à avoir froid. Peut-être parce que la voix de Masashi avait été si chaleureuse que le monde entier lui semblait brusquement glacé, à côté.
-Ton silence, Kisaki. Au final, tu as toujours été si silencieux quant à tes émotions.
-Pourquoi est-ce que vous me dites ça ?

Ça sonnait comme une plainte, un cri de détresse. Contrit, Masashi a observé ces deux grands yeux bleus brillants que Kisaki rivait sur lui avec imploration.
-Parce que, Kisaki, je suppose que tu as dû souffrir pendant tout ce temps où tout le monde, et même moi, son meilleur ami, avait rejeté son mépris sur Yuki. Alors que tu l'aimais si profondément et que tu voulais le soutenir, n'as-tu pas souffert de n'avoir rien pu faire ? N'as-tu pas eu peur qu'un jour, tout le mal que l'on lui voulait retombe sur lui et que tu le perdes définitivement ? N'as-tu pas souffert de n'avoir jamais pu clamer ton amour pour lui à quiconque et de prendre sa défense ? Et d'ailleurs, comment l'aurais-tu prise, sa défense ? Avec quels arguments, avec quelle preuve ? Dans le fond, Kisaki, n'as-tu pas passé des nuits sans sommeil à te demander avec angoisse si l'homme à qui tu consacrais ton cœur était réellement innocent ?

Kisaki s'est mis à renifler. Désolé, Masashi s'est penché pour venir passer sa main sur la joue humide du jeune homme.
-Ne t'es-tu pas posé toutes ces questions, Kisaki ? Ne t'es-tu pas demandé si un jour enfin, Yuki serait définitivement innocenté ? Ne t'es-tu pas demandé si un jour, tu pourrais enfin l'aimer librement sans cette peur qui te dévorait à chaque fois que tu te disais que, peut-être, tu aimais un criminel ? N'as-tu pas souffert de tous ces doutes envers Yuki et, par conséquent, envers toi-même, Kisaki ? Tu vois, je ne devrais pas avoir la prétention de l'affirmer et pourtant, je pense que tu te posais toutes ces questions malgré toi. Je suppose qu'au début, tu es tombé amoureux de Yuki parce que tu avais confiance en lui, mais après l'accident de Sui, tu en es venu à l'aimer aveuglément, « pour » avoir confiance en lui. Parce que tu voulais pouvoir avoir confiance en lui. Parce que tu ne voulais pas te dire que tu t'étais trompé, que tous tes rêves, tous tes espoirs auxquels Yuki était apparenté au final n'étaient rien que des illusions maintenues par le mensonge. Tu ne voulais pas te dire ça, Kisaki, alors tu voulais continuer à l'aimer pour lui faire confiance, continuer à lui faire confiance pour l'aimer, mais au final, parce qu'au fond de toi, tu doutais sans cesse et mourrais de peur, je ne peux pas m'empêcher de me dire que peut-être, c'est pour cette raison que petit à petit, tu as éloigné Yuki de ton cœur. Et malgré le fait que tu voulais être le seul qui le défendrait corps et âme si quelque chose lui arrivait, toi, Kisaki, pour te préserver, tu t'es dit qu'il valait mieux au final ne plus l'aimer. Parce que c'est l'indifférence et elle seule qui te sauverait si jamais un jour, tu venais à découvrir que Yuki n'était pas l'innocent en lequel tu avais voulu croire.

 
 
 
 
 

