Bourrasques intérieures
Michael Ramalho
Une monstrueuse masse nuageuse aux boursoufflures acérées et aux reflets froids s'avance, assombrit le monde et l'engloutit tout entier. Dans son ténébreux sillage, une forme minuscule, à peine un confetti, se fait dévorer à son tour.
Samedi 21 octobre
Mon dieu ! Les murs de l'abri se mettent à hurler.
Qu'est-ce qu'il m'arrive ? J'ai beau être une ordure. Je ne mérite pas de finir ainsi.
J'ai fait dans ma vie, une série de choses dont je ne suis pas fier mais là, c'est trop. Le châtiment est fichtrement démesuré !
Allons-y doucement. Commençons par faire les présentations.
Je m'appelle Pietro S. Je suis né le 17 mars 1979 dans une ville sans relief de la région parisienne.
Rassurez-vous, je ne vais pas vous raconter ma vie. La dernière partie seulement. La plus palpitante.
Depuis trois jours, je vis seul, enfermé dans l'abri antiatomique de mes beaux-parents, situé à deux pas de leur chalet, lui-même localisé dans un hameau du nom d'Habère-Poche, en Haute-Savoie. L'idée de construire ce refuge germa dans l'esprit rustre mais terriblement pratique de mon beau-père. De longue date, il avait intégré la mouvance survivaliste. Attention ! Bernard ne ressemblait en rien à ces gringalets bercés au complotisme grandiloquent que l'on trouve sur les réseaux sociaux. Non, lui était un pur et dur de l'idéologie liée à l'anticipation catastrophiste. Son fantasme de survivre à l'apocalypse datait de la guerre froide ; de l'époque où les deux blocs montraient leurs muscles et menaçaient de détruire le monde. Traumatisé dans sa jeunesse par l'angoisse qu'il ressentit au moment de la crise des missiles, il se jura de construire un abri pour protéger sa famille. Devenu adulte, il monta une affaire de Travaux Publics qui se montra florissante et ordonna sa construction. Il baptisa le refuge BJS reprenant avec sobriété l'initiale de son prénom, celles de sa femme et de sa fille. C'est ici que je me trouvais quand...
Attendez ! La radio grésille ! Je dois vous laisser. Je vais essayer de capter quelque chose.
Dimanche 22 octobre
Les débris se fracassent sur mon cube de béton dans un vacarme assourdissant. Les murs se mettent à trembler.
Excellente nouvelle ! J'ai passé le reste de la journée d'hier à balayer les fréquences. Entre deux grésillements, j'ai pu entendre une voix lointaine et nasillarde. Depuis quelques jours, les vents dépassent les deux cents cinquante kilomètres par heure. Leur vitesse augmente encore. Les destructions sont considérables. Les autorités nous demandent de nous réfugier dans les souterrains. C'est déjà quelque chose. Où en étais-je ? Ah oui ! Comment est-ce que tout ça a commencé?
Avec mon épouse Sarah, nous nous préparions à passer une semaine de vacances chez mes beaux-parents. Officiellement, il s'agissait de nous ressourcer. Officieusement, il s'agissait d'éviter de passer notre temps à nous ignorer. Sarah avait découvert que je venais de porter un énième coup de canif dans le contrat régissant nos relations. Elle voulait une famille. Je ne pensais qu'à papillonner.
Contrairement à la fois précédente, l'annonce de ma traitrise ne provoqua aucune scène. Je crus qu'elle allait annuler notre départ et me demander de partir mais elle n'en fit rien. Elle n'exigea même pas que j'aille dormir sur le canapé. Ces derniers heures avant le début de la fin, j'errais tel un fantôme dans les pièces de la maison. La catastrophe se mit en place à une vitesse époustouflante. Une alerte aux vents violents tomba sur nos téléphones. Nous n'évoquâmes même pas l'épisode. Pas d'inquiétude particulière, il ne concernait que l'extrême Nord du pays. En outre, nous nous éloignerions bientôt vers le Sud. Le soir, nous nous couchâmes sans nous adresser la parole.
Attendez ! Il me semble que quelqu'un frappe à la porte. Sarah ! Bernard ! C'est vous ?
Ce n'était rien. Juste des débris. Je deviens fou avec tout ce vacarme.
