Nouvel horizon
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Le ciel garderait à jamais les cicatrices des nuages qui le balafraient. C'était à croire que ça déprimait les arbres qui, en moins d'une semaine, se retrouvèrent sans l'ombre d'une feuille. Des cadavres, dans une déclinaison de bruns, jonchaient le sol. Des larmes d'enfer s'échouaient dans le canal. Les péniches qui s'y croisaient prenaient des airs de corbillards. Qui sait combien de corps de désespérés reposaient dans ses entrailles, sans personne pour les draguer ? Même le Rédempteur avait abandonné la contrée. Quand les ténèbres s'abattaient, les rats se planquaient dans leur terrier. La nuit, tous les chats sont gris. Ils n'auraient pas pu les distinguer tant les ténèbres s'enveloppaient de sceptres indiscernables. Le pire, c'était quand le brouillard se levait. Même les échos qui, d'habitude réveillaient chez les enfants des cauchemars du croquemitaine, ne raisonnaient plus. C'était le cloaque de la Terre, l'anus mundi.
Les murs des masures pleuraient d'humidité. Il n'y avait pas un habitant qui ne souffrit pas de refroidissement ou de tuberculose. Comment l'humanité avait-elle pu s'établir dans un telle incongruité météorologique ? On avait pourtant découvert dans une tourbière des corps conservés par l'acidité. Des savants venus de la ville avaient estimé qu'ils y croupissaient depuis les temps d'avant l'Histoire.
On trouva un matin une inscription peinte sur le porche de la chapelle Saint-Nicolas. Au-delà de cet acte blasphématoire, c'est l'étrangeté des caractères qui troubla le Père Martin. Avant de venir s'enterrer en ce lieu où personne ne fréquentait la messe dominicale – pourquoi s'y rendre alors que l'on vivait déjà au purgatoire ? –, il avait officié sur différents points du globe. Il pouvait ainsi se vanter de connaître l'alphabétique cyrillique et géorgienne, l'alphasyllabaire khmer ou la logographie chinoise. Là, absolument rien qui put s'en approcher.
En d'autres régions, on aurait sorti toute une artillerie de bondieuseries. Ici, rien de tel. La statue de la Vierge Marie que l'on exhibait autrefois en procession faisait pitié par sa décrépitude. Le bedeau était mort d'une cirrhose le mois précédent. Les enfants de chœur n'avaient même pas achevé leur confirmation. De toute manière, cela arrangeait le prêtre. Il voulait d'abord y voir les signes d'une imbécilité humaine avant celui d'un quelconque démon.
Il possédait une collection d'ouvrages qui eut fait pâlir de jalousie bien des bibliophiles. Ce n'était pas le temps qui lui manquait. Ses tournées stériles sous des trombes d'eaux attendraient des cieux plus cléments qui ne venaient jamais. Il se plongea dans les livres des plus éminents linguistes. Il n'y trouva pas le moindre indice qui aurait pu le sortir de ses interrogations. De l'étrusque au basque, du sumérien au ?xóõ, rien.
C'est le monde des rêves qui fut le révélateur. Il portait une sainte horreur à l'égard de la psychanalyse. Il se refusait d'y voir une interprétation fumeuse. Il se réveillait régulièrement pour prendre des notes. Pourquoi voyait-il des couleurs que même ses pérégrinations dans les pays boréaux ou tropicaux ignoraient ? Quels étaient ces sons étranges qui hantaient son appareil auditif ? Cette sensation d'être caressé venait-elle d'un succube ?
Après l'automne et l'hiver arriva ce qu'il faut bien appeler le printemps. Les ondées succédèrent aux tempêtes qui furent elles-mêmes remplacées par du crachin. Jusqu'au jour où un rayon de soleil pointa. Martin sortait de l'oratoire où il y avait célébré en solitaire la messe. Ce ne sont pas les rais de l'étoile qui l'éblouirent. Alors qu'il regagnait son presbytère, il se retourna. Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir que les graffitis s'éclairaient d'une teinte dorée et, plus encore, sa consternation, quand se dessinèrent sur le mur des caractères en grec ancien issus de la Bible. Martin put lire : « Attachez-vous aux réalités d'en haut, et non à celles qui sont sur la terre ».
Plus jamais il ne maudit le ciel, aussi maussade qu'il fût. Il accepta son sort, sortit les rames pour reconquérir ses ouailles et les mener, contre vents et marées, vers la lumière.