Nous allions avoir un bébé

laracinedesmots

Aussi loin que je me souvienne, j'avais toujours eu envie d'un bébé. Je savais que je serais une bonne mère, aimante, avec le grain de folie nécessaire pour faire rêve un enfant. Pour l'instant, seule ma gourmandise arrondissait ma peau blanche, parsemées de tâches de rousseur. Néanmoins je caressais souvent mon ventre, du bout des doigts, avec un sourire aux lèvres. J'imaginais que ça vivait sous mon nombril et que ça gigotait.

J'avais toujours rêvé d'avoir un enfant et c'était enfin mon tour. Je n'avais plus de contraception depuis une semaine et mes étreintes avec lui me semblaient plus passionnées. Nous n'avions plus de filet de sécurité, c'était le grand saut vers l'inconnu et nous y allions tambour battant, l'impatience chevillée au coeur. Il me répétait que je rayonnais.

- Encore ton eau rouge ?

Sa voix moqueuse me tira de mes songes pastels. Le soleil jouait sur ses cheveux bruns, dévoilant le temps d'un souffle les reflets blonds qui les parsemaient. Ses yeux brillaient, bijoux étincelants d'espièglerie. La lumière était joueuse aujourd'hui et me voilà à me pâmer comme une lycéenne. Je secouais la tête en un rire invisible.

- C'est bon, on y va !

Je bus d'un trait ma boisson, attrapa mon sac à main et nous partîmes à la brocante du village.

Déambulant main dans la main au milieu des étals, nous cherchions du regard les bouts d'histoires qui pourraient s'accorder à la nôtre. J'aurais souhaité tombé sur un vieux couffin, de ceux tressés par des antiques grand-mères plissées comme des papyrus.

Nous allions avoir un bébé.

Ma poitrine se soulevait sous l'assaut puissant de cet immense bonheur que j'avais tant attendu. J'avais mille fois imaginé cet instant, cet éclat de temps nous représentant en train de flâner, rêvant d'enfant endormi. Nullement gâché par les années de fantasme, ce bonheur était délicieux à savourer.

Nous allions avoir un bébé.

Désormais, regarder les femmes enceintes ne me soumettait plus à des accès de rage et de meurtre. Il y a encore un mois, je pleurais toutes les larmes de mon corps, harassée par la frustration de cette attente interminable. Infinie. Jamais je n'aurais cru qu'enfin cela allait être mon tour.

Il fallait juste que cela aille un peu plus vite. Un mois et mes règles étaient revenus. J'avais tellement attendu, tellement compté, que je n'acceptais pas que mon corps ne saisisse pas la première occasion. Était-il fainéant ? Étais-je stérile ? Et si j'étais malade ? A peine trente et un jour et j'étais déjà à terre, terrassée par la douleur de la déception. J'avais épuisé mon quota d'heures patientes. C'était ce que je me disais le soir, avant de le rejoindre, quand je préparais ma boisson magique ancestrale. Grâce à elle, la Nature accélèrerait le processus et distillerait sa chance dans mes tripes. Je n'étais apaisée qu'une fois que je savais mon verre mis au frais, attendant sagement le lever du soleil pour être ingurgité. Mes nuits étaient douces, je rêvais que mon enfant nageait dans mon eau, me souriant, me lançant des signes. De plus en plus près. Bénis soient les remèdes de grand-mères.

Nous allions avoir un bébé.

J'allais alors m'étendre à ses côtés, me glissant contre son dos parsemés de grains de beauté, ronronnant contre sa chair ferme et nue. Il sentait le bois, il sentait toujours le bois. Il était dur comme le bois.

J'avais du sortir sans lui ce soir. Je n'avais plus d'ingrédients pour préparer ma boisson et comme je ne devais manquer une seule fois d'en boire, qu'importe l'heure, j'étais partie me ravitailler. L'abat-jour orangé de la cuisine créait une délicate ambiance tamisée, rendant la pièce chaude et accueillante. Sereine, je découpais les ingrédients en chantonnant une comptine enfantine.

Nous allions avoir un bébé.

Souriante, je l'imaginais plongé dans son sommeil, les draps légers épousant son corps nu. L'excitation s'enflamma dans mon ventre à la simple évocation de ses courbes sculptées avec précision. Son corps dur comme le bois.

Nous allions avoir un bébé.

J'attendis que l'eau clair qui s'échappait du robinet se réchauffe avant de pouvoir y passer mes mains. Je ne souhaitais pas avoir froid. Je pris plus de savon que d'habitude au creux de mes doigts. Le sang collait bien plus à la peau que la graisse de poulet. Une entêtante odeur de framboise dominait celle des corps démembrés.

Nous allions avoir un bébé.

Avec l'aide de ma cuillère en argent, j'aplatissais ces petits bras et ces petits pieds dans le mixeur, prenant soin que rien ne dépasse, avant de le mettre en marche. La mixture tournait, tournait, anéantissant méticuleusement l'ensemble des grumeaux. Elle finit par prendre la couleur d'un splendide rouge clair et aussi lisse qu'une mer sans orage. Je mis la boisson au frais, en refermant délicatement le frigo. Le front posé sur la porte fraîche, je fermais les yeux en une prière. Il fallait que cette boisson soit la dernière. Je n'en pouvais plus d'attendre. D'un geste expert j'attrapais le petit sac poubelle, proprement fermé, remplit de corps rosés, minuscules et dodus.

Nous allions avoir un bébé.

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