Kisaki ne savait pas quoi répondre à cela. Si Masashi avait tort ou raison, il ne le savait pas non plus. Consciemment, il n'avait jamais envisagé avoir pu s'éloigner sentimentalement de Yuki pour ne plus avoir à souffrir de ses affres, mais pourtant, en entendant Masashi avouer ses pensées avec autant de naturel, la véritable raison de son désamour l'a affublé de doutes.
Et dans le fond, quel égoïste était-il s'il était vrai qu'inconsciemment, Kisaki avait préféré sa propre sécurité à son amour pour Yuki qu'il avait sincèrement cru immuable ? Est-ce que quelqu'un qui privilégie la méfiance à la confiance avait le droit de se prétendre amoureux ? Ou bien...
-Fut un temps où tu ne savais plus vraiment qui Yuki était, Kisaki. C'est pour cette raison que, parce que tu avais l'impression de ne plus le connaître ou de ne l'avoir jamais connu, tu t'es peu à peu arrêté de l'aimer. Ce n'était pas de ta faute. Ce n'était pas de l'égoïsme. En fait, c'était un raisonnement inconscient que ton ami Terukichi approuverait sans doute ; ce que tu as fait, c'était juste logique. Est-ce que cela voulait dire que tu t'étais mis à détester Yuki ? Bien sûr que non. D'ailleurs, tu n'avais pas totalement cessé de l'aimer. Ce qui s'est passé est que tu as tout laissé en suspens dans l'espoir de voir un jour évoluer les choses, et s'il devait s'avérer un jour qu'au final, Yuki était bel et bien l'innocent en qui tu avais toujours cru alors, tu pourrais te remettre à l'aimer pour la même raison que celle qui t'avait fait l'aimer jadis : parce qu'il est un homme qui ne veut répandre autour de lui rien d'autre que le bien.


C'était étrange. Alors qu'il ne l'avait jamais même soupçonnée, peut-être trop lâche pour le faire, Kisaki avait l'impression d'entendre la vérité pure et simple. Comme si elle était vraiment l'évidence qu'elle semblait être aux yeux de Masashi. La vérité, oui, cela sonnait parfaitement comme tel, et pourtant...
-Alors, Masashi, si ce que vous dites est vrai comme ça en a l'air, pourquoi est-ce que même maintenant que je sais l'innocence parfaite de Yuki, est-ce que je n'arrive plus à l'aimer de ce même amour ?
-Eh bien, parce qu'il est survenu un Deus ex Machina auquel tu ne t'attendais pas vraiment, répondit Masashi avec la plus grande simplicité. Je veux dire... Il me semble que tu as toi-même donné la réponse tout à l'heure en disant que ce n'était pas Yuki que tu aimais plus qu'avant.
Pourquoi est-ce que Masashi voyait si clair en Kisaki, tandis que lui-même explorait ses profondeurs sans jamais n'y découvrir rien que des réponses absconses qui ne lui apportaient que plus de questions encore ?
Le visage décomposé, Kisaki rivait ses yeux bleus sur Masashi et pourtant, l'homme le savait, le garçon ne le voyait même pas. Il était perdu dans un vague à l'âme sur lequel lui seul pouvait se laisser flotter dans l'espoir de ne jamais sombrer.
-Alors, Masashi, finit par souffler Kisaki tout bas, finalement, je crois que je n'ai plus besoin de parler. Au final, ma silhouette ne cache pas tant de choses que ça, n'est-ce pas ?
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Tout de même, je me demande si je peux encore te faire confiance.
Il y avait un regret sincère dans la voix et les yeux de Kisaki lorsqu'il a déclaré ces mots à Terukichi. C'est pour cette raison que le garçon n'a pas pu se mettre en colère, ni même s'indigner de tels aveux. Parce qu'en ressentant toute la déception qu'il avait infligée à Kisaki, il ressentait aussi pour la première fois l'amitié que le jeune homme avait pu lui porter sans jamais le montrer.
-Tu ne me pardonneras pas d'avoir voulu descendre celui que tu aimes, Kisaki. Je le savais dès le début, et au final, crois bien que je m'en moque. Si j'avais craint la haine de quiconque, crois-tu que j'aurais été en mesure de mettre tous mes plans à exécution ?
-Il n'y a pas que ça, Terukichi. Ce pour quoi je t'en veux aussi est que, alors que je croyais naïvement que tu me considérais comme ton ami, tu ne m'as pas fait confiance. Si tu m'avais fait confiance, Terukichi, tu m'aurais confié dès le début tes intentions, la raison pour laquelle un élève si brillant comme toi avait tenu à intégrer une classe inférieure à son niveau.
-À qui aurais-je pu confier quoi que ce soit sans prendre le moindre risque, Kisaki ? Ne mens pas, tu m'en veux pour ne t'avoir rien dit, mais le fait incontestable est que si je t'avais parlé, jamais tu ne m'aurais laissé mener à bien mes projets. De plus, pourquoi à toi, dis ? Pourquoi l'aurais-je dit à toi mais jamais aux autres ?
-Mais, parce que moi, j'avais vu les traces de photos sur les murs de ta chambre.


