Nono

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Nono, faut que je te raconte, Nono.


Tout à l'heure, j'étais chez mes grands-parents. Mamie était sortie, et elle avait besoin de moi pour que je reste à côté de Papi - il peut pas se lever tout seul, il a besoin de quelqu'un pour lui tenir le déambulateur pendant qu'il s'appuie dessus. Alors j'y suis allée, Nono. Ça me saoulait, parce que je voulais rester à la maison, à traîner, et parce que on peut pas faire grand chose là-bas : le Wifi ne marche pas, ils aiment pas quand on écoute de la musique, et puis, au milieu de l'été, c'était pas tout à fait la chose que j'avais le plus envie de faire… Alors j'ai pris un livre, Nono, même si la dernière fois que j'en ai amené un, Papi m'a demandé si j'étais venue travailler. J'en ai amené un quand même, et ça l'a pas dérangé.


Lui, Nono, il est resté assis dans son fauteuil, la télé éteinte. J'ai trouvé ça bizarre, parce que d'habitude il allume toujours la télé, sauf le samedi matin. Il allume la télé, regarde un feuilleton mal doublé, un policier en général, le volume à fond parce qu'il entend pas très bien. Mais là, rien. J'ai rien dit, Nono, parce qu'il avait sûrement ses raisons et que, de toutes façons, il y a rien de bien étrange à quelqu'un qui allume pas la télé, pas vrai Nono ?


Au lieu de ça, il a posé le menton sur son torse et est entré dans cette phase où je sais pas exactement ce qu'il fait : est-ce qu'il dort, est-ce qu'il réfléchit ? Impossible à savoir. Mais je l'ai pas dérangé, Nono. Moi, j'ai juste lu et je l'ai laissé réfléchir. Ou dormir, pour ce que j'en savais.


Quand le téléphone a sonné, Nono, je me suis tout de suite levée et j'ai décroché. C'était mon boulot, après tout, c'était pour ça qu'on m'avait demandé de venir : pour que je l'aide à se lever, que je lui donne à manger si Mamie rentrait tard, et que je réponde au téléphone. Donc j'ai pas laissé le temps à Papi d'attraper le combiné prêt de lui, et j'ai décroché l'autre, celui qui était à côté de moi.


C'était une femme, Nono, et elle demandait à parler à Mamie. Du coup, je lui ai dit que j'étais sa petite fille, mais elle m'a demandé si elle pouvait parler à Papi. Je savais qu'elle devait faire de la pub pour des fenêtres, ou quelque chose dans ce goût-là, mais je lui ai quand même tendu le combiné. C'est là que tout est parti en vrille, Nono.


Je n'avais que la moitié de la conversation, mais j'ai quand même pu comprendre que la dame demandait des dons. Et Papi… Papi… Il a commencé à lui raconter qu'il était paralysé, que ses belles-sœur étaient toutes veuves et dans le besoin, et qu'il préférait leur donner de l'argent à elles, parce qu'il savait où ses sous allaient. Il lui a dit que le temps où il donnait de l'argent à la synagogue était passé, et que, aujourd'hui, si il pouvait investir dans quelque chose, il investirait dans la santé. Il a dit que c'était ce qu'on avait de plus précieux mais que lui, il l'avait plus. Il a commencé à pleurer, Nono. Pleurer parce qu'il était impuissant, pleurer parce qu'il vieillissait, pleurer parce qu'il ne pouvait même pas assister au mariage de sa petite-fille en Israël - une terre qu'il avait toujours rêvé de voir. Pleurer parce que, trois ans plus tôt, cette même petite fille était partie en Terre Promise, que la deuxième allait la suivre, et qu'il ne lui restait plus ici que la troisième - moi - et son unique petit-fils, et que, bientôt, on partirait nous aussi, on les abandonnerait. Et puis, il a raccroché, et il a continué de pleurer.


Et moi, Nono ? Moi, je suis restée pétrifiée un instant, avant d'aller m'agenouiller près du fauteuil et de poser ma tête sur son bras. C'est la seule chose que je sais faire, moi : rester là, sans parler, à écouter les gens. J'ai jamais rien à dire, Nono. Tu me diras, parfois, les gens ont seulement besoin qu'on les écoute, mais c'est pas toujours vrai. Et puis, Nono, regarder ton papi pleurer sans savoir quoi dire ou faire… C'est un peu comme de regarder son idéal, son exemple, son modèle, s'effondrer sans rien pouvoir faire. C'est un brusque retour à la réalité, une douche glacée qui t'arrache les derniers lambeaux d'enfance.


Il a commencé à parler au bout de quelques instants, à m'expliquer ce que je savais déjà. Que la dame voulait de l'argent pour des personnes en difficulté, qu'il préférait donner à sa sœur, même si elle était « un peu chiante ». Que si il avait à choisir, il donnerait tout ce qu'il avait pour la santé. Et moi, Nono, je me suis contentée de rester là, sans bouger, la tête sur son bras, même si mes genoux me faisaient mal. J'aurai peut-être dû approuver, Nono, lui dire qu'il avait fait le bon choix. Mais qu'est-ce que je pouvais dire, quand il m'a parlé de ses trois frères, tous morts ? Qu'est-ce que je pouvais lui dire, Nono, quand lui même était trop faible pour se déplacer ?


Alors j'ai rien dit, Nono. Je l'ai écouté me parler de la fois où sa sœur voulait l'appartement parfait, à un prix ridicule, et que lui et ses frères le lui avaient trouvé. Puis, quand elle voulait le même appartement, mais plus grand, pour pouvoir habiter avec sa fille. Il a parlé pendant quelques minutes, tout au plus. Puis, il m'a demandé de lui tenir le déambulateur pour qu'il puisse s'appuyer dessus - il fallait qu'il aille aux toilettes.

Qu'est-ce que je pouvais faire, Nono ? Sûrement plein de choses, mais sur le moment, j'ai juste obéi, sans rien dire, et je l'ai regardé s'éloigner, sans que les roues ne produisent un seul son sur le tapis. Et puis, je me suis assise par terre, avec mon livre, et j'ai repris là où je m'étais arrêtée. Et quand il est revenu, après dix bonnes minutes, je lui ai tenu le fauteuil pendant qu'il s'asseyait, pour ne pas qu'il tourne, et je lui ai arrangé le coussin derrière la tête, comme il aime. Je lui ai allumé le bouton de la télé quand il me l'a demandé, et je l'ai laissé regarder un de ses policiers mal doublé avec le son beaucoup trop fort. Et quand Mamie est revenue, je lui ai rien dit.


Qu'est-ce que je pouvais faire de plus, hein, Nono ? Dis-moi, toi. Moi, je sais pas. Je me suis peut-être plantée. J'ai peut-être mal fait les choses. Je me tracasse peut-être pour un rien. Mais, Nono, je savais pas quoi faire. Je voyais l'homme qui m'avait appris à ne pas avoir peur des abeilles - l'homme qui m'avait montré comment dessiner des ombres… Je le voyais s'effondrer, Nono. Je voyais la barrière se briser. Dis-moi, toi, ce que j'aurai dû faire. Toi qui as toujours le sourire aux lèvres et les yeux qui brillent, tu dois savoir. Les gens te regardent dans la rue, Nono, parce que tu as ce rire qui illumine le monde. Un rire comme ça, il peut appartenir qu'à une personne qui aurait su quoi faire, à ma place. Pas vrai, Nono ?


Pas vrai ?

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