Noël à Mourmansk
yaroslavna
Le feu de la bougie scintillait tristement dans la pénombre. Dans une petite chaumière calme, j'étais seul avec Yaroslav, ce barbu maussade que je considérais comme mon père. Je buvais du thé chaud (une boîte en aluminium me servait de tasse) et lui, il avait sa pipe à la bouche et sa canne posée juste à côté. Ces derniers temps, il était devenu plus nerveux, car il devait sacrifier le tabac sur l'autel des économies. J'aimais le courage de mon vieux Yaroslav. Il m'aidait à supporter notre misère quotidienne.
Parfois, j'avais envie de me projeter dans la forêt grisâtre qui nous entourait, de marcher sur les routes enneigées et désertes, malgré l'interdiction de Yaroslav, même en sachant que je ne rencontrerais personne sur mon chemin, à part quelques lièvres bizarres. Il m'arrivait de regarder les photos que mon père gardait précieusement dans son coffre: je le voyais dans sa fleur d'âge (et sans sa canne) avec ses amis chimistes, il se réjouissait, puis, j'observais avec curiosité Moscou avec sa grandiose Place Rouge, Prague agitée, Marseille et son Vieux Port charmant, toutes à l'apogée du progrès technique... la peste de l'humanité selon Yaroslav. Je lui demandais pourquoi nous étions ici, je le tirais par la manche quand il demeurait silencieux, mais malgré tous mes efforts il ne me révélait pas ce qu'il cachait. J'étais encore enfant, hélas. Quinze ans, c'est l'âge enfantin. L'âge où on est en pleine crise d'adolescence.
La pleine lune éclaira la table sobre où nous étions assis. Yaroslav, ému sans raison, jeta un coup d'œil sur moi et me demanda:
« Tu vas te coucher, minot? »
Je ressentis comme un coup de foudre dans les profondeurs de mon âme, le temps était venu. Je devais absolument lui poser la fameuse question à nouveau. Je ne savais pas ce qui m'avait poussé à le dire, probablement la mélancolie qu'éprouvait Yaroslav, le seul sentiment qu'il avait montré de toute la soirée. Si je ne l'apprenais pas, je ne dormirais pas cette nuit.
« Je... je voulais juste savoir... Au fait, pourquoi nous sommes là? Qu'est-ce qui s'est passé avant ma naissance? »
Yaroslav détourna le regard, c'est vrai qu'il portait un lourd fardeau sur ses épaules. Les expressions de son visage, ses gestes voulaient dire qu'il n'allait pas répondre par un simple: « Tu es encore trop jeune pour le savoir. » L'histoire qu'il devait raconter n'était sûrement pas facile à accepter, vu qu'il avait mis longtemps avant de dévoiler le côté le plus sombre de son passé. Yaroslav mordit sa lèvre inférieure et soupira, un lourd silence s'installa dans la conversation.
« Je savais que tu allais me poser cette question, Vojta. Je pense que je dois te raconter la vérité avant que tu ne la découvres par toi-même. »
Cette phrase annonçait que la suite du récit allait me choquer, mais mon envie d'en savoir plus était plus forte que la peur.
« Tu sais qu'il y avait la guerre?
— Bien sûr! m'exclamai-je. Tu me l'as dit une fois, sans me détailler les événements.
— Cette histoire a un début, comme toutes les autres. Nous étions en 2017, et j'étais jeune comme toi. J'habitais dans une petite ville près de Tver. Je sentais que ce que j'appelais ma patrie me dégoûtait et...
— Pourquoi? Toi-même, tu disais qu'il faut être patriote, et maintenant tu me dis ça! »
Yaroslav baissa la tête en tapotant un rythme avec ses doigts sur la table, il mit quelques minutes avant de me répliquer:
« Il faut être patriote quand ta patrie ne sème que des bons sentiments dans ton cœur, ce qui n'était pas le cas pour moi. Je n'acceptais pas ce qu'elle était devenue avec ce dictateur Poutine... La délinquance, la corruption et la misère régnaient dans les rues, mais le peuple ne le voyait pas. Le soi-disant « président » gouvernait avec l'Église orthodoxe, on aurait pensé qu'on était revenu cent ans en arrière, dans l'Empire russe avec le tsar. Mon prof de chimie m'a dit une fois: « Si tu veux survivre, va-t'en de là. » J'ai suivi son conseil et je me suis installé en Prague, en Tchéquie, pour devenir ingénieur chimiste.
Ma vie me semblait tranquille jusqu'à la fin de mes études. J'ai obtenu mon poste et la nationalité tchèque, et je sentais que quelque chose d'étrange allait se passer. Avec de nouveaux attentats, je ressentais comme une sorte de tension dans l'air. Les attaques terroristes se multipliaient, et c'est seulement en lisant des journaux que j'ai compris pourquoi: les militaires russes, en espérant éliminer les terroristes, ont attaqué la population innocente des pays du Moyen-Orient, et comme pour la venger, les individus en colère faisaient la même chose avec la population européenne, malgré le renforcement de la police et de l'armée. L'Union européenne a fait un ultimatum: soit la Russie arrête les actions militaires, soit les dirigeants européens lui déclarent la guerre.