Les deux adolescents se sont tus. Non pas qu'ils n'avaient plus rien à se dire ou que c'était là une forme de défiance, ou même un signe de réflexion ; non, s'ils se sont tus à ce moment-là, c'est qu'ils avaient entendu résonner à travers le couloir des bruits de pas lointains. L'enceinte de l'école n'était pas vide et en ce moment même, quelqu'un approchait. Il avait suffi aux deux adolescents de s'échanger un regard pour comprendre que chacun d'eux avait deviné. Reconnaissant la démarche légère et vive qui semblait glisser sur le sol, ils savaient qui était en train d'approcher. Est-ce qu'il les entendait ? Ils l'ignoraient mais dans le fond, ils étaient d'accord pour se dire que ça n'avait pas d'importance.
-Lorsque Sui avait murmuré le nom « Teru » alors même qu'il était dans le coma, nous nous sommes tous demandés qui était cette personne qu'il semblait appeler de manière désespérée. Tu as alors suggéré, sans sembler trop y croire pourtant, qu'il pouvait peut-être s'agir de ton meilleur ami décédé qui portait le même nom que toi. C'est bien ce que tu as dit, n'est-ce pas, Teru ? Que ton ami suicidé portait le même nom que toi et qu'ainsi, il n'était pas impossible qu'il se fût agi de la personne que Sui appelait, cette personne qui ne venait jamais le voir à l'hôpital - et pour cause, si cette personne était morte ! Mais, Terukichi, ton meilleur ami suicidé n'a jamais existé, car celui qui se cachait derrière l'identité d'un garçon portant le nom comme toi de « Terukichi » n'était en réalité que ton frère qui, certes, avait tenté de mettre fin à ses jours, mais n'était pas encore mort ! Dis-moi, Terukichi, dis-moi pourquoi ces fois-là où je suis venu chez toi, tu me faisais attendre sagement dehors avant de revenir me chercher ? Que faisais-tu pendant que je t'attendais, dis ? C'était toi, qui t'empressais de décrocher ces cadres-photo de tes murs pour les cacher avant de me laisser entrer, pas vrai ? Tu disais qu'il s'était agi de photographies de ton meilleur ami mais en réalité, c'étaient des photos de Sui que tu ne pouvais pas montrer pour ne pas te trahir, car alors personne ne devait savoir que Sui te connaissait, et encore moins que vous étiez frères ! Toi, Terukichi, lorsque Sui a appelé ton nom par-delà son profond sommeil, tu es même allé jusqu'à mentir en disant que ce meilleur ami qui n'a jamais existé portait le même nom que toi ! Pourquoi est-ce qu'à ce moment-là, tu n'as pas préféré m'avouer l'entière vérité ?! Pourquoi est-ce que tu préférais ne jamais aller voir Sui plutôt que de prendre le risque qu'un jour, l'un de nous te croise dans sa chambre d'hôpital ?
-J'ai dit que mon meilleur ami portait « le même nom que moi », n'est-ce pas ? Kisaki, je n'ai jamais dit que c'était le même prénom. Tu es le seul coupable à en avoir fait cette déduction.


Kisaki était pâle. Si pâle que Terukichi s'est demandé avec angoisse qu'est-ce qu'il ferait si son ami venait à s'effondrer inconscient sur le sol. Et les bruits de pas au loin avaient disparu, abandonnant seul Teru à ses inquiétudes. Où donc avaient bien pu fuir ces pas volatilisés comme par magie ?
-En disant qu'il portait le même nom que moi, je voulais dire qu'il portait le même nom de famille ; quoi de plus normal, pour un frère ?
-Teru...
-Au final, ça n'aurait rien changé. Que je te le dise, et tu aurais voulu me mettre le monde entier à dos. Tu aurais été prêt à n'importe quoi pour sauver Yuki. Mais dans le fond, ça n'aurait servi à rien ! Tu m'aurais causé des problèmes pendant un moment, tu aurais attiré la haine de tes amis sur moi mais au final, tu aurais perdu. Parce que quelles preuves tu avais quant à l'innocence de Yuki ? Aucune. Quant à moi, j'avais des preuves de sa culpabilité. Ou du moins, je croyais que la lettre que m'avait destinée Sui en prévision de son suicide en était une preuve indéniable. Et pour cette raison, j'étais le seul à pouvoir comprendre la nécessité réelle de détruire Yuki.


