Nouvelles Inspirations
Stéphane Rougeot
Rêve
Depuis plusieurs jours, la tension a considérablement monté dans tout le pays. J'avais dit, je ne me souviens plus à qui, que si ça dégénérait trop, il faudrait agir en conséquence. Le cours des événements est sur le point de m'obliger à assumer mes propos.
Le poste de radio du foyer familial est réglé sur une station rebelle. Les informations diffusées ne sont pas forcément plus sûres que sur l'antenne nationale, car la propagande y est tout aussi soutenue, mais on a vaguement l'impression d'être un peu plus libre et de connaître des faits qu'on pourrait avoir à nous cacher.
J'apprends qu'une nouvelle manifestation aurait vu plusieurs dizaines de civils massacrés par l'armée, qui est devenue omniprésente dans la capitale, surtout lors de regroupements. Elle n'hésite plus, maintenant, à faire feu pour imposer sa loi. Est-ce par ordre, par choix, ou par nécessité ? Cette question épineuse alimente bien des conversations, et divise encore plus les partisans de la révolte autant que ceux de l'ordre établi.
Ensuite viennent les résultats quotidiens des tortures dans les prisons. Aujourd'hui, trois nouveaux corps sont sortis sans vie des établissements pénitentiaires. Leur identification informelle fait état de deux simples mères de famille ainsi qu'un adolescent. Impossible, évidemment, de savoir ce qu'ils ont pu révéler, ni même ce qu'on cherchait à savoir. Les dépouilles, jetées dans la rue comme de vulgaires poubelles ont été transportées dans une voiture pour être enterrées convenablement dès que possible.
Imaginer un instant que ces pauvres êtres humains pourraient très bien faire partie de ma famille ou de mes amis me révolte. Pour l'instant, j'ai été épargné, mais pour combien de temps ? Pouvons-nous continuer à vivre de la sorte, dans l'attente qu'un tel drame s'abatte sur nous ? Cette mascarade ne peut plus durer. Il faut absolument trouver le moyen d'y mettre un terme.
Éprouvant mon besoin quotidien de philosopher, je descends de mon appartement pour me rendre chez mon frère, qui habite à peine à quelques rues. Je suis son aîné de huit ans, mais nous nous entendons très bien, et partageons tous les moments de nos vies respectives, les bons comme les mauvais. Il vient de fêter son premier anniversaire de mariage avec la naissance de son fils. À vingt ans, il pourrait goûter aux joies d'une vie comblée, si l'effervescence politique ne venait pas tout gâcher.
En passant devant un marchand de nourriture à emporter qui diffuse une autre radio non officielle, j'entends parler de mouvements d'émigration qui se dessinent dans les régions du sud, où les frontières sont prises d'assaut. Et si c'était la solution ?
Ma belle-sœur m'ouvre la porte la bouche pleine, et n'hésite pas à me répandre du gras sur les joues en me faisant la bise. Elle referme le battant et retourne à son bébé qui braille depuis la cuisine. Je m'avance jusqu'à la salle à manger, pour être accueilli avec toujours autant de chaleur.
— Viens, mon frère ! Assieds-toi et mange avec moi.
Comme je n'ai pas très faim, je décline son offre et me contente de poser mon séant sur une chaise en face de lui. Je préfère lui exposer mon idée.
— Pourquoi on ne s'enfuirait pas d'ici ? On pourrait trouver un pays plus calme et s'y installer.
— Ça fait un moment que tu y penses, avoue.
Je réponds à son sourire narquois. Il me connaît, et surtout n'oublie jamais rien. Quand il commence à réfléchir à la proposition, son visage devient très sérieux. Je le devine peser le pour et le contre. Je m'attends à des questions, et prépare déjà des arguments pour le convaincre. Il me prend de court.
— Tu veux faire comment ? Voler l'une des voitures réquisitionnées par l'armée et foncer tout droit ?
Ma théorie est tout autre.
— T'as pas gardé des contacts quand tu travaillais au port ?
— Je me suis fait virer comme un malpropre, j'imagine pas avoir encore des relations qui puissent être utiles.
— Même parmi tes collègues ? Quelqu'un qui aurait trouvé du boulot ailleurs et qui pourrait nous aiguiller ?
