Noël sanglant
Edgar Allan Popol
Gamin, je m'endormais sans avoir besoin d'une histoire acidulée pour me bercer. C'était, chaque soir, le repos du guerrier. A peine allongé, mes paupières se fermaient. Elles étaient silencieuses, mais je les entendais se prendre pour des voiles fouettées par le vent. C'était comme une étoffe que l'on déchire d'un méchant coup de ciseaux. Je voguais aussitôt vers de lointains rivages, avant de sombrer corps et âme dans un profond sommeil. Mes parents s'amusaient à me faire peur quand la nuit tombait sur notre maison. En vain. Ils savaient que je me métamorphosais en marmotte, à peine franchi le seuil de ma chambre. J'avais parié qu'ils seraient incapables de m'arracher aux bras de Morphée. Il m'arrivait d'ouvrir un œil en baillant. Ils croyaient que c'était gagné, mais je me mettais à ronfler, imitant papa. Je les soupçonnais pourtant de faire exprès de perdre. Peu importait que le marchand de sable oubliât de saupoudrer mes yeux de poussière de lune, mon sac à dodo en était plein.
Je faisais toujours mes devoirs en bas, dans le salon. Eté comme hiver, je jouais avec mes soldats de plomb sur la terrasse. La véranda isolait mon armée de la neige. Le soleil la transformait en serre où mes fantassins se déshydrataient. Je craignais qu'ils ne fondent AVEC au lieu de fondre SUR. J'y organisais des batailles silencieuses qui ne faisaient pas moins de morts que celles, fracassantes, des adultes.
Puis je remontais dans ma chambre, tout fier d'avoir bien bossé. A l'heure du souper, mon père donnait des coups de poing sur les murs sans prendre de gants et ma mère jouait du tam-tam sur ses casseroles avec une louche. Je redescendais illico, en feignant de chialer. Tout sourire, ils s'applaudissaient, et mon visage se rallumait.
A l'étage, il n'y avait aucun abri me protégeant des démons. Mes nombreuses peluches étaient impuissantes face aux borborygmes de l'au-delà. Mes parents me plaignaient, parfois, de vivre un tel enfer.
*
Ce n'était qu'un rêve. Dans la réalité, je n'allais point à l'école, non. Trop tôt.
Un rêve prémonitoire, oui.
Il m'arrivait de m'y vautrer et, dès mon réveil, d'attendre que les années passent. Je cochais les cases correspondantes sur le calendrier mural. Mes parents devaient se demander à quoi je jouais. A moi, ils ne demandaient rien.
J'étais condamné à grandir à la vitesse d'un rocher lâché du haut d'une colline pentue. Lorsqu'en songe, j'embrassais une fille en minijupe et socquettes blanches, il me tardait de prendre un stylo et de…
Et de cocher, cocher, cocher…
Je redoutais que les jours suivants ne défilent au ralenti. J'ai alors commencé à mesurer la lenteur du temps. Papa, lui, devant le miroir de la salle de bains, lorgnant ses tempes grisonnantes, disait le contraire. Maman aussi, qui comptait ses rides.
*
Ce matin-là…
Mimile, mon gros poisson rouge, se cachait sous son algue en plastique, entre les deux galets récoltés sur une plage de sable. Quelqu'un, ignorant les innombrables ressacs, les avait posés là, pour faire joli. Je les avais ramassés en songeant que mes poches étaient déjà pleines de billes et qu'elles risquaient de déborder. On eût dit deux énormes verrues sur une face camarde. La vilaine figure avait probablement été inachevée à cause d'une vague.
Mes parents étaient des bourreaux d'enfants.
Papa avait plongé sa main dans la bulle de verre, en en ramenant un Mimile sans vie. J'avais, comme dans mon rêve, simulé les larmes, sachant que maman et lui magouillaient dans mon dos pour que celui-ci soit parcouru de frissons. Il avait éclaté de rire avant de récupérer le vrai Mimile qui tournait en rond dans l'évier de la cuisine. L'autre, c'était un poisson rouge en caoutchouc.