Kisaki ne répondait pas. Ses yeux étaient fixement rivés en face de lui, à l'endroit même où se trouvait Teru et pourtant, il a fallu un moment au garçon pour comprendre qu'il n'était pas la ligne de mire de son ami. Et c'est intrigué par l'inquiétude au fond des yeux de Kisaki que Terukichi s'est retourné, le cœur battant.
Finalement, ils s'étaient peut-être vraiment volatilisés, ces pas qui avaient retenti dans le couloir. Sinon, comment est-ce que Yuki aurait pu faire pour se trouver brusquement là sans le moindre bruit ?
Yuki en lequel Terukichi aurait préféré voir de l'agressivité plutôt que cette impassibilité qui laissait planer le doute quant à ses réels sentiments.
Avait-il seulement entendu depuis le début les paroles du garçon ?
-Yuki, je...
-Je me disais que ça ne pouvait plus durer comme ça, Terukichi. Ce silence que nous maintenons entre nous depuis deux mois, à présent, je voudrais que nous le brisions.

Sans plus rien dire, Yuki a saisi la main de Terukichi avec tant de délicatesse que le garçon, alors secrètement mort de peur, n'a pas même osé se défendre. Et c'est dans un dernier regard de détresse vers Kisaki que Teru a tourné les talons, guidé par la force bienveillante de Yuki.
 

 


-C'était scientifiquement faisable, a soufflé Teru du bout des lèvres. Ils auraient pu prélever sur tes mains des particules du tissu de mes gants et alors, en poussant l'enquête, ils auraient pu en arriver à la conclusion que c'est moi qui avais saisi tes mains pour planter dans ma poitrine le couteau que tu tenais.
-Et qu'ils découvrent ta culpabilité t'aurait coûté cher, Terukichi, trop cher pour ce que tu as fait. Tu sembles regretter de m'avoir écouté, mais prétendre que j'avais voulu te faire peur avec ce couteau pour mettre fin à tes avances, puis que par peur aussi bien que par révolte tu m'avais tenu tête et que suite à une lutte, je t'avais blessé par accident, n'était-ce pas ce qui était le mieux ? Terukichi, dis-moi quelle raison aurais-tu eue à avouer la vérité.
-Mais c'est normal, non ? Puisque c'est moi le criminel, pourquoi n'aurais-je pas dû y aller ? Yuki, ne fais pas l'erreur impardonnable que j'ai commise, ne fais pas passer tes sentiments avant la justice. Moi, depuis le début j'étais celui qui avait tort tandis que toi, tu as toujours été innocent. 
-Alors Terukichi, si tu regrettes sincèrement tes actes, mais seulement si c'est avec la plus profonde sincérité, alors, je t'autorise à te faire pardonner et pour cela, je t'accorderai tout le temps qu'il faudra, qu'importe que cela prenne des années.


Ces paroles, ça a désespéré Terukichi qui s'est mis à penser que, qu'importaient tous les bienfaits que l'on pouvait accomplir dans une vie, ils ne pouvaient jamais effacer les souvenirs et les douleurs du mal que l'on avait pu infliger. Il y avait en Terukichi les regrets de n'avoir pas écouté sa bonne conscience, et les remords d'avoir préféré spéculer avec la mauvaise, mais c'est malgré tout un regard empli de reconnaissance qu'il a levé vers Yuki. Un regard qu'il espérait assez expressif alors, car prononcer le mot « merci » lui était encore une tâche bien trop pénible.
Et peut-être que Yuki a vu cette reconnaissance, car il a détourné les yeux dans un lourd soupir.
-Ne crois pas que je t'ai pardonné, Terukichi. Je t'en veux encore et cela prendra sans doute des années avant que je ne te pardonne, cependant... même en y mettant toute ma volonté, je ne peux pas te détester.
-Ne pas me détester après le mal que je t'ai fait, Yuki, est-ce que tu réalises à quel point c'est irrationnel ?
-Mais ça ne l'est justement pas.


