NouvElle
Tarsa
La cuisine est bleue. Un bleu tirant sur le blanc. Des carreaux de piscine qui sans sentir le chlore en ont l'aspect et qui toujours tirant sur le blanc tapissent les murs. Un joli carré de cuisine édulchloré qui se laisse engouffrer des griseries d'une cigarette. La fenêtre à demi-cachée par un frigo laisse transpirer en buées une chaleur bleue interne.
La chaleur bleue du dimanche matin. Lorsqu'elle s'est réveillée, vers onze heures, elle a marché lentement jusqu'à la cuisine. Pressant la feuille de tabac entre la pulpe de ses doigts, elle a léché la partie supérieure qu'elle a recourbée en un tube.
Alors, ça fume, comme ça a toujours fumé depuis six ans déjà dans cette cuisine bleue.
Dans les griseries de sa cigarette c'est la détente des nerfs.
Hier elle a tenté un gâteau de miel de printemps de papa. Il s'est craquelé en croûte de miel par la suffocation du four et l'intérieur crémeux a bouilli. Il était onze heures quand elle s'est réveillée ce matin et le gâteau froid avait maintenant l'aspect d'un flan.
Elle a commencé par la croûte de matière pâteuse carbonisée puis elle a planté son doigt dans le flan de miel.
Le gâteau elle l'a fini parce que fini ton assiette et puis elle vomit maintenant. Tout ça c'est son flan quotidien.
Dans les toilettes c'est la bavure vitale et la respiration bordée de larme.
La brosse à dent est couverte de pâte de miel de papa visqueuse qu'elle fait allait et venir près de sa glotte en ruine.
Puis, rampant à quatre pattes jusqu'au couloir en lino, un lino qui lui écorche les genoux et la paume des mains, elle rampe. Le chat, la litière, les graviers de la litière et le chat qui en fout partout sur le lino et jusqu'à son lit à elle. C'est surement pour ça qu'elle est écorchée. N'empêche elle aime bien sa présence. Kiki la matoune, la ptite toutoune à kiki. Elle grossit chaque jour parce qu'elle aussi ne sait pas se réguler. Maki la patoune est toute ronde et douce avec son poil gris anthracite et ses yeux jaunes.
Elle rampe près de kiki et kiki, digne dans sa collerette de graisse grise l'observe du haut de son arbre à chat. Eh la ptite toutoune dis tu viens voir dis kiki, dis tu dis tu viens ! Kiki s'en fout royalement et c'est tant mieux.
Elle retourne dans la cuisine.
Oh putain la chaudière ! Son portable indique trois appels manqués à 8h30, 8h30 et 8h31. Bonjour Madame, je souhaitais reprendre un rendez-vous pour la chaudière…. J'ai eu un problème familial urgent et je n'étais pas chez moi ce matin pour accueillir monsieur, oui madame, oui auquel cas je l'aurai prévenu ! Enfin dans ce genre de situation (trémolo dans la voix)…
- on a fixé votre rendez-vous au 5 décembre à 8h30.
Oui mais madame j'ai cours le 5 à 8h30…ah alors le 12 oui je suis disponible mais avant midi, toujours en raison de mes cours.
- La cliente à cours à 12h elle souhaite l'intervention (les touches du clavier rebondissent en d'éclatant clipclapissement sous les très certainement boudinés doigts de madame)… Ouuuuais j'vais fermer c'est la p'tite maison là, d'accord ok bisouuu … avant 11h on a dit hein, et voilà. Bonne soirée au revoir.
Oui bonne soirée. Il est 18h et déjà la nuit tombe. La fenêtre est en vis-à-vis direct avec l'intérieur de la cuisine maintenant. Dans son dédoublement la pièce se détache du dehors et désormais ça flotte. Elle aussi sent que ça flotte. C'est un flottement général des objets dans la pièce. Pressant la feuille de tabac entre ses doigts inertes elle a léché la partie supérieure qu'elle a recourbée en un tube.
Alors ça fume comme ça a toujours fuméééehhh merde ! Kiki non tu t'en vas oust'kikii ! C'est pas vrai elle saoule fais chier merde ! putaaain… DRINGGG oui j'arriveeeeuh ! Casse toi kiki, … bonjour ?
