Nouvel horizon pour un sombre héros de l'amer
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L'école de journalisme vous apprend à écrire pour être lu. A relater une information en répondant à cinq questions fondamentales : qui, quoi, quand, où et pourquoi ? Elle vous apprend qu'il faut savoir garder de la distance avec votre sujet. Pas de leçon, pas de sermon.
Distinguer l'humain du journaliste, en quelque sorte. Et ce, afin d'être le plus honnête possible, l'objectivité n'existant pas.
Il y a cependant des cas où une sixième question vous titille plus que les autres. Celle qui vous fait vous gratter l'arrière du crâne, sourcils froncés, moue de circonstance à l'appui : « Comment ? »
Pas « Comment est-ce arrivé ? », non… « Comment en parler ? », plutôt. Dans ces cas-là, une fois le chapitre sur l'honnêteté abordé, l'école de journalisme ne vous apprend plus grand-chose. On est seul face à son sujet. Petit à petit, on noircit la page, pensant fluidifier le flot de questions qui s'agglutinent comme des fourmis sur une miette de pain mais elles se font si nombreuses qu'on a l'impression de plancher sur un sujet de philo : la morale doit-elle se soustraire à la justice ? A-t-elle sa place dans l'art ?
Vous partez d'un point de vue général : Phil Spector a-t-il cessé d'être un génie après qu'il a été reconnu coupable du meurtre de sa compagne, l'actrice Lana Clarkson, en 2003 (ndlr : quelle année, décidément) ? Pour finir par cerner votre sujet : écouter ou ne pas écouter le nouveau projet de Bertrand Cantat ? Et si jamais j'aime ce disque, est-ce que cela fera de moi un salopard ?
Inutile de passer quatre heures dans une salle de classe et d'invoquer les esprits de Kant ou de Spinoza. La réponse est non. Evidemment, non. Aimer Horizons ne nous fera pas clouer au pilori comme des parias. Pas plus qu'aimer le metal fait de nous des adeptes de messes noires.
Le propos peut paraître démesuré mais combien sont ceux qui faisaient la grimace à l'énoncé du nom Noir Désir après Vilnius ? Comme si les germes du drame s'étaient trouvés entre les lignes des paroles d'En route pour la joie ou Tostaky…
On savait que Bertrand Cantat reviendrait sur le devant de la scène.
En marge de quelques apparitions (Eiffel, Shaka Ponk, Brigitte Fontaine, Amadou et Mariam), le bonhomme travaillait depuis trois ans sur un album dont on a pu, fin septembre, découvrir les premières bribes à travers le très beau Droit dans le soleil. Une valse acoustique, aussi sobre que mélancolique, que le chanteur a coécrite au Liban avec le metteur en scène Wajdi Mouawad.
Horizons est donc sorti le 18 novembre dernier. Le projet ne porte pas le nom de Bertrand Cantat mais celui de Détroit. Car on a tendance à l'oublier un peu trop vite mais l'album est bel et bien le fruit de la collaboration du Bordelais avec Pascal Humbert, ex bassiste de Passion Fodder et 16 Horsepower (qui assurait la première partie de Noir Désir sur la tournée 666.667 Club).
Dès la première écoute, l'attention se porte forcément sur les textes. Inconsciemment, on cherche les allusions. Parlera, parlera pas ? Se dévoilera, se dévoilera pas ? Cantat ne peut évidemment pas effacer les dix années qui viennent de passer. La prison : « Le rythme carcéral passe par la tuyauterie. Un dialogue de misère pour dire qu'on est en vie » (Horizon). Marie, Kristina : « Dors mon ange de désolation. Dès que le vent aura tourné, nous ferons diversion et tu m'emmèneras... Tu sais maintenant. De ce côté du monde, on étouffe » (Ange de désolation).
On peut pousser l'étude de textes jusqu'à l'extrême, scruter le moindre regret, l'infime anicroche.
Mais on n'écoute pas un disque comme on dissèque un dossier d'instruction. Aussi peut-on se concentrer sur la musique, reconnaître que le duo a réalisé un travail formidable en concoctant de somptueuses pièces atmosphériques (Glimmer In Your Eyes, le torturé Terre brûlante) pour permettre aux mots de respirer dans un exercice qui rapidement aurait pu s'avérer étouffant. Et puis, il y a cette voix… Cette manière d'articuler si particulière.
Cantat et Humbert passent de l'ombre (le ténébreux triptyque Ange de désolation/Horizon/Droit dans le soleil – sommet artistique de l'album) à la lumière : Le creux de ta main, sorte de petit frère musical de L'homme pressé, Null & Void, le nouvel extrait de l'album, plus rock, fort de ces arpèges cristallins que Serge Teyssot-Gay, ancien guitariste de Noir Désir, savait manier mieux que personne. On appréciera le clin d'œil comme on s'inclinera devant la reprise d'Avec le temps de Léo Ferré qui nous ramène à un climat plus oppressant, histoire de nous rappeler, une dernière fois, le contexte très particulier dans lequel baigne le projet.
Aimer ce disque, ce n'est pas ignorer la douleur de l'autre. Ce n'est pas expliquer, encore moins cautionner. On ne devrait pas avoir à le préciser mais les choses sont ainsi faites : il y a le camp de ceux qui ne feront aucune différence entre l'artiste et l'homme et il y a les autres. Et, quel que soit le débat, ces derniers auront sans doute plus d'arguments à faire valoir, pour peu qu'ils en aient envie.
On ne peut pas réécrire l'histoire. Aucune rubrique d'aucun journal ne peut le faire. Les écrits restent mais les mots n'ont pas de mémoire. Alors, ce qu'on peut souhaiter de mieux à Cantat, c'est qu'un jour, on puisse écouter Ma Muse ou Ange de désolation sans penser à l'absente. Peut-être que ce jour-là, on écoutera simplement Horizons pour ce qu'il est : un disque merveilleux. Epuré, décomplexé, d'une certaine manière. Un disque dont les mots auront le sens que chacun veut lui donner.
Pour l'heure, on ressent comme un malaise impalpable et Dieu sait combien de temps et d'écoutes il faudra pour le dissiper. L'ensemble est si intime qu'il est impossible de se l'approprier de la sorte. On aurait pu si Horizons avait été l'œuvre de n'importe quel musicien. Certains, sans doute les mêmes qui, aujourd'hui, parlent d'indécence, d'ignominie auraient même crié au génie.
La justice a donné à Bertrand Cantat le droit d'exister à nouveau en temps qu'artiste. Dans ces lignes, la seule chose que nous jugeons, ce sont les chansons et celles qui composent Horizons sont belles. Simplement, tristement et anxieusement belles.