C'était un jeu entre nous. J'avais eu le malheur, un jour, de dire que la tristesse poussait des fourmis dans le vide, du haut de ma nuque, sur le toboggan de ma colonne vertébrale. Papa voulait m'offrir un tamanoir. J'ignorais, à l'époque, que ce fût un animal. J'imaginais plutôt un ustensile semblable à une tapette.
Dans mon esprit de gamin, tout avait plusieurs sens, et je choisissais toujours celui qui était interdit. Aujourd'hui, l'adulte que je suis devenu évite les raccourcis, pour ne pas se fourvoyer dans une impasse.
La genèse de l'histoire remontait au soir où j'avais surpris papa et maman en train de se prendre pour le Père Noël. Le gros barbu était donc bicéphale ? Chacun avait ce regard ahuri que l'on compare à celui d'un bovin.
L'« énorme chaperon rouge » avait eu un empêchement et mes parents étaient idéalement placés pour le remplacer, ce soir-là. Le lendemain, j'appris que mes copains du quartier avaient été livrés, eux.
J'étais entré dans une rage folle et je n'en étais ressorti qu'avec des yeux de lapin albinos.
Je m'étais dit que j'allais piéger mes parents dès le Noël prochain. Ils mentaient tellement mal que je me devais de les punir. Eux me sanctionnaient souvent parce que je bredouillais des vérités.
Si j'avais su…
Je comptais sur mes doigts pour indiquer mon âge à quiconque me le demandait. Quatre suffisaient.
*
Cette année-là, j'ai tout de suite compris que, malgré ma jeunesse, j'avais une âme de justicier. J'avais élaboré tout un plan de malade au cours duquel je m'imposai d'être plus sage qu'une image. J'en collectionnais tout un cahier avec des chatons et des chiots. Même sur papier glacé, les uns miaulaient, les autres remuaient la queue.
Réussir mon coup me prendrait une année entière. Le gros barbu avait bien de la chance de n'exister que dans l'esprit des marionnettistes, car il aurait été chargé comme un baudet. Il eût fallu consolider le toit et élargir le conduit de la cheminée sans que son embonpoint en fût responsable. Là, je m'apprêtai à tirer les ficelles de… d'un couple de pantins.
Je m'étais félicité de ne point encore aller à l'école car j'aurais dû améliorer ma moyenne dans chaque matière. Mon père était instituteur et s'occupait déjà de mon instruction. Il ne me tardait guère d'avoir un maître d'école sans que mon sang coulât dans ses veines.
C'était sans doute la dernière année avant de jouer la comédie du gamin découvrant que ses parents se sont substitués, depuis le début, à l'« énorme chaperon rouge ». Ils n'en auraient pas moins le regard bovin.
Il me faudrait jouer serré. J'avais, juste avant, un autre compte à régler. Corriger la copie de mes parents dont les ratures commençaient à sérieusement grincer dans ma jeune mémoire.
*
La journée expirait mollement, ce soir-là. Le soleil avait brillé tout l'après-midi. Le crépuscule revêtait des tons printaniers. Mars disait au revoir à l'hiver agonisant. Sur les sommets, la neige s'accrochait aux branches.
J'avais refusé de jouer avec les petits voisins. Ce n'était point dans mes habitudes et leurs visages avaient reflété l'incompréhension. Ils se demandaient s'ils avaient fait quelque chose de mal. Le grand Benoît avait bien oublié de me rapporter mon ballon, oui, mais non, rien qui puisse motiver un coup de gueule. Je n'avais qu'à pas le quiller dans le châtaignier de son père. Ce dernier avait dû se fâcher et le garder encore quelques jours, pour me punir, après l'avoir délogé de son bel arbre. Mais c'est son fils qui avait eu la trouille et semblait avoir été sanctionné. Il marchait la tête basse. Je l'avais vu par la fenêtre. J'avais joué toute la matinée avec un autre ballon.