— J'en sais rien. Je peux voir ça cet après-midi, et on en reparle ce soir ?
— Très bien.
Quelque chose me chiffonne, et je préfère crever l'abcès tout de suite.
— Ça ne te fait rien de tout laisser en plan, et de partir vers l'inconnu ?
— J'ignore s'il existe un endroit au monde où ça pourrait être pire qu'ici. Et puis, du moment que j'ai ma femme et mon fils avec moi, je pourrai être heureux n'importe où.
En tant que célibataire endurci, mais pas par volonté, j'essaie d'imaginer qu'il a raison, que le bonheur ne dépend que de peu de choses.
o—o
Vingt heures passées, je frappe à nouveau chez mon frère. Cette fois, c'est lui qui vient m'ouvrir. Quand nous sommes assis, tous les deux, au même endroit qu'à midi, il affiche un large sourire.
— Tu as de bonnes nouvelles ?
Il tente de faire durer un peu le suspense en se murant dans un silence, mais ne tarde pas à craquer le premier.
— Si ça te tente, on part demain soir.
— Non, c'est vrai ? Tu as trouvé un bateau ?
Il me raconte alors que rien n'est sûr, car les places sont restreintes et la demande en forte croissance ces temps-ci. Mais il est confiant, et cela me suffit.
— C'est pas trop court pour toi, comme délai ?
Je lui réponds que non, je me débrouillerai. De toute façon, pour ce que j'ai à faire, une journée sera amplement suffisante. J'ajoute malgré tout une petite incertitude qui me trotte dans la tête.
— Il faut prévoir quoi ?
— Rien. Aucun bagage n'est possible. Seulement les vêtements que tu porteras et ce que tes poches pourront contenir. Ils m'ont dit qu'une valise prenait la place d'une personne, et donc le prix serait le même.
— Quelle somme ils demandent ?
— J'ai entendu parler de mille, mais j'ai peur que ça n'augmente une fois le moment du départ. Emporte tout ce que tu pourras.
Je repense à mes maigres économies. J'espère que le voyage ne consommera pas tout, car on aura besoin d'un petit pécule pour redémarrer notre nouvelle vie. Lui n'a sûrement pas pu mettre autant de côté, vu son jeune âge. Sans compter qu'il devra payer pour trois. Qu'importe, je compléterai si besoin.
Il me regarde. Ses yeux pétillent. Je nous revois, enfants, quand il essayant de m'entraîner dans ses bêtises. Il avait la même expression.
— Cette fois, on dirait que nous sommes dans la même galère, non ?
Il n'a pas tort. Surtout que c'est moi qui ai lancé l'idée.
— Je n'ai aucun doute. C'est la meilleure chose à faire. La situation continue de se dégrader, et je vois mal comment on pourrait s'en sortir. On est tous les deux au chômage depuis suffisamment longtemps pour savoir qu'aucune issue ne viendra mettre un terme à tout ça. Alors autant que nos derniers sous puissent nous apporter l'espoir. Qu'est-ce qu'en dit ta femme ?
— Elle a paru soulagée que je prenne enfin la décision.
— Ça sera difficile. Surtout avec le petit.
— Elle en est consciente. Mais son existence a tellement à gagner une fois de l'autre côté.
Je n'ai pas plus de diplômes que lui. On sera des débutants sur une terre vierge.
— Tu comptes te lancer dans quoi ?
Il ne réfléchit pas, et répond du tac au tac :
— Mon rêve, c'est de créer une entreprise ! J'emploierai des maçons, des plombiers, des charpentiers, des couvreurs, tout ce qui sera nécessaire pour construire une maison de A jusqu'à Z. Comme ça, je pourrai accepter tout type de chantier. Et toi ? Quelles sont tes envies ?
Je ne suis pas très manuel, pour ma part.
— Donner des cours, ou faire écrivain public.
— T'as toujours préféré rester le cul sur une chaise, toi !
Il me tape dans le dos.
— La vie est pleine de surprises, grand frère. Si ça se trouve, tu finiras ministre et moi boulanger ou mécano. Après tout, tant qu'on est ensemble et libres, on peut s'accorder du reste.