Le matin, lorsque que je chargeai la voiture, le ciel était calme et cristallin. Dans le jardin, les branches des chênes, ployant sous le poids des glands, arboraient une immobilité toute sarcastique. Pas la moindre bise à l'horizon. J'humai l'air ambiant en me disant que les prévisions météorologiques manquaient de fiabilité. Pendant le trajet, le même silence pesant régna entre nous. Du coin de l'œil, j'observai son profil fier de femme outragée. Pour essayer d'oublier que j'étais un tocard, j'allumai la radio. Les alertes aux couleurs agrumes évoluèrent vite jusqu'à atteindre une teinte carmine, pile au moment où nous commencions l'ascension du col. En entrant dans la propriété de Bernard, les arbres noyés sous un tourbillon d'épines et de feuilles se balançaient dangereusement. Il nous attendait, une tasse de café à la main, monolithique derrière le grade corps en bois sculpté du balcon.
Ce n'est pas possible ! J'entends quelqu'un qui frappe. Cinq coups brefs, réguliers et paniqués. Cela ne peut être des morceaux de la carcasse de notre monde détruit. Je dois en avoir le cœur net.
Dès que j'aperçus son regard, je devinai qu'il était mort d'inquiétude. Sans me saluer, il annonça à sa fille que tôt ce matin sa mère était descendue à Thonon pour faire les courses et qu'elle n'était toujours pas rentrée. Sarah me foudroya du regard l'air de dire, « Tu vois, Papa a beau être un beauf, contrairement à toi, il éprouve de la considération envers son épouse.» et sans me demander mon avis, se proposa de l'accompagner pour partir à sa recherche. Je leur jetai un ultime regard tandis qu'ils s'éloignaient dans la Range Rover secouée de toute part par les bourrasques de plus en plus violentes. Les heures passèrent. Et la lumière fut avalée par les ténèbres.
Livré à moi-même, je fis les cents pas guettant chaque minute leur retour à travers la large baie vitrée qui surplombait la route. Devant le chalet, l'imposant sapin branlait de façon inquiétante. On aurait dit qu'un monstre gigantesque se balançait entre ses branches. Sa cime tournoyait comme une toupie et gravait dans les ténèbres, un rond noir scintillant. Je me trouvai comme hypnotisé par ce spectacle effrayant mais magnifique. Le sommet se rapprocha, plus près, encore plus près. Je pouvais presque le toucher. Le sapin fracassa la vitre et s'abattit lourdement sur la table à manger. Une de ses lances pointue effleura mon visage. Je courus à l'abri. A l'extérieur, une boule furieuse constituée d'aiguilles, de feuilles et de cailloux me fouettait le visage en rugissant. Même dans l'obscurité, je trouvai l'endroit sans difficulté. A chaque fois que nous venions, Bernard me le faisait visiter.
Je fermai la lourde porte en acier derrière moi et le silence fut.
Mardi 24 octobre
Hier, je n'ai pas eu envie d'écrire. J'ai passé la journée l'œil rivé au judas. Je suis sûr que quelqu'un frappe à la porte et se moque de moi. Sarah, sans doute, qui se venge avec la complicité de son père. Je ne vois rien au-delà de deux ou trois mètres. Rien que du gris déchiré à chaque instant par des étoiles filantes sombres et tranchantes. Le bruit du dehors est entré et me tape sur les nerfs. Tantôt hurlements, tantôt pleurs, tantôt rires maléfiques. A ce rythme là, je ne vais pas tenir longtemps. La radio est restée désespéramment muette.
Bien sûr, dès que je repris mes esprits, j'essayai d'appeler Sarah mais aucun appel n'aboutit. Sans doute à cause de l'épaisse couche de béton armé. Je voulus ressortir, braver pour une poignée de secondes la créature mais je constatai avec horreur que la porte refusait de s'ouvrir. J'avais beau tourner son volant à fond vers la gauche. Il ne se passait rien. Le temps avait fait son œuvre et on ne distinguait plus les instructions d'utilisation. Pris de panique, je poussai de toutes mes forces à m'en déboiter l'épaule jusqu'à ce que je comprenne qu'elle était maintenue dans son embrasure par la force prodigieuse des éléments qui se déchainait à l'air libre. C'était comme si une souris tentait de pousser une porte en chaîne massif derrière laquelle s'appuyait un dragon. Je me mis donc à explorer l'abri. Avec soulagement, je remarquai que le cellier débordait en eau et en nourriture. Les trois lits offraient deux possibilités de couchage en trop. Je pouvais tenir des semaines.
Mardi 31 octobre
On dirait que les murs de l'abri se rapprochent. Le vacarme incessant m'empêche de dormir et même de désespérer. Je suis tombé dans un piège terrifiant.