Le renard qui hantait le poulailler de mon père rôdait dans les parages. J'avais entraperçu sa queue empanachée entre les planches vermoulues de notre barrière. La couleur de cet animal me captivait, au même titre que celle des orangs-outans, des mammouths. Je m'étais dit que, plus tard, j'épouserai une Irlandaise. Ma mère avait, une fois, teint ses cheveux en roux. Dans un grand sourire, mon père l'avait menacée avec une paire de ciseaux. Elle n'avait jamais renouvelé l'expérience. Elle avait certainement voulu me plaire. Mais comme elle avait la peau mate…
Mes parents avaient choisi de vivre à la campagne, en Lozère, et mon père avait tout fait pour être muté à Mende, la préfecture. Nous habitions à Badaroux, dix kilomètres aller-retour.
Le renard rêvait de renifler à travers le grillage les poules endormies. Le coq était chez le véto. La basse-cour ronronnait, crêtes mollies par un profond sommeil. Aucun mouvement de panique ne pluma quelques croupions. Les becs restèrent soudés. Chaque volaille semblait somnoler sur l'épaule d'une statue contagieuse.
Mon père corrigeait des devoirs et ma mère faisait la vaisselle. D'ordinaire, ils prenaient un malin plaisir à ululer telles des hulottes juste après que je m'étais couché. J'allais, de ce pas, leur réserver un renard de ma renarde. J'avais prévu de laisser entrer le loup dans la bergerie puis d'alerter « les chasseurs ».
Les chasseurs, c'étaient les chiens errants.
J'avais déjà remarqué, par la fenêtre de ma chambre, qu'ils coursaient la pauvre bête à la queue rouge. Ils faisaient un boucan de tous les diables, aboyant comme des sauvages. Ils n'avaient point encore été récupérés par la civilisation qui les changerait en gentils toutous. Ils étaient plus proches de canis lupus que de Médor.
Le renard s'était glissé dans un terrier de lapin. Les truffes humides avaient fouillé la terre, en vain. Frustrés, les membres de la meute s'étaient défoulés en se mordant les oreilles. Fratricide baston qui ne dura qu'une minute. J'avais utilisé mon fusil à plomb pour les chasser. Mes parents s'étaient pointés dans un bel ensemble. J'avais simulé l'innocence, leur relatant la bagarre avec moult détails récupérés dans ma boîte à mensonges.
Mon plan consistait à piéger le renard dans la cour après avoir libéré une poule. Les chiens errants, qui espionnaient le goupil d'opérette, rappliqueraient. La planche vermoulue, dans la barrière, ne me poserait aucun problème. Mes petites mains finiraient le travail des termites. Je pourrais me blesser, mais bon, la vendetta me rendait inoxydable.
Il me suffirait de reboucher le trou après que les belligérants seront dans la place. J'avais déniché une planche encore verte dans le garage de mon père. Je n'aurais qu'à la planter dans la terre meuble, la bloquer avec une grosse pierre, puis la lier à ses deux voisines avec de la corde. La grande arène serait en place, et la corrida y serait sanglante.
Pour commencer, il me faudrait attendre que mes parents aillent se coucher. Je voulais les entendre paniquer. Ensuite pleurer la perte de leur cocotte. C'était puéril, je sais, mais je ne voyais aucun autre moyen de me venger… en attendant Noël !
Le jour tant attendu vint.
Ils étaient montés se pieuter en riant grassement dans l'escalier. Allaient-ils faire l'amour avant de se faire embrasser par Morphée ? Celui-ci, après avoir fait le voyeur, se comporterait-il à la manière d'une camisole, ligotant le couple après le plaisir ?
Mon père se mit à ronfler. Ma mère avait sans doute commencé son travail de sape, à base de sifflements et de chatouilles, pour le faire taire. Je descendis en sollicitant mes pattes de velours. J'observais souvent les chats, au-delà de la barrière, qui chassaient les campagnols dans les champs.
