Nouvelles Étranges
Stéphane Rougeot
Peau de vache
— C'était qu'une peau de vache !
Plusieurs personnes y vont de leurs « shhhh » de circonstance. Cyril se tient debout, devant l'autel où repose la dépouille. Derrière lui, une longue file se presse. Il poursuit son monologue en silence.
— Je pèse mes mots : une véritable peau de vache. Je l'ai connue avant qu'elle ne devienne célèbre. La gloire l'a changée. Plus jamais elle ne s'est tournée vers moi. Pourtant je croyais ferme à une relation durable. On a partagé énormément de choses, ensemble. Des tristes, des joyeuses, des difficiles… Tout ce qui mène à des sentiments forts. Mais c'était bien en dessous de sa fierté, apparemment.
Il promène son regard au plafond. Dans le but de sécher ses yeux parce que la salle funéraire au décor spartiate et à l'absence notable de toile d'araignée n'est pas vraiment digne d'intérêt.
— Je voudrais pas avoir l'air de ramener à la surface des rancœurs que je traîne en moi depuis d'années. J'ai déjà fait mon deuil de la voir un jour revenir aux valeurs qu'elle portait pourtant au fond d'elle-même au début, avant que tout bascule. Avant que la célébrité ne lui tourne la tête.
Cyril contemple le corps, toujours aussi parfait, si l'on excepte quelques marques du temps que quelques rafistolages minutieux tentent de masquer. Ce corps désormais immobile et silencieux à jamais.
— J'aimerais seulement qu'elle garde dans un coin les moments qu'on a partagés. Qu'elle m'oublie pas ou, à défaut, qu'elle redécouvre nos souvenirs communs. Elle a choisi son destin, mais elle pourra jamais renier ce qu'elle a été.
En parcourant les courbes, qui ravivent en lui des sensations inoubliables, il s'adresse alors directement à la défunte.
— Je ne t'ai jamais oubliée. Tu es restée en moi toutes ces années. Tu m'as aidé, tu m'as encouragé, même sans le savoir. Je t'ai suivie dans l'ombre. Je t'en veux, mais je t'aime en même temps.
Un homme lui tape sur l'épaule, signifiant que son tour est terminé.
Cyril laisse la place à Anthony.
Anthony est ému, mais parvient à contenir ses larmes. Il est grand et carré, pourtant il se fiche de paraître fragile. Ses lèvres bougent à peine sans laisser passer le moindre son.
— Ça me fait quelque chose de te revoir. Quand j'ai appris ce qui t'était arrivé, j'ai pas hésité un instant. J'ai annulé plusieurs projets pour venir jusqu'ici, te rendre ce dernier hommage.
Il prend une profonde inspiration.
— Il m'est impossible de ne pas repenser à tes débuts. C'est moi qui t'ai repérée, à cette petite fête d'anniversaire chez je ne sais plus quelle relation de l'époque. C'est moi qui ai craqué sur ton talent incroyable. J'irais presque jusqu'à dire que t'as bouleversé ma vie. Chaque note que tu produisais était un véritable enchantement pour mes tympans et mon âme. Comment croire que toute cette magnificence pouvait sortir d'un si petit corps ? Tu nous as émerveillés par ta grâce et ton aisance en public. C'est moi qui ai pris la décision de t'emmener sur scène à mes côtés.
Anthony soupire.
— J'ai entendu mon prédécesseur te traiter de « peau de vache ». Il devait avoir ses raisons. Je me souviens que tu avais du caractère. T'as dû laisser quelques mâles frustrés derrière toi, c'est facile à imaginer. En ce qui nous concerne, c'est moi qui me suis éloigné de toi. Maintenant je le regrette, car c'est devenu impossible de rattraper ce temps perdu. J'aurais dû rester plus proche de toi.
Une voix féminine, cassée par l'émotion, parvient de l'arrière :
— Excusez-moi, Monsieur…
Elle semble le reconnaître, mais fait mine de rien en poursuivant, un mouchoir dans la main :
— Si tout le monde prend cinq minutes, on aura jamais fini…
— Oui, bien sûr.
Après une dernière pensée pour la star foudroyée, Anthony s'écarte pour que Laure puisse prendre sa place.
Laure s'essuie la base du nez. Ses pensées ne peuvent sortir de sa gorge nouée.
— Oh, mon Dieu !
Sa vue se brouille. Elle est sur le point d'éclater en sanglots, mais parvient à se ressaisir.