Aujourd'hui, je décidai de m'attaquer au problème insupportable de l'éternelle fracas. Pour ne plus l'entendre, je découpai des bandelettes dans les couvertures marrons et me les attachai, très serrées autour des oreilles. Je m'observai dans le miroir. Grotesque. Je ressemblais à Van Gogh après qu'il se fut couper l'oreille. Je continuais de percevoir cette inquiétante rumeur malgré l'épaisseur du tissu. Alors, je garnis l'intérieur de mes oreilles avec le coton trouvé dans la trousse de secours. Maudite soit-il, le sifflement infernal rôdait toujours. Il paraissait franchir avec aisance tous les obstacles placés entre nous. Il recouvrait mes chairs avec son voile oppressant. Il s'insinuait dans mon âme. Ah oui, j'oubliai. Un projectile de dimension phénoménale se pulvérisa contre l'abri. Sous l'impact, je m'infligeai une vilaine coupure aux doigts de la main gauche avec les ciseaux. Je nettoyai la plaie du mieux que je pus. Je poussai hurlement que personne n'entendit. La radio restait morte malgré le changement de batteries. Ma surveillance au judas ne rencontra pas davantage de succès. Ou plutôt si. Une chose surprenante survint. Le jour ne se levait plus.
Vendredi 03 novembre
Des cauchemars toute la nuit. Un silence ouaté. L'ouverture de l'abri béante. Sarah, souriante. Derrière elle, le paysage offre un aspect tranquille et ensoleillé. Un éclair dans la nuit. Son visage ravagé sur un corps de pantin désarticulé. Elle marche vers moi. Elle ouvre la bouche toute entière et dans un hurlement étouffé, engloutit le monde.
Cette nuit, ma main meurtrie ne me laissa aucun répit. La douleur fut atroce. Je pressai la plaie enflée. Un filet de pus s'écoula le long de la paume jusqu'au poignet. Est-ce que je commence à pourrir ?
Dimanche 05 novembre
Plus de cauchemars. La douleur m'envahit corps et âme. Bonne nouvelle, elle m'occupe tout à fait et me rend sourd au grondement du monde en décomposition.
Hier, je délirai tout le jour à cause de la fièvre. Le thermomètre frontal indiquait entre 39 et 40°. Il semblait peu fiable. Nous partagions ce défaut. Pendant ma crise, je brisai la radio. Quitte à ne plus rien espérer d'elle, autant qu'elle disparaisse. Je la jetai de toutes mes forces sur le carrelage. Elle s'éparpilla en une vague de petits composants multicolores en plastique. Puis la tête commença à me tourner. Je finis par m'endormir sur le sol glacé.
Mardi 07 novembre
Je dormis presque deux jours. A mon réveil, je remarquai une traînée brunâtre recouvrant toute ma main. Lorsque je m' appuyai pour me relever, une flaque de pus apparut à l'emplacement de ma main gauche. Ma fièvre ne baisse pas. Mes doigts blessés sentent mauvais.
Je me complais dans la pourriture malgré les affres qu'elle m'inflige car elle m'interdit de réfléchir à ma situation. Le fracas qui m'enveloppe, le refuge étouffant, le fantôme de Sarah. Rien de tout cela n'existe. Juste la douleur.
Vendredi 10 novembre
Sarah est revenue! A mon réveil, elle se trouvait là, allongée à mes côtés. Ses boucles noires chatouillaient gentiment mon visage. Plus de colère, ses traits arboraient une expression heureuse. Tout était pardonné.
Elle s'occupa de ma main. Elle alla mieux tout de suite. La marque marron disparut. La plaie se cicatrisa comme par magie. Nous fîmes l'amour une bonne partie de la journée. Nous nous étions languis l'un de l'autre. Dorénavant, j'écrirai moins. Je veux profiter de ces instants où nous sommes coincés ensemble pour nous retrouver et lui prouver que je ne suis plus le même.
Vendredi 24 novembre
Comment pu-t-elle s'enfuir sans que je m'en rende compte ? A mon réveil. Elle était absente. Je la cherchai dans tous les recoins. Aucune trace d'elle. En retournant les matelas pour la découvrir, je me blessai aux mêmes doigts avec un ressort qui perçait. Il devait être rouillé car immédiatement, ils prirent une teinte noire et se mirent à dégager une odeur pestilentielle. La douleur me rendit fou. Je saccageai tout l'abri. Dans ma rage, je crois que je renversai pas mal d'eau et de nourriture.