Il y avait un piège à loups dans l'escalier, entre la quatrième et la cinquième marche.
Ma jambe droite fut amputée juste au-dessous du genou et je me réveillai en pleurant.
Ma mère se pointa et me prit dans ses bras. Mon père, comme souvent, arriva après la bataille. Le jour se levait et le coq du voisin faisait entendre ses plus beaux contre-uts. Je fus traité comme si j'étais incontinent. Ce n'était pourtant qu'une hémorragie.
J'avais tout rêvé, oui. Il n'y avait point de renard, ni de chiens errants, encore moins de poulailler dans la cour. Seule la rancœur ayant motivé ce cauchemar était véridique, authentique.
Le piège à loups m'orienta vers un projet barbare.
Le cauchemar avait au moins servi à quelque chose.
*
Mon père ne me reconnaissait plus. Je bossais comme un dingue. Je m'apprêtais à attaquer l'école primaire armé jusqu'aux dents. Mes bases ne risquaient pas de chanceler. J'étais aussi solide sur mes appuis qu'une pyramide. Sarcophage enkysté dans mon cerveau telle une tumeur. Je n'avais même pas pleuré lorsqu'il fut décidé, pour des raisons financières, de zapper les vacances d'été. La Lozère, c'était chaque jour la nature et le silence servis frais sur un plateau d'argent. Je me passerai allègrement du sable varois. Je détestais être recouvert de la tête aux pieds de cette poussière dorée.
Mes vieux allaient-ils se remplumer avant Noël ? J'avais grand besoin d'être épargné par cet élément perturbateur qui, soi-disant, n'avait pas d'odeur. L'argent était le nerf de la guerre, d'après les dires de mon père. Je l'avais moult fois entendu tenir de tels propos. Si l'argent était le nerf de la guerre, où se trouvaient les muscles, hein ? Dans les armes ? Mais il fallait de l'argent pour acheter des armes, non ?
J'étais énervé comme un guerrier. Pas encore équipé pour capter certains messages…
La chance fut de mon côté. Ma mère trouva du travail. J'avais l'âge de rester seul à la maison trois heures par jour. Une voisine était censée passer, de temps en temps, pour me tenir compagnie. Elle avait, elle-même, besoin de se sentir utile. Mes parents m'avaient juste demandé de ne pas jouer avec mes soldats de plomb lorsqu'elle serait là. Son époux venait de décéder à la suite d'un guet-apens en Algérie. Une rafale de mitrailleuse.
J'avais ma petite idée derrière la tête, blottie contre ma nuque. Je pourrai ainsi m'exercer avant le fameux jour de la revanche. Plus que trois mois et le gros barbu viendrait me récompenser d'avoir été plus sage qu'une image.
Ma mère fut payée pour faire la baby-sitter alors que la jeune veuve, madame Buttin, la remplaçait gratuitement à la maison. J'avais du mal à comprendre les adultes. Cela ne me donnait guère envie de grandir. Je me jurai de tout faire pour rester un gamin. Seul le corps évoluerait. Je garderai, dans l'écrin de mon cœur, l'âme d'un petit couillon en short. Je sentais qu'enfiler un pantalon symboliserait le commencement de la fin. Et cette fin était tellement plus longue que le début…
Le temps passait, et j'avais beau me sucer le pouce pour tenter de le retenir, les heures me parurent aussi véloces que des gazelles poursuivies par un guépard.
L'été indien avait rendu l'automne amnésique. Il devint interminable. Noël approchait… mais uniquement sur le calendrier. Le froid se refusait à pointer le bout de son nez. Aucune épidémie de grippe à l'horizon. La nature bâtissait un pont pour traverser une rivière à sec. L'impression de devoir reporter la punition, de redoubler. Je sentais bien qu'une fois ma mission achevée, le monde allait virer de bord.