Je n'ai jamais compris la bêtise de Poutine, mais il a préféré montrer sa force, et non son indulgence. En 2024, l'OTAN et la Russie ont commencé les attaques militaires. Je savais que la guerre allait toucher la Tchéquie, mais de façon indirecte: une terrible crise économique a ravagé le pays seulement en quelques mois. Tous les ingénieurs du pays ont été obligés de fabriquer les armes, y compris moi. On m'a proposé de créer une nouvelle arme chimique pour un salaire fascinant, mais j'ai opté pour la défense de mes principes. J'ai émigré alors en Ukraine pour fuir les persécutions, je me faisais passer pour un Tchèque (à cette époque-là, les Ukrainiens haïssaient les Russes). Je travaillais dans une petite entreprise et gagnais un salaire misérable, mais ça me suffisait largement.
En 2030, une bombe atomique a rasé la ville de Moscou, et la Russie a signé l'armistice, car les dommages ont été trop importants. Tous les membres de ma petite famille ont été tués d'un seul coup... Le peuple remettait en cause la politique de Poutine et de son parti, vivant dans une terrible misère, mais beaucoup étaient sous sa doctrine. Une guerre civile entre les Poutinistes et les Aigles (les résistants) a éclaté quelques semaines plus tard. Je croyais alors que rien ne me révoltait autant que ma passivité. Je suis revenu en Russie, cette fois-ci pour combattre. Mes quelques amis Tchèques et Ukrainiens qui avaient de la famille dans mon pays m'ont suivi.
Ma patrie m'a profondément marqué quand j'ai mis mon pied sur son sol. Tout était vide et ruiné: les chemins de fer démantelés, les villes en cendres, les populations errantes, les forêts ravagées. Le temps semblait s'arrêter... C'est à ce moment-là que j'ai compris que j'avais tout perdu. L'espoir s'efface lorsque tu n'as plus rien qui peut te maintenir dans ce monde frénétique. Je ne ressentais plus le dégoût, mais plutôt de la pitié noire pour mes camarades, pour ma famille qui a connu le trépas, pour moi...
Nous, les Aigles, nous pensions alors que nous étions purs, que nos idées étaient la quintessence de la bonté. Personne ne nous manipulait, au contraire des Poutinistes. Le gouvernement allemand nous finançait pendant toute la guerre. Je pense que c'est à cette époque que je suis devenu un vrai homme. J'ai appris l'art de manier les armes, de défendre les plus faibles. Je me souviens clairement de l'épisode où mon amie Věra, alors enceinte, est sortie lors d'une attaque de Poutinistes, et où j'ai reçu une balle dans le genou pour la protéger. Malgré toutes les mesures de précaution, ils arrivaient quand même à nous repérer.
J'ai vite réalisé pourquoi, mais c'était trop tard. Un Poutiniste, qui se nommait Makar, s'est infiltré dans notre petit groupe de partisans, a fondé des relations en toute confiance... pour nous trahir après. Je voyais ça dans son regard rusé, sombre, mais je n'osais pas le communiquer aux autres... Je m'en veux pour mon inactivité. À Rostov-sur-le-Don, où était notre base, sont arrivés les militaires à cinq heures du matin. Moi et Věra, qui dormions dans le grenier, n'étions pas repérés. Les Poutinistes ont alignés tous les Aigles pour les fusiller... Marquant le terme de notre combat aux côtés de la Justice.
Věra, qui avait sa cousine résistante à Mourmansk, m'a proposé de la rejoindre. Mon amie venait d'avoir un bébé. Nous avons fait des faux passeports avec l'aide de son père et nous sommes partis en train pour le Nord de la grande Russie. Ces deux jours et demi passés en route, nous avons joué aux cartes et ri, malgré toutes les épreuves que nous avions traversées. Que de doux souvenirs... Je pensais que la situation allait s'arranger, mais lorsque nous sommes descendus du train, la milice Poutiniste nous a mis en examen pour retrouver les Aigles. Věra le sentait. Elle m'a confié son enfant, et avant d'être arrêtée, elle m'a demandé, la voix pleine d'espoir: « Prends soin de mon garçon, je reviendrai bientôt. » J'ai essayé alors de la convaincre de partir avec moi. En vain. Věra m'a expliqué que si nous partions tous les deux, les Poutinistes iraient sûrement suivre nos traces. Il fallait que l'un de nous mourût. Elle voulait apparemment se sacrifier pour nous, pour les résistants, pour sa deuxième patrie, pour l'avenir de la nation inexistant. Elle avait du courage et de l'espoir, même au moment où elle a été déportée. C'est comme ça, qu'en 2032 nous nous sommes retrouvés ici, Vojta, dans la chaumière de ta tente, qui est décédée après la voyage en Moscou radioactive...
J'espère encore que ta mère revienne... J'ai toujours sa photo sur moi. Tous les soirs je sors, en regardant loin devant et en guettant son retour, même après quinze ans passés... »
***
C'est ainsi que je regardais cette jeune femme prise en photo par Yaroslav. Entre-temps, il déchirait son passeport russe en laissant couler ses larmes... pour la première fois. Il ne croyait plus en rien... et cependant, son espoir était tellement fort que moi aussi, je voyais la silhouette de ma mère à travers les arbres.
Espérons que ce ne sois que de la SF et pas de l’anticipation. :o))
· Il y a environ 6 ans ·Hervé Lénervé