Nouvelles Dérangeantes
Stéphane Rougeot
Amân
Dès qu'il ouvre les yeux, Paul ressent les battements de son cœur à travers ses membres. Les pulsations résonnent dans chacun de ses vaisseaux, plus particulièrement ceux de la tête. Il sait déjà que ça sera aussi difficile aujourd'hui qu'hier. Et les jours avant. Car depuis une semaine, Paul tente de retrouver un rythme de vie normal.
Comme avant.
Il tourne la tête et s'aperçoit qu'il lui reste encore trois minutes avant que le réveil n'émette son assourdissant tintamarre, choisi pertinemment pour être sûr d'émerger, quitte à ce que ce soit en bougonnant. Envahi par une motivation qu'il juge de bon augure, il décide de faire abstraction de cette légère précocité et se lève. Un bref passage à la cuisine lui fait comprendre que son estomac noué ne pourra avaler quoi que ce soit. Il prend une douche rapide et retourne dans la chambre pour s'habiller. D'un geste machinal, il s'assoit sur le rebord du lit et se prend la tête dans les mains. Il doute. Son regard se porte alors vers la table de nuit, sur laquelle se trouve une boîte de comprimés. Il sait qu'il ne doit les prendre qu'en dernier recours. Il ne sent pas son bras se tendre ni sa main empoigner le médicament. Son esprit bouillonne au rythme de son muscle cardiaque. L'ongle de son pouce est appuyé contre le capuchon de plastique, prêt à le faire sauter. Non. C'est bon, il résiste. Ses tempes sont humides en raison de l'intensité de l'effort fourni. Il y est parvenu en se vidant complètement l'esprit, en ne pensant à rien. Une fois habillé, et pour ne pas prendre de risque, il quitte son studio d'un pas leste, et descend les quatre étages par le minuscule escalier grinçant et sale, pour déboucher sur le parking qui longe le bâtiment. Malgré ses manches longues, il ressent la fraîcheur de ce matin de printemps. Qu'importe, de toute façon, il ne compte pas rester longtemps à l'extérieur. Il ne reste que quelques pas jusqu'à la place qui lui est réservée. En apercevant la Clio, son estomac se serre subitement. Paul craint un instant qu'il ne renvoie son déjeuner, mais se souvient qu'il n'a rien ingurgité. Une simple pression sur le bouton du porte-clés et le mécanisme des serrures se déverrouille d'un claquement sec. Paul trouve rapidement le réconfort du fauteuil du conducteur et ferme la porte.
Maintenant, le plus dur reste à faire. Hier, il est arrivé jusque là, mais n'a pas pu aller plus loin. C'est pour ça qu'il ne se sent pas à son aise. Il est au bord de la panique. Ses yeux ne peuvent se fixer sur quoi que ce soit. Son cerveau ne peut se résigner. Des images reviennent le hanter. Ces images qui ne le quittent plus depuis un an et demi. Depuis le jour fatidique.
C'était en septembre. Il roulait en ville, pas très loin d'ici, d'ailleurs. Il revenait du centre commercial, avec ses courses de la semaine dans le coffre. Comme bien souvent, il avait profité de ce que son chef lui laissait quelques libertés dans ses horaires pour remplir son frigo aux heures où les consommateurs sont encore au travail. Sa Ford Fiesta de l'époque, aussi délabrée que sa Renault d'aujourd'hui, serpentait agréablement dans le faible flux de la circulation de la sortie d'agglomération, à une vitesse un peu supérieure à la limite autorisée. Paul se permettait des écarts de conduite lorsque cela ne mettait personne en danger. En traversant un rond-point, le volant se bloqua sans crier gare et le véhicule tira tout droit, s'encastrant brutalement dans le mur d'un cimetière, non sans avoir au préalable fauché deux adolescentes. Les pompiers ne dégagèrent qu'un seul corps en vie du tas de ferraille et de pierres. Celui de Paul. Les semaines qui suivirent furent longues et laborieuses à cause des multiples fractures dont il souffrait. Bien sûr, une enquête fut ouverte, afin de déterminer les causes et les circonstances de l'accident. Les familles des deux filles s'étaient même portées partie civile pour dénoncer ce qu'elles appelaient dans leur douleur « un meurtre légalisé ». Les journaux locaux firent leurs titres de cette expression. L'absence d'alcool et de troubles psychiques a sauvé la mise à Paul. Une supposée défaillance mécanique, invérifiable vu l'état du véhicule, fut donc déclarée seule responsable. Le verdict n'empêcha pas Paul de souffrir. Physiquement, car ses jambes et son thorax avaient mal encaissé le contact avec le moteur. Son mental également, en raison des deux vies qu'il avait ôtées, aussi involontairement que ce soit arrivé. Sans parler des familles et amis qui en garderaient des séquelles peut-être encore plus longtemps que lui.