Madame Buttin était une très belle femme. J'aimais l'entendre parler, sa voix joliment timbrée me caressait les oreilles même lorsqu'elle monologuait. Mais ce que j'avais pris pour de la suavité se muait en lassitude au fil des heures. Elle ne semblait pas se rendre compte qu'il ne servait à rien de donner le change, et chaque jour, elle recommençait sa petite comédie. Telle une diva, elle était trahie par sa voix. Dès le premier jour de notre brève cohabitation, j'oubliai volontairement la mise en garde de ma mère. Je l'avais même invitée à jouer avec mes soldats de plomb.
Elle était vraiment trop jeune pour être une veuve. La trentaine à peine ridée.
Mais pourquoi mon père n'était-il point parti, lui aussi, combattre les fellagas ? Avait-il été oublié parce qu'il était instituteur ? C'était un si beau métier. Pas de la chair à canon, non. S'il avait été un lâche, il se serait caché, n'est-ce pas ? C'était peut-être un planqué, ma foi. Protégé par le gouvernement parce qu'il avait un dossier sur chaque ministre ?
Madame Buttin venant épier le fils d'un planqué alors que son mari était mort à la guerre ?
Ma mère était sacrément vicieuse de l'avoir sollicitée. Le bénévolat était un concept auquel je n'adhérais point encore. Je cherchais des raisons de la haïr. Avec mon père, c'était plus facile.
L'argent ne suffisait pas pour mener à bien une mission des plus délicates. Il fallait aussi du pragmatisme. Et une cible pour tester les armes.
Madame Buttin représentait la proie idéale pour un prédateur de mon acabit. Elle avait tout d'une antilope, et moi tout d'un jeune léopard.
Il me fallait grimper sur la branche la plus basse d'un baobab et attendre, simulant un gros dodo à l'ombre, qu'elle passât juste en dessous. Je n'aurais qu'à me laisser choir sur ses épaules avant de planter mes griffes dans sa chair rose.
Madame Buttin. Je trouvais que cela sonnait comme le nom d'une concierge quinquagénaire.
Elle pénétra dans la véranda tandis que la bataille faisait rage. J'émettais avec la bouche des bruits de mitrailleuse vidant son chargeur. Mes soldats de plomb étaient tous des cow-boys et des Indiens. Elle a tout de suite su que je le faisais exprès. Elle partit se réfugier dans la cuisine où elle se prépara un thé à la menthe. Elle se déplaçait dans la maison comme si elle était chez elle. C'était agaçant. Une autre idée me vint. Mille fois plus tordue.
Et si je faisais croire à ma mère que mon père et madame Buttin…
Elle n'est plus jamais revenue.
Moi qui croyais avoir mérité une bonne moyenne, si elle m'avait vendu, je risquais de m'exposer à une diète de fin d'année. Un zéro pointé alors que mon plan avait été ourdi dans l'espoir d'obtenir la note maximum.
Mais qu'avait-elle raconté à mes parents ? Ceux-ci semblaient ignorer ma mauvaise action. J'avais été d'une naïveté sans nom. En étant muette comme une carpe, madame Buttin m'avait sauvé la vie en condamnant mes vieux. Le plus paradoxal des échanges de bons procédés.
Son départ était l'aveu qu'elle en pinçait pour papa, qu'elle craignait la réaction de maman. Quand j'empruntais un raccourci, j'avais besoin de plus de temps qu'en faisant le tour du pâté de maisons.
Rien ne changea au niveau de la routine familiale. Une nouvelle baby-sitter vint à mon chevet. Celle-ci eut droit à un salaire. Noire de peau, à peine majeure, un regard rieur. Je décidai d'être un ange.
Elle passait son temps à me taquiner, cachant mes soldats de plomb puis m'indiquant si je brûlais ou pas. Je les retrouvais toujours car ses yeux fonctionnaient comme un radar et son nez pointait vers la cible. J'étais fasciné par sa démarche, qui évoquait celle d'une pouliche. Elle se dandinait avec un naturel de pur-sang.