Terukichi avait peur. Tout en Yuki, sa voix, son regard, son aura, et même le bruit martelant de ses pas lorsqu'il s'est approché du garçon, tout cela semblait cacher une vérité qu'il sentait planer dans l'air comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête et qui pouvait à tout moment lâcher. Elle était là, la vérité, elle sortait de Yuki par chaque pore de sa peau, par chaque molécule d'air recrachée par son souffle, par chaque geste, chaque battement de cils, et Terukichi savait alors qu'allait venir une vérité que seul Yuki connaissait. Comme si dès le début, Teru n'avait pas été le seul à avoir des secrets.
-Toi qui es si intelligent, Terukichi, toi qui as su allier parfaitement la raison à l'intuition, tu n'as donc jamais deviné ?

Les mains de Yuki. Sur les joues de Terukichi elles étaient froides et pourtant, pour rien au monde il n'aurait voulu que ces mains ne se retirent de son visage. Car en même temps que ces mains semblaient le détenir et l'effrayaient, il avait aussi l'impression qu'elles étaient son seul réconfort.
-Deviné quoi, Yuki ? murmura le jeune homme en soutenant péniblement son regard grave.
-Tu n'avais qu'à deviner que, depuis le début, Asagi n'était pas ton seul complice.
 
 
C'est aussitôt Masashi qui est venu à l'esprit de Terukichi lorsqu'il a entendu ces mots. Après tout, qui d'autre que Masashi, celui qui avait découvert sa fausse carte d'identité et avait été le premier, même le seul, à soupçonner quelque chose, aurait pu être son complice par le silence ? C'était vrai, après tout : alors que Masashi semblait sans conteste se méfier de Terukichi et avait toutes les raisons de le surveiller, qui à part lui aurait pu soupçonner quoi que ce soit ? Depuis le début, Masashi était le seul à l'avoir accusé sans savoir quelles étaient ses intentions et malgré tout, Masashi n'avait jamais dénoncé sa fausse identité à quiconque.
Alors oui, il avait été logique qu'au début, ce fût à Masashi que Terukichi ne pensât en premier.
Et puis, subitement, sans savoir pourquoi ni comment, il a compris. Il a compris que lorsque Yuki disait « dès le début », il s'agissait réellement du début.
Peut-être même du premier jour où il était arrivé dans ce lycée. Et, le premier jour, Masashi était encore loin de soupçonner quoi que ce soit à l'égard de Terukichi. Alors...
-Lorsque je t'ai vu pour la première fois, Terukichi, je me suis souvenu de toi. Ou plutôt, je me suis souvenu de ce garçon dont Sui m'avait jadis déjà parlé. Un garçon qu'il considérait comme son meilleur ami et qui portait les cheveux argentés, exactement comme toi. Et toi qui me parlais d'un meilleur ami qui se serait donné la mort, Terukichi, toi qui portais comme nom de famille le surnom que l'on donnait à ton frère, Ageha, tu crois vraiment que jamais au grand jamais je ne me suis douté de quoi que ce soit ?

 
 
 
 
 
 
 
 
 