Nous décidons de nous retrouver à la tombée de la nuit, à proximité du port.
o—o
Quand mon frère m'a laissé un message dans l'après-midi, pour m'indiquer le nouveau point de rendez-vous, j'ai tout d'abord été sceptique. Pourquoi aller en dehors de la ville, dans un endroit peu fréquenté ? J'ai flairé le mauvais coup. Puis j'ai pensé que pour éviter d'attirer l'attention de la police ou de l'armée, c'était préférable. Si les autorités bloquent la fuite au sud, ce n'est certainement pas pour fermer les yeux sur un exode par la mer, au nord.
Préférant limiter les dépenses, j'ai évité le taxi, et même le bus. Après un passage à la banque pour retirer tout ce qui restait, j'ai enfoncé les billets dans mes poches, et pris la direction de l'ouest. Il m'a fallu pratiquement deux heures pour arriver au complexe sportif, que j'ai contourné, puis une de plus pour rejoindre la plage de galets. En cette saison estivale, et malgré la situation, il se trouve toujours des gens pour se prélasser, et oublier l'espace d'un instant les problèmes. Le drapeau est orange en raison d'un vent très présent, provoquant de nombreuses vagues.
Le soleil décline, maintenant, et une certaine fraîcheur commence à tomber, provoquant une désertification prévisible des lieux. Je repère rapidement quelques personnes, dans une tenue peu adaptée à un bain de soleil. Je suppose qu'ils sont là pour la même raison que moi.
Mon frère et sa petite famille débarquent, en me cherchant du regard. Je leur fais signe et ils me rejoignent sur un gros caillou.
— C'est encore tôt. Je suis sûr que t'as rien prévu ?
Il me tend un papier d'aluminium contenant un sandwich. Sa femme a pensé à tout. Mais mon estomac, trop noué, refuserait toute nourriture. Je les remercie, et fourre le tout dans une poche. Peut-être plus tard, pendant la traversée, ou une fois qu'on sera arrivés.
Nous discutons fébrilement pendant un bon moment. Les vestes se ferment bientôt, et la Lune se lève.
Telle sera donc la dernière image que j'aurai de mon pays. Une mer houleuse, des galets gris, quelques arbres sombres, et des silhouettes aussi impatientes que nous de s'échapper de l'enfer.
Si j'ai toujours été attaché au sol qui m'a vu naître, je n'ai aucun scrupule à quitter un peuple décadent et si peu soucieux de se prendre en main. Entre des politiciens corrompus et des citoyens qui fermaient les yeux, aucun espoir n'était plus permis. Non, partir est vraiment la seule solution pour un avenir plus prospère. Quand il n'y a plus rien à faire, où se situe la lâcheté ? Nous avançons vers notre destin, sans aucun espoir de retour. Être tombé si bas ne pourra pas laisser envisager une remise à flots avant plusieurs générations. Alors, autant n'avoir aucune illusion.
Nous devisons toujours à voix basse quand, à vingt-deux heures trente-six d'après mon téléphone, le bruit d'un moteur attire notre attention. Tous les prétendants au voyage salvateur s'approchent avec nous. Une petite embarcation à moteur accoste, et son unique occupant en descend. On devrait tous tenir dessus, mais il faudra s'accrocher.
— C'est mille cinq cents par personne !
L'annonce soulève un tollé de réclamations. Cette fois, plus question d'être discret. Le ton monte et l'énervement gagne les voyageurs.
— Ceux qui veulent changer d'avis, libre à eux ! Et tant pis pour ceux qui ne peuvent pas. C'est mille cinq cents ou rien !
Une famille avec deux enfants paie et monte à bord. Un couple les suit. Trois jeunes ados se concertent et en viennent à la conclusion que seul l'un d'eux pourra y aller. Ils se chamaillent en décidant lequel sera l'heureux élu.
Je me tourne vers mon frère, qui semble soucieux.
— J'ai que trois mille cinq cents, tu peux m'avancer le reste ?
Je sais que j'ai assez. Peu de marge, mais assez. En comptant, plus avec les doigts qu'avec les yeux, je suis interrompu par l'agent de voyage.
— Donne tout et ta famille pourra y aller.
Je le regarde, pour savoir s'il plaisante, mais il n'en a pas l'air.