Au fil des semaines, j'avais remarqué que son tour de taille prenait du volume. Elle grossissait à une allure folle. Elle devait trop manger en cachette. Je ne me gênais pas pour vérifier dans le frigo en sa présence, histoire de la mettre mal à l'aise.
A trois semaines de Noël, mes parents apprirent qu'elle était enceinte de six mois. J'avais très envie de connaître son petit, qui naîtrait en mars. Papa paraissait en être fort marri. Je me suis très vite rendu compte qu'il manquait mon plus beau soldat de plomb, un Sioux dont la main en visière semblait abriter ses sourcils du feu du soleil. Moi, je savais pertinemment qu'il surveillait l'arrivée de la diligence.
Je souris à l'évocation du premier cadeau destiné à son futur enfant.
Mais si c'était une fille ?
Je dus dicter ma lettre à la messagère du Père Noël, même si j'étais déjà capable de la rédiger. Il fallait que le style soit parfait, pour charmer le gros barbu et, accessoirement, l'attendrir. Ma mère avait une très belle écriture. Mes parents étaient ainsi aux premières loges pour apprendre ce que je désirais.
Il ne me restait plus qu'à dénicher la planque où ils cachaient les joujoux en attendant la date et l'heure de la livraison. J'avais le pressentiment qu'il y avait un cagibi dans le garage. Une pièce où l'on stockait de la bouffe en conserve, peut-être, et qui n'attendait que mes cadeaux pour être pleine.
Un « énorme chaperon rouge » arpentait les trottoirs du quartier. J'avais une envie folle de lui découper la barbe au moyen du sécateur de mon père. Je lui aurais tiré ses poils blancs de la main gauche et…
Et je me serais pris une beigne. Ce qui aurait outré les badauds. Mon geste déplacé néanmoins classé à la rubrique réservée aux petits cons.
« Un Père Noël gifle un enfant qui vient de lui manquer de respect. Les témoins prennent fait et cause pour le brave homme, père de six enfants. »
Un jour, j'ai chouravé une pièce de monnaie dans le portefeuille de ma mère et je l'ai donnée au gros barbu comme si c'était un mendiant. J'ai lu de la haine dans son regard. Je lui ai réglé son compte en dormant. Utilisant le sabre de l'un de mes hussards, je lui ai crevé le ventre d'où jaillirent moult serpentins.
A l'issue du cauchemar, je suis tombé du lit, le nez dans mes chaussons et pleurant à chaudes larmes. Mes parents n'ont rien entendu, ils étaient en train de baiser. Les gémissements de ma mère… On eût dit ceux d'un homme blessé sur un champ de bataille.
*
D'artificielles bûches simulaient le plus vrai des feux. La cheminée s'apprêtait à chanter faux. Noël approchait en comptant ses pas dans la neige. La fumée qui sortait de la bouche des gens, bien moins mortelles que celle des cigarettes, évoquait néanmoins un adieu. Chacun, dans les rues, louchait en suivant la trajectoire de la sienne. Ce soir, la crèche aurait un nouvel occupant, muet malgré ses langes maculés, et le Père Noël viendrait apporter des cadeaux aux enfants des maisonnées qui avaient été sages.
J'étais là, planté devant l'âtre factice, un piège à loups dans les bras. Il était aussi pesant qu'une ancre. Il me semblait bien que j'avais deux fois mon âge, mais ce n'était qu'une impression me permettant d'avoir la force de le porter puis d'écarter ses mâchoires pour punir celui qui se prenait pour un saint.
Mais qui était-il, ce vieil obèse, pour juger des gamins ? Heureusement, je savais que mon père, à minuit, se substituait à la légende, portant une fausse barbe et un coussin simulant une bedaine. Il avait pas mal roulé sa bosse.