- N° 1999 ? Voici votre commande uber eat… vous avez un très beau chat.
Merci c'est kiki. Bonne soirée.
- Miaouuuu
Tout à l'heure elle a menti. Ce matin elle dormait. Il était deux heures lorsqu'elle s'est enfin oubliée à elle-même et c'est un brusque saut hors du lit qui l'a extirpé du rêve à onze heures. Un rêve extraordinaire puisque sa dernière capote se démultipliait à l'infini entre ses mains fébriles. Elle pense à la scène de la multiplication des pains et des poissons. Manger et baiser à l'infini, c'est de l'ordre du sublime ça. Bref elle a délibérément menti à cette dame qui n'en avait rien à faire. Kiki non plus n'en a rien à faire de ses mensonges.
Sa petite sœur est tombée dans les escaliers menant à l'entrée principale du lycée Chaptal. En tombant la tête s'est cognée contre le rebord d'une statue. Le traumatisme crânien l'a conduite aux urgences. Elle est bien obligée de la rejoindre afin de signer les papiers et de rencontrer les médecins. Toutes les décisions importantes lui reviennent puisqu'elle est l'unique représentante de sa famille. Impossible de venir à l'entretien, des responsabilités la retiennent. Elle est navrée mais madame de la chaudière devrait l'être encore plus.
Elle devrait mais ne l'est pas.
Dans l'étourdissement des injections létales, elle fume, et fumant les veines de ses avants bras gonflent. C'est l'instant incertain où ses inventions s'insinuent dans les intraveineuses.
Edwige la regarde et son globe oculaire enfle. La séance prend fin et « le mensonge est le lieu de votre honnêteté » résonne obliquement dans son corps dissonant. Oui c'est cela, mon mensonge n'en est pas un.
Alors, il est désormais l'heure de se coucher, de se border de couette et même de s'y enfouir, les mains sur la commande Uber Eats. Elle n'a pas réellement faim mais son cerveau réclame par habitude. Tu n'es qu'une petite fille pourrie gâtée. Surement.
Aux rythmes des ressacs duveteux elle pense à sa sœur au crâne défoncé. Le bas du dos sue. Les cuisses grattent. Les miettes de burger râpent. C'est pour cela qu'elle est écorchée. Elle pense à l'hôpital où sa sœur est alitée. Lequel ? La lumière bleue éclaire son front soucieux. La clinique Turin c'est là qu'elle devrait être.
Les rues défilent sur l'écran et tout à coup la rue saint Denis. Elle se souvient de cette fleur de prostitution qu'elle en avait faite.
Elle fait la manche, se déhanche
Très sagement face à la rue
Sa mine rêveuse, ses mains blanches
Ne laisse douter de ses vertus
Le ciel s'efface, les néons prennent placent
Adèle est là, seule face à la nuit
Un homme souri, d'Adèle plus de traces…
Deux corps s'agitent derrière la f'nêtre rue Saint-Denis
C'était en 2014, un concours et une première édition dans le petit recueil de la Baie en Poésie. C'est à cette période qu'elle a perdu le contrôle de sa sœur. Elle l'avait forcé à dormir sous l'escalier. C'est aussi le respect de la hiérarchie qui a dicté à la petite sœur de volé pour elle.
Vers six ans elle a volé pour la première fois. C'est un paquet de chewing-gum. Tu ne voleras point. Au moment de sa première communion ses parents l'ont regardé droit dans les yeux lorsque l'hostie sacrée s'est déposée sur sa langue. Insipide. Elle leur a rendu un regard vide. Je n'y crois pas une seconde. Je sais l'argent de la quête revenir aux enfants de chœurs, le père Kovaks être marié à Dieu (mon cul.) et la rigidité creuse des rites n'être que l'exagération d'un manque de conviction. C'était sa confirmation à elle. Parmi les visages empreints de sérénité pieuse elle n'avait pas de révélation. Comment comprendre sans connaitre ?
J'adore ce style, ça se lit sans faim :)
· Il y a presque 5 ans ·douxfoutropforever