— Je compte pour donner juste ce qu'il faut.
— Donne tout, sinon tu viens pas.
Une autre famille se déchire en laissant seulement partir les enfants, faute d'argent. Les pleurs et les cris ne semblent pas émouvoir le caissier. Je les pointe du doigt.
— Pourquoi on devrait payer plus qu'eux ?
— Parce que c'est moi qui décide, mon gars ! Alors ? Tu paies ? Faut qu'on reparte, maintenant. Le chalutier va pas nous attendre toute la nuit !
Mon frère est suspendu à ma décision. La somme est plutôt rondelette. Que pourrons-nous faire, une fois là-bas, sans le moindre argent ?
Sous la pression, je me résous à payer. Je tente néanmoins de sauver un billet, que je froisse dans ma main droite, tandis que je tends la liasse avec la gauche. L'homme compte avec soin. Il y a près de dix milles. Après tout, si c'est le prix pour avoir accès à une vie meilleure, pourquoi se priver ?
Il nous fait signe de monter, puis nous imite et remet le moteur en marche.
— Maintenant, vous allez tous jeter vos téléphones par-dessus bord !
Il attend patiemment que chaque passager ait obéi, avant de se mettre en route.
Un bon quart d'heure est nécessaire pour rejoindre un bâtiment plus imposant, qui restait à distance respectable de la côte, pour éviter de se faire repérer. Les garde-côtes, dont la patte a certainement dû être suffisamment graissée, n'ont pas montré le bout de leur nez.
Une simple échelle de corde est balancée dans notre direction. Certains ont plus ou moins de mal à la franchir. Une fois à bord, trois hommes armés nous poussent sans ménagement dans le compartiment à poissons. L'odeur est infecte. Pas plus d'escaliers pour descendre que de lampe à l'intérieur. Il faut sauter dans le noir.
Très vite, je me rends compte qu'on n'est pas les premiers. Des bruits de respiration, des chuchotements, des vêtements qui se frottent m'indiquent qu'il y a déjà un bon nombre d'occupants. D'ailleurs, quand tout le monde est entré, on est plutôt serrés. Pas moyen de s'asseoir.
La trappe est fermée, puis verrouillée. Un homme d'un certain âge, juste à côté de moi, tente de s'accrocher en passant les doigts à travers la grille grossière. Un cri de douleur violente s'échappe de sa gorge. Toujours accroché, je devine que quelqu'un lui marche dessus.
— Personne sortira avant qu'on le dise, c'est compris ? Et personne prononce le moindre mot !
La voix est autoritaire. Le silence qui suit montre que tout le monde a bien reçu le message. Sauf le vieux qui continue de gémir. Le discours semble être le même qu'à chaque autre traversée. Répété par cœur depuis qu'il a trouvé une formule qui lui plaît.
Après une ou deux minutes, la chaussure se soulève, et le blessé peut rapatrier son membre blessé. Impossible de voir ce qu'il a. Peut-être quelques os cassés.
De là où nous sommes, la Lune éclaire à peine pour savoir où se situe la sortie.
o—o
Impossible d'envisager de rejoindre le pays des songes. La position est inconfortable, l'odeur très prenante, et le stress que nos geôliers nous imposent sont comme autant de kilogrammes de caféine dans le sang.
Je devine ma belle-sœur qui s'agrippe à mon bras. J'imagine qu'elle se trompe. Ou bien son mari est-il hors de portée ? Elle me chuchote quelques mots à l'oreille, pour ne pas être entendue des gardiens.
— Tu crois que ça va être long ?
— Je n'en ai pas la moindre idée. Quelques heures, tout au plus.
La promiscuité était désagréable, au début. Puis on s'y fait, en imaginant que c'est tout pareil pour les autres. Les secousses dues au ressac nous poussent de toute façon les uns contre les autres en permanence. Comme nous n'avons rien pour nous accrocher, nous suivons les mouvements, en essayant de garder un semblant de position verticale, pour n'écraser personne.
Elle me tend le bébé, que je serre contre ma poitrine. Il est étrangement calme, ce soir, comme s'il avait compris ce qui est en train de se passer. Lui aussi a gros à gagner dans cette aventure. Un véritable système éducatif, des endroits où il pourra jouer en toute sécurité, de la nourriture à foison. Un véritable avenir.