Vendredi 01er décembre
Pour la case inaugurale de mon calendrier de l'avent, j'arrachai mes doigts pourris avec les dents. Je les plaçai dans la bouche. Ils avaient un goût de métal et de poisson avarié. Je comptai jusqu'à trois et tirai très fort. Ils se détachèrent comme des boutons pressions. Un liquide noir comme du pétrole jaillit. Je hurlai à m'en casser les cordes vocales mais rien ne résonnait plus dans cet endroit damné. Je crois bien que le vacarme du dehors me rendait sourd.
Je sais maintenant que Sarah n'a jamais été de retour. Tout cela n'était qu'une illusion causée par le délire. Je marche sur une ligne de crête où le moindre faux pas menace de me faire basculer du côté de la folie. J'essaie de me concentrer sur ma situation. Me remuer les méninges pour sortir d'ici. D'abord réussir à ouvrir la porte. Sortir, enfin. Mais pour aller où? Et comment résister aux rafales infernales ?
Samedi 02 décembre
J'eus l'idée d'utiliser l'une des barres de fer qui servait à soutenir mon sommier pour tourner le volant de la porte. Le fameux effet de levier. Il me sembla bouger très légèrement. Ma main diminuée me gêne. Il faudra que je renouvelle mes efforts.
Dimanche 03 décembre
C'est une certitude, le volant avança encore de quelques degrés vers la gauche. Youpi !
Lundi 04 décembre
Et quelques millimètres de plus ! Je commence à réfléchir à la meilleure façon d'évoluer à l'extérieur en toute sécurité.
Mercredi 06 décembre
Gnac, gnac, gnac !Gnac, gnac, gnac !
Je dois accepter mon sort et me laisser mourir. Hier, je poussai sur la barre à m'en faire éclater les veines. Le volant demeurait implacablement immobile. De colère, je jetai la barre par terre. Elle atterrit sur une pile de papiers froissés. La première portait la mention « Porte blindée de l'abri » inscrite en gras. Il s'agissait d'un document techniques expliquant son fonctionnement ainsi que les matériaux qui la composait. Parmi la foule de descriptifs abscons, on y énonçait aussi l'endroit où elle avait été fabriquée. Les Etats-Unis d'Amérique. J'éclatai d'un rire dément. J'ignorais comment je l'avais su mais les normes d'ouvertures/fermetures en Europe et aux Etats Unis sont différentes. Vers la gauche pour ouvrir/dévisser en Europe. Vers la droite aux Etats Unis. Tout ce temps, je m'enfermai davantage dans mon cercueil capitonné au cuir rêche de la folie.
Vendredi 15 décembre
Je ne dispose presque plus de nourriture. Il me reste un fond d'eau dans le réservoir. En faisant attention, je pourrais tenir deux semaines au maximum. Bientôt, je n'écrirai plus. Au fait, vous vous rappelez de l'histoire des normes d'ouvertures/fermetures. Je me rappelle. Figurez-vous que l'été dernier, Bernard nous avait offert un barbecue américain. Vous savez, ces grosses bécanes à gaz avec une cloche en inox et un cadran indiquant la température idéale pour déposer la viande sur le grill. J'eus la plus grande difficulté à brancher la bouteille de gaz au tuyau d'arrivée de l'engin. Je me démenai des heures mais pas moyen d'y parvenir. La mort dans l'âme, je dû demander de l'aide au beau-père. Médusé, je le regardai visser sans effort, le boulon vers la gauche. A la fin, il me gratifia d'un regard que l'on adressait habituellement aux débiles profonds. C'était la suprême vengeance de Bernard.
Dimanche 31 décembre
Dans la nuit, un projectile d'une taille prodigieuse s'est fracassé contre la porte. Cela a été tellement violent que l'onde de choc m'a projeté tel un cotillon jusqu'au fond de la pièce. Tout vol autour de moi. La porte est entrouverte.
Sarah ! Est-ce que tu es prête ? Dépêche-toi ma chérie! Nous partons. Tu acceptes enfin de me donner la main. Est-ce à dire que tu me pardonnes ? Un instant. Un dernier mot dans mon journal.
Nous allons tenter une sortie. J'ai conscience que nos chances sont minces. Tant pis ! Ecrasés, broyés, brisés, découpés, écartelés, décapités, lacérés. Notre décision est prise. Tout plutôt que de mourir à petit feu.
Dès que j'ouvrirai la lourde porte métallique, je jetterai dans la gueule du vent, ce journal relatant mon séjour passé dans cet infâme abri. Même en lambeaux, je prie pour qu'il achève son tortueux et bouillonnant chemin, aux pieds d'une humanité sauvée et apaisée.
Marre des confinements ! Je préfère respirer à plein poumon l'air radioactif et que cela finisse ! :o))
· Il y a plus de 3 ans ·Hervé Lénervé