— Te voir dans cet état est difficile. Pourtant je m'y suis préparée. On a partagé tant et tant que je parviens pas à imaginer ce que pourra être ma vie sans toi. Je… J'ai jamais nié que t'étais ma meilleure amie, celle à laquelle je pouvais rien cacher. Et celle qui revenait régulièrement, pour me raconter ses malheurs et ses joies.
Une petite tamponnade de mouchoir devient nécessaire aux coins des yeux débordants d'émotions. Les mots continuent malgré tout, coincés entre les cordes vocales.
— Quand ta vie a basculé, il y a quelques années, alors que ta gloire n'en était qu'à ses prémices, j'ai cru que j'allais te voir t'éloigner. Tu devenais moins accessible. Mon cœur, qui t'était ouvert en grand, n'en a été que plus heureux quand il te voyait revenir, de manière irrégulière, peut-être, mais revenir malgré tout.
Laure devine la présence qui la suit.
— Je crois qu'après moi c'est Bernard qui arrive. Sa peine et son chagrin sont aussi conséquents que les miens, c'est sûr, même s'ils sont différents. C'est ton dernier… Enfin, c'est pas pareil. Bon, je te laisse avec lui, vous avez sûrement beaucoup de choses à vous dire.
Les yeux de Bernard sont rouges, pourtant ils semblent secs. Il marque un temps avant de s'avancer, une fois que Laure s'est éclipsée. Il pose un doigt sur une tempe qui tambourine légèrement. Ses réflexions restent, heureusement, dans son esprit.
— Putain, mais merde ! Qu'est-ce que je dois dire, ou faire ? Je sais même pas par où commencer. C'est le bordel dans ma tête. Je sais plus où j'en suis. Et devoir faire le pied de grue dans cette saloperie de queue de supermarché m'a cassé.
Son rythme cardiaque se calme, au fur et à mesure que Bernard se concentre.
— Et d'abord, pourquoi on m'a pas laissé commencer ? J'ai l'impression d'être le dernier des proches à défiler.
Il se retourne une seconde.
— Ouais, exactement. On m'a gardé pour la fin !… Bon, j'arrête de me lamenter. J'ai envie qu'elle garde une bonne image de moi. Elle restera ma préférée parmi toutes. La plus belle, la plus talentueuse aussi. Je l'ai toujours considérée comme ma seule et unique femme. Il y avait ce quelque chose entre nous, qui faisait qu'on avait une relation bien au-delà de ce qu'on peut imaginer.
En suivant les contours des formes rondes du corps, il ne peut s'empêcher de repenser aux moments intimes qu'ils ont en commun. Car ils les garderont éternellement.
— Et si je prends le petit con derrière moi à vouloir me virer avant que j'aie fini, il va m'entendre ! J'aurais jamais dû accepter que les anonymes puissent entrer. Mais comme c'était sa volonté, j'ai pas pu faire autrement. Adieu, ma peau de vache d'amour.
Bernard jette un œil méprisant à ce qu'il croit être un garçon, qui lui succède. D'un look androgyne, cheveux longs, maquillage noir et blanc sur le visage, et vêtements approximatifs, Florence aurait probablement fait un scandale si elle avait pu connaître la manière dont elle vient d'être mentalement traitée.
Elle se met à genoux, et joint ses mains devant sa cage thoracique.
— N'écoute pas ceux qui te disent que t'es une peau de vache. T'es beaucoup plus que ça. C'est eux, les peaux de vache, de te traiter comme ça. Surtout maintenant que tu peux plus te défendre. Avec moi commence la succession de tous tes fans. Tu verras, on est nombreux. On est loin de tous être là. Beaucoup n'ont pas pu venir se recueillir une dernière fois sur ta dépouille.
Florence observe les moindres traits, qu'elle connaît par cœur, de la star fauchée.
— Le travail de reconstruction a été formidable. Si on savait pas ce qui t'est arrivé, on pourrait pas l'imaginer. Bon, c'est que des apparences, personne n'est dupe, ici. Mais au moins, ces apparences sont sauves. Et ton image restera à la hauteur de ta réputation.
Fermant les yeux, Florence lance une dernière prière.
— Repose en paix, au paradis. Aucune autre ne viendra remplacer tes riffs et tes wah-wahs dans notre cœur. Ta robe blanche tachetée de noir restera au panthéon des guitares.