Il y en avait trop. Beaucoup trop. Tellement qui l'assaillaient à une vitesse telle qu'il n'avait jamais le temps d'identifier leurs visages, de leur donner un nom. Tous ces sentiments qui assaillirent Terukichi à ce moment-là, lorsqu'il comprit enfin, il ne pouvait ni les comprendre, ni les décrire. Est-ce que c'était de la surprise, de la reconnaissance, de la culpabilité, de la colère, des remords, du chagrin, de la honte, de la tendresse, de la solitude, de la joie, de la déréliction, ou de l'amour ? Qu'est-ce qui prédominait en Terukichi pour que subitement et malgré lui, des larmes viennent n'emplir ses yeux et ne laisser devant lui plus que la vision trouble et méconnaissable du visage de Yuki ?
Et Teru n'a rien pu faire qu'abandonner sa fierté, ravaler son orgueil et au final, se laisser aller à la faiblesse lorsqu'il a senti les bras de Yuki se resserrer autour de lui en une étreinte dans laquelle il se sentit fondre.
Pitoyable, lamentable, haïssable, c'est ainsi que se voyait Terukichi, lui dont les yeux ne voyaient plus rien, et pourtant, c'est bien cet être-là qui éveillait cette tendresse qu'il n'aurait jamais osé espérer obtenir tout en restant lui-même.
Parce que lui-même, ce n'était rien que ce gamin aussi fier que lâche.
-Dans le fond, je n'ai jamais su pourquoi est-ce que je le faisais, murmura Yuki au creux de son oreille. D'une certaine manière, je voulais me persuader que je le faisais pour le bien de nous deux. En acceptant cette relation avec toi tandis que je devinais chaque jour un peu mieux tes intentions, je me disais que je ne pourrais que te soulager si je te permettais d'exécuter ta vengeance. Parallèlement, je pensais que si je pouvais être puni de ce que j'avais fait, alors peut-être que je ne me sentirais plus coupable. Je pensais cela parfois, c'est du moins ce que je voulais croire de toutes mes forces, qu'il nous suffisait à tous deux de faire semblant et que lorsque tout aurait enfin éclaté, nous pourrions recommencer notre vie chacun de notre côté. Mais tu sais... Dans le fond, je crois aussi que je t'en voulais d'éprouver cette haine envers moi et de m'utiliser comme l'arme qui me mettrait à terre, et peut-être que pour cette raison, j'ai voulu que nous restions ensemble puisque je savais que rester avec moi, même si c'était pour te permettre d'assouvir ton désir, était aussi un sacrifice qui devait te faire souffrir, toi qui m'as toujours haï. Ainsi, Teru, je n'ai jamais su vraiment si ce que je faisais était pour notre bien ou notre mal à tous les deux, mais malgré tous ces doutes, tu sais, je n'ai jamais passé un seul jour sans me dire qu'il me fallait mettre un terme à ce manège. Mais pour une raison qui ne s'explique pas, je n'étais pas capable de le faire. Comme si, dès le début, en prenant tant au sérieux mon rôle du professeur amoureux de son élève, je n'ai même pas pu réaliser que c'était devenu bien plus qu'un rôle...


Et pourtant, Terukichi l'avait deviné, lui. Que le rôle de professeur amoureux que Yuki avait accepté de jouer pour permettre à Teru de mener à bien ses plans était bien plus qu'un rôle. D'ailleurs, que Yuki tombe amoureux de lui, n'était-ce pas son but ? Ça l'était bien sûr, puisque c'est l'amour de Yuki dont Teru comptait se servir pour en faire une arme qu'il retournerait contre lui. Depuis le début Terukichi avait voulu Yuki amoureux de lui pour que la souffrance de la trahison n'en soit que plus grande encore. Il avait voulu son amour et sa confiance pour lui faire connaître la haine et le désespoir, oui, exactement la même haine et le même désespoir que Terukichi n'avait jamais cessé de ressentir envers Yuki depuis ce jour où son frère n'appartenait plus au monde des vivants sans appartenir à celui des morts.
Alors, Terukichi savait bien sûr que Yuki était amoureux de lui, et cela, il en avait eu la preuve indéniable ce soir où, alors qu'il lui avait offert son corps, Yuki l'avait refusé. Parce qu'au fond de lui, Yuki avait ressenti que Teru se sacrifiait. Et Teru savait que Yuki avait été incapable de profiter de ce jeune homme qu'il savait simplement résigné. Ce soir où Terukichi a compris que Yuki était bel et bien tombé amoureux de lui, et qu'importait qu'il l'ait dénié alors, il avait intérieurement crié victoire. Enfin, il avait attrapé dans ses filets l'objet de sa vengeance.
Alors, Terukichi avait été heureux de sa victoire imminente.
Ou du moins aurait-il dû l'être.

Mais alors qu'à présent, Terukichi versait des sanglots libérés au creux des bras de Yuki, il se demandait si dans le fond, ce n'est pas aussi parce qu'il avait su l'amour de Yuki sincère qu'il n'avait pas pu s'empêcher de venir se dénoncer.
C'est parce que l'amour de Yuki était sincère, encore une fois, que Terukichi avait été protégé de lui-même.
-Je suis désolé, Yuki. Pour avoir feint chacun de mes sentiments alors que je n'étais rien plus que de la haine, je te demande pardon.
-Mais tu ne faisais pas toujours semblant, Terukichi, pas vrai ? Lorsque devant moi, tu versais des larmes dans le but de m'attendrir, je ne crois pas que tu faisais réellement semblant. Parce que dans le fond, il me semble qu'il te suffisait de penser à ton frère pour pleurer.
 