Marre de cette mascarade ! Il allait payer. Cher.
J'avais imaginé bloquer le conduit de la cheminée, le tapisser de tessons de bouteilles, mais je préférais éviter d'avoir à ourdir mon plan dans le noir. J'avais profité de l'absence de mes parents, partis chercher mes cadeaux, planqués dans un placard, quelque part, mais pas au grenier, car ils auraient fait trop de bruit en montant les six marches en bois. Et ils auraient réveillé les solives.
Caché derrière la porte du salon, j'attendais que mon père se prenne pour le Père Noël et descende par le conduit de la cheminée, la hotte pleine à ras bord. Mais pourquoi jouait-il cette comédie sachant que personne n'assistait à la scène, hein ? Répétait-il un spectacle réservé à des orphelins ?
C'est lorsque je l'ai entendu hurler de douleur que j'ai compris. Compris que j'étais déjà passé de sale gosse à sale type. Le bruit sec des mâchoires du piège se refermant sur sa cheville me donna le frisson tandis que mon sourire devenait carnassier. Ce n'était même pas minuit, la grande horloge en attestait.
Je me suis trahi en intervenant.
C'est en essayant de libérer son pied que ma main a été prise dans l'étau. J'avais eu l'impression d'être mordu par un crocodile. J'émergeai aussitôt de ce songe de manchot.
*
Noël fut là.
Mes parents avaient sans doute dissimulé mes cadeaux dans l'unique pièce où je mettais rarement les pieds. Le garage.
Je n'y avais presque jamais joué alors qu'il recelait des territoires propices aux mouvements de troupes. Le sol en était bourbeux. L'odeur d'essence m'y donnait la nausée. Mon père était bricoleur et pas mal d'outils étaient alignés contre les murs, et sur une table en bois dont le poids frisait le quintal. Il y avait, dans un coin, une pile de pneus. Qui puaient. Je n'avais jamais compris ce qu'ils faisaient là, entassés tels des donuts géants. Mon père garait sa bagnole devant le magasin de jouets.
Il avait posé au centre de l'appentis une table de ping-pong et un baby-foot. Qui paraissaient très anciens. Les raquettes évoquaient deux grandes oreilles. Le filet était-il une moustache ?
Il y avait un cagibi dont j'ignorais ce qu'il cachait. J'en avais déduit que mes cadeaux étaient là. Au milieu de toute cette crasse et de ces désagréables senteurs. Je m'étais dit, la dernière fois, qu'un bon feu remettrait de l'ordre au niveau de l'odorat. Si, un jour, j'héritais de cette baraque…
Le soir de Noël pointait dans les rues moquettées de neige sale. L'excitation y était à son comble. Des gosses, pour conjurer le mauvais sort, s'amusaient avec leurs jouets vieux d'une année. Moi, je les aurais jetés depuis longtemps. Depuis le printemps. Dans l'après-midi, mes parents étaient allés boire le thé chez des voisins.
La soirée se déroulerait à trois personnes attablées et attendant l'heure de la délivrance. Moi, celle d'aller me coucher : eux, celle de descendre au garage pour « délocaliser » les cadeaux. Entre adultes, ils ne s'offraient rien. Pas devant moi, en tout cas. C'était la fête des enfants, oui ou non ?
J'attendis l'ultime instant pour me rendre dans le cagibi. Sans imaginer la tête que je ferais si les cadeaux n'étaient point là. Il me faudrait reporter ma vengeance d'une année, une de plus. Et si je découvrais enfin la vérité quant à l'existence du gros barbu…
Ils étaient bien dans la place. Le cagibi était plutôt petit et il m'avait bien semblé, au premier coup d'œil, qu'il y avait plus de paquets qu'à l'occasion du Noël précédent. Trente minutes pour les transbahuter. J'avais décidé de les planquer à la cave, en attendant. Mes parents n'y descendaient plus depuis que mon grand-père y était mort après avoir glissé dans l'escalier.
