Non identifié
miro
Non identifié
Il a vu la voiture arriver plein pot. Le temps de réaliser qu’elle ne pourra jamais stopper au feu, elle est déjà sur lui, l’envoyant valdinguer sur le parking de la société Chabert, parking complètement désert à cette heure. Et qui donc, à part Alpha Cham, ressortissant guinéen et présentement agent d’entretien non déclaré aux Entrepôts La Trieuse, qui pourrait bien se trouver à quatre heures du matin sur le Carré Saint-Jean, dans ce coin de banlieue oublié des hommes et des urbanistes, no man’s land livré aux préfabriqués d’entreprises exsangues, aux bâtiments délabrés d’usines en liquidation et à quelques baraques improbables d’où, de temps en temps, les flics embarquent des groupes d’Indiens et de Chinois hébétés ? Dans le halo incertain des lampadaires, les entrepôts la Trieuse semblent tirer leur grande carcasse rouillée des brumes de la nuit et Alpha ne l’approche jamais sans un frisson, une appréhension qu’il s’explique mal car, enfin, c’est une chance inespérée d’avoir trouvé ce job : quatre heures tous les jours, pas trop mal payées, qui lui permettent de dédommager son cousin et d’envoyer quelques billets au pays. Peut-être, s’il obtient un jour ses papiers, le patron l’embauchera-t-il à temps complet et alors, il pourra faire venir Fatou et les enfants. .. Alpha tourne tout ça dans sa tête en parcourant les derniers mètres qui le séparent du Carré Saint-Jean ; il tourne dans sa tête comment il s’y prendra pour annoncer la grande nouvelle à Fatou et il en rit tout seul et un reste de sourire est encore sur ses lèvres quand la voiture le chope, l’expédie par-dessus le capot et il décrit un arc de cercle avant de retomber comme un paquet de linge au milieu du parking.
Les flics sont arrivés sur le coup de six heures, alertés par le gardien qui avait découvert le corps en allant ouvrir le portail. Non, il ne connaît pas ce type et, d’ailleurs, comment reconnaître qui que ce soit dans ce visage explosé, sans compter que ces noirs – attention ! je ne suis pas raciste !- il faut bien avouer qu’ils se ressemblent tous ! Le directeur de chez Chabert non plus ne le connaît pas, ni les ouvriers qui arrivent en petits groupes, ni le contremaître des ateliers et pas plus le responsable des entrepôts La Trieuse qui emploie des Maghrébins, des Yougo, des Turcs mais pas d’Africains - vous savez comme moi, Lieutenant, que la plupart sont sans papiers… Alors, le gars, là, va savoir. L’un des flics fouille les poches de l’anorak, celles du pantalon mais rien d’autre que la photo d’une femme en boubou et trois gamins en tee-shirts Nike. Et aussi un ticket de métro, quelques pièces de monnaie et quatre Petits Lu pliés dans du papier d’alu. Pas de carte d’identité, de passeport, de document de séjour… Son collègue, un petit jeune tout pâle, a un haut le cœur quand il retourne le corps et découvre la bouillie du visage. Et ceux qui arrivent et à qui on demande de jeter un œil, ont le même mouvement de recul, le même air de dégoût et de colère mais leur colère, ils la ravalent et passent vite leur chemin : non, ils ne voient pas qui ce peut être… La médecin légiste ne s’attarde pas non plus : elle est enceinte de sept mois ; elle doit se ménager. Et le juge d’instruction a un haussement d’épaule désabusé : pas de visage, pas de papiers, pas de témoins… Une petite pluie glacée commence à tomber, diluant le sang coagulé sur les chairs écrasées et écartant les derniers pékins qui tardaient à regagner leur boulot. Les deux flics se sont mis à l’abri sous un auvent et grillent une cigarette en tournant le dos au parking. Sur l’asphalte luisant, l’anorak orange brille comme un soleil.
Sublime. Vraiment, je suis fan de ce texte, hélas bien triste...
· Il y a environ 14 ans ·alex-p