N'ayant plus l'heure, j'ignore combien de temps nous restons là, ballottés d'un côté puis de l'autre, sans relâche. La chaleur devient étouffante, et je coule littéralement, ne craignant pas de mouiller mes voisins, car je sens qu'eux aussi sont dans le même état.
Par peur de représailles, ceux qui ont des besoins naturels à soulager n'osent demander la permission de sortir, et se laissent aller là où ils sont. Pourtant, c'est toujours le poisson qui est présent dans nos narines. Et tant mieux, finalement.
Mon esprit s'échappe. Peut-être pour me permettre de tenir. Il se rend dans mon ancien logement. Je l'ai laissé en plan, mais j'ai malgré tout pris la peine de le verrouiller. Quand sera-t-il visité la prochaine fois ? Dès qu'on se rendra compte que je n'y suis plus ? Quand des cambrioleurs tenteront-ils leur chance ? Quand il sera rasé pour y construire un gros complexe pour riches étrangers ? Je n'ai aucun regret. Je l'aimais bien, mais ça ne me fait rien de le quitter. Sincèrement.
Et mon frère ? J'imagine que s'il m'a suivi si vite, c'est qu'il en avait marre, lui aussi. Même à son âge, la résignation l'avait gagné. J'ignore de quel côté il se trouve. J'aimerais pouvoir le serrer, le réconforter, lui faire comprendre que c'est un mauvais moment à passer, et que bientôt tout ira mieux.
Je sens un liquide couler le long de ma jambe droite. Je ne parviens même pas à déterminer s'il s'agit de ma propre urine.
De l'eau commence à atteindre mes chevilles. Je n'y connais rien en chalutier. Peut-être que c'est normal. Des restants de glace pour conserver les poissons qui se seraient mis à fondre avec la montée de la température ? Tant que ça reste à un niveau aussi bas, pas d'inquiétude à avoir.
Soudain, le bruit des moteurs se fait intermittent, puis stoppe complètement. L'agitation qui règne en haut ne présage rien de bon. Quelques ordres, et des réponses négatives nous informent qu'une panne nous empêche de poursuivre. Hors de question de demander de l'aide par radio, vu la nature du chargement. Il n'y a plus qu'à espérer que le courant nous entraîne dans la bonne direction, ou qu'un autre navire illégal passe à proximité.
La houle est moins forte qu'avant, mais continue de nous basculer régulièrement. Nous ne prenons plus la moindre précaution, et nous laissons emporter à chaque fois. J'ai l'impression que quelqu'un s'est écroulé derrière moi, et pleure en silence.
Où en étais-je ? Ah, oui, j'essayais d'imaginer ma future vie, agréable, douce et tranquille. J'aurai bien l'occasion de me trouver une femme, maintenant que j'aurais l'esprit dégagé de toute contrainte sociale.
o—o
Une secousse plus forte que les autres, accompagnée d'un grincement métallique très désagréable me tire de mes pensées.
Je réalise que l'eau est au niveau des genoux, et qu'elle monte très vite. Il va devenir délicat de rester assis, maintenant. Et comment vont faire les enfants ?
Quand je comprends qu'on a percuté un autre navire, et que le nôtre prend l'eau, j'essaie de rester calme. Je tiens toujours mon neveu. C'est tout ce qui compte. Les deux autres adultes n'auront qu'à s'occuper d'eux-mêmes.
La panique s'invite alors à la fête. Plus question de rester muet. Entre des appels à l'aide, des demandes d'ouvrir la trappe, et autres insultes très colorées, une âme particulièrement charitable déverrouille notre seule issue possible.
Des pieds et des mains me labourent le dos, les bras et les jambes. Je me referme sur le nourrisson, et attends un moment que le déferlement se calme. L'eau atteint ma taille. Il va falloir que je fasse quelque chose, sinon je vais rester coincé.
Dans la Lune, je devine une main qui se tend vers moi. Je lui confie mon fardeau, et m'extirpe de la prison en poussant fort sur mes muscles douloureux.
J'ai alors un rapide aperçu de la situation. Sans lumière, la collision n'a pu être évitée. Les deux embarcations sont dangereusement penchées, et