Ce n'était pas là-bas dessous qu'ils iraient les chercher après avoir constaté qu'ils avaient été volés. Ils auraient été mal à l'aise, surtout par rapport à ma réaction. Ils ne songeraient point, sur le moment, à l'argent qu'ils avaient coûté.
Ils étaient rentrés juste après que je suis remonté m'asseoir dans le grand fauteuil du salon. J'avais laissé la télé allumée avant de dérober mes propres jouets.
Je voulais juste les punir. Ensuite, seulement, je leur avouerai ma méchante blague.
Si j'avais su que j'étais en train de mettre une pagaille monstre au sein de la famille…
*
Mille jours de cohabitation avec ce type qui en avait pris pour vingt ans. Il était parricide. La prison de Mende bourdonnait d'insultes, de cris. Le silence en était banni même la nuit.
Personnellement, je m'étais contenté, si je puis dire, d'écraser un quidam à un carrefour, pour achever une énième journée de solitude. Une soirée trop arrosée, délit de fuite. Le pauvre bougre y avait laissé ses jambes. J'avais un très bon avocat.
Mon compagnon de cellule s'appelait Franck, Franck Breitner. Il m'avait bassiné avec son histoire tandis que je l'encourageais à écrire plutôt un livre.
Dans le style tordu, c'était un prématuré.
A cause de lui, ses parents s'étaient entredéchirés au fil des années, et il avait dû assassiner son père qui le menaçait d'un couteau de cuisine. Celui-ci venait de frapper la mère de mon colocataire. Légitime défense qu'il avait été impossible de prouver.
J'avais cru comprendre que l'homme buvait en cachette. Déjà qu'il avait trompé sa femme avec les baby-sitters…
La retraite, génitrice de l'ennui, l'avait achevé.
Le premier clash avait eu lieu ce fameux soir de Noël, alors que mon compagnon de cellule avait caché ses jouets. Ses parents s'étaient disputés comme des chiffonniers. Chacun accusant l'autre de n'avoir point fermé la porte du garage.
Franck avait étranglé son père. Pas parce qu'il avait fait du mal à sa mère, non, parce qu'il en mourait d'envie depuis qu'il était en âge de comprendre que les adultes n'étaient jamais d'agréable compagnie.
Ils étaient là pour faire culpabiliser leurs gosses. C'était une seconde nature, chez eux. Ils plantaient une mauvaise graine dans le terreau de la famille et… Et le lierre poussait, griffant l'écorce, étouffant les racines de l'arbre généalogique.
Ils se tenaient toujours en embuscade lorsqu'il fallait dégainer des reproches.
« Avec tout ce qu'on a fait pour toi… Ton père sue sang et eau et tu ne le respectes même pas… Ta mère t'a donné le jour et tu ne l'embrasses jamais… »
Ils agissaient comme des Indiens à l'approche de la diligence. Les signaux de fumée polluaient le ciel avant de parler.
Franck Breitner s'était refusé à retomber en enfance, craignant d'être pris pour l'idiot du village. Mais il avait viré de bord, se vautrant dans les plaisirs sans imagination.
Et il y avait eu la bagarre avec son père éméché.
Ce jour-là, il me sembla déboussolé quand je mis un pied dehors. La liberté me happait tel un requin à grande gueule. C'était paradoxal, mais l'habitude d'être enfermé m'avait à peine déplu.
A l'extérieur, je me sentis rouillé à l'instar d'une girouette exposée aux quatre vents. Dedans, un mistral essoufflé hantait mes joues qui rougissaient en découvrant la vie autrement.
Franck me parut baigné d'ombre. Et je retrouvais un soleil malade. En quittant la cellule, je lui ai serré la main sans un sourire.
Il me faisait peine et j'avais lu, dans ses yeux, qu'il avait envie d'écrire ses mémoires, comme je le lui avais conseillé…
Les paroles s'envolent, les écrits restent.