Terukichi a reniflé et délicatement, s'est libéré de l'étreinte dans laquelle il s'était laissé enfermer. Posant ses paumes à plat sur la poitrine de Yuki à travers laquelle il pouvait sentir battre son cœur, Terukichi l'a dévisagé, les yeux scintillants, et à travers ce regard c'est comme s'il essayait de lui communiquer ce que son âme était incapable de mettre en mots.
-Alors, Yuki, malgré le fait que tu te doutais de mes réelles intentions, tu ne m'as jamais haï ?
-Tu devrais le savoir pourtant, Terukichi, murmurait l'homme dont la voix trahissait l'émotion. Nourrir de la haine durant tout ce temps... Je n'aurais jamais pu être heureux ainsi, Teru. Tout comme heureux, tu ne l'as pas été en ces temps où la vengeance était tout ce que tu avais.

Terukichi réalisa alors à quel point ces lèvres qui prononçaient ces mots avec tant de tendresse étaient proches. Si proches qu'il aurait suffi au garçon de se mettre subrepticement sur la pointe des pieds pour y déposer l'ombre d'un baiser. Mais à l'envie Teru préféra la pudeur, et c'était déjà beaucoup que de pouvoir observer de si près ce visage sans colère tandis qu'après ce qu'il avait fait, Terukichi n'aurait jamais imaginé pouvoir approcher Yuki aussi simplement qu'il le faisait auparavant, guidé par la hain et elle seule.
-Yuki, est-ce que tu es certain d'avoir fait le bon choix en me disant tout cela ?
-Puisque tu es le premier à te connaître, tu devrais être le premier à le savoir, Terukichi.


Et puis c'était tout. Peut-être que dans le fond, Yuki aurait voulu lui dire des milliers de choses encore, peut-être que dans sa tête se bousculaient les pensées par milliers mais que dans cette bataille, elles étaient tuées sans avoir eu le temps de s'exprimer. Sans rien dire Yuki s'est avancé vers la porte du bureau dans lequel ils étaient enfermés et lorsqu'il a quitté la pièce, Teru s'est rendu sur le seuil pour regarder avec ce curieux mélange de soulagement et de déception la silhouette de Yuki s'éloigner dans le couloir.
Mais alors qu'elle était déjà arrivée au bout de son chemin, cette silhouette s'est retournée et de là où il était, les yeux de Yuki avaient pu trahir les larmes irrépressibles de Teru.
-Je t'en supplie, implora le jeune homme d'une si petite voix qu'il pensait n'être pas entendu. Ne te retourne pas sur moi, je ne suis pas capable de te faire face à nouveau...
-En me demandant de ne pas me retourner sur toi, c'est comme si tu me demandais de ne pas regarder tes erreurs passées, hein...

Alors, Yuki avait pu l'entendre, Teru qui avait parlé si bas qu'il s'était demandé si sa propre voix n'avait pas été une illusion. Il avait pu l'entendre, ou peut-être en réalité avait-il lu sur ses lèvres ces mots qui avouaient la honte de Teru tout en la ravivant plus encore.
Et c'était vrai, dans le fond. Une fois encore, c'est Yuki qui avait raison. Si Terukichi ne voulait pas que l'homme se retourne sur lui, c'est qu'il ne voulait pas qu'il continue à se rappeler toujours les erreurs qu'il avait commises.
Plaquant sa main sur ses lèvres, Teru a réprimé un sanglot.
-Je pourrais pourtant me contenter de te regarder de près sans avoir à me retourner sur toi et tes erreurs, comme si je t'avais laissé loin derrière, si seulement tu marchais à côté de moi, Teru.


Il n'en avait fallu pas plus à Teru pour comprendre. Même la main que Yuki a tendue au loin à ce moment-là semblait inutile. Dès le début, n'était-il pas évident que marcher côte à côte avec lui, c'était tout ce que Yuki avait seulement désiré ?
Alors, quand Terukichi est enfin arrivé à hauteur de Yuki, il n'a pas pu s'empêcher de venir se lover contre lui. De toute façon, s'en empêcher, Teru ne l'avait même pas voulu.

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