Ces images, et ces émotions, ne lui laissent plus aucune seconde de répit. Tout en serrant la clé dans sa main, il revoit le mur s'approcher. Les quatre bras se lever dans un double cri qui ne dure qu'une fraction de seconde. Pour la deuxième fois aujourd'hui, il parvient à se vider la tête, pour ne se consacrer qu'aux gestes, pourtant simples, que tant d'autres citoyens font chaque jour. La clé pénètre sans aucune résistance. Le pied gauche enfonce la pédale d'embrayage, tandis que la main droite s'assure machinalement du point mort. Le contact déclenche la mise en route de la radio. D'un appui sur un bouton, Paul baisse le volume, en reconnaissant un tube techno dont il n'est pas particulièrement fan. Il ne doit pas réfléchir. Il sait que plus il réfléchit, plus il risque de faire comme hier, c'est-à-dire passer une heure au volant, bloqué à l'arrêt, et qu'il finira par repartir à son appartement, en sueur, fébrile et découragé. Il se force à imaginer qu'il n'a qu'un grand tableau noir dans la tête, et qu'il lui suffit de donner un coup de chiffon pour que toutes les traces de craie disparaissent.
Il démarre. Entre ses oreilles, un hurlement de victoire retentit. Il l'utilise pour se donner encore plus de courage et poursuivre son avancée miraculeuse. Il enclenche la marche arrière, jette un œil dans ses rétroviseurs, et commence à reculer doucement. Ses gestes sont saccadés. C'est la première fois en dix-huit mois qu'il conduit. Il ne s'en sort pourtant pas trop mal, en parvenant à la sortie du parking sans le moindre accrochage. Il promène son regard de chaque côté, puis s'engage sur la route.
Progressivement, tout lui revient. Les réflexes. Les habitudes. L'enchaînement des vitesses. Le freinage, bien que parfois un peu brusque, car les étriers serrent vite les disques dès qu'il effleure la pédale. Autre chose lui revient aussi. Ses yeux sont irrésistiblement attirés par les piétons. Ceux qui sont sur les trottoirs. Ceux qui traversent. Ceux qui sont inaccessibles, aussi, dans les magasins, ou dans le parc qu'il longe et où il a toujours aimé venir se promener. Même les conducteurs des autres véhicules. Ce mélange de fierté, de puissance et d'adrénaline ne l'a jamais quitté. S'il a eu autant de mal à reprendre le volant, ça n'a jamais été par peur d'un nouvel accident.
Au contraire.
C'est par peur de ne pouvoir résister à cette envie, qu'il sait présente au fond de lui, d'en provoquer un nouveau. Pour retrouver ce sentiment. Quand il aperçoit l'arrêt de bus, avec les deux silhouettes assises, il ne peut plus rien contrôler. Son envie prend le dessus. Sa conscience a cédé les commandes et préfère se retourner pour ne pas être témoin de la suite. Son pied enfonce l'accélérateur à fond. Ses mains se crispent sur le volant. Son regard est figé sur ses cibles : une mère et sa fillette, qui ne réalisent pas encore que leur sort est déjà scellé. Il retient sa respiration juste avant le choc, comme parvenu au paroxysme de l'orgasme. Le métal froissé et le verre brisé tout autour de lui ne semblent même pas provoquer le moindre bruit. Il a décroché. Il est sur un nuage. Le poteau soutenant l'horodateur qui se trouve juste derrière le panneau publicitaire qu'il défonce après avoir fauché les innocentes victimes vient s'encastrer dans l'avant de sa voiture et stoppe sa course folle.
Juste avant de perdre connaissance, Paul est déjà en train de planifier sa prochaine tentative.
C’est comme tout ! Avant d’y avoir goûté, on ne peut savoir si on y prendra goût ! :o))
· Il y a environ 6 ans ·Hervé Lénervé
Exactement : ce qui plaît à certains déplaira à d'autres. Mais lorsque l'on a mis le pied dans l'engrenage, parfois il devient impossible de l'en retirer... Merci Hervé pour ton passage.
· Il y a environ 6 ans ·Stéphane Rougeot
:o))
· Il y a environ 6 ans ·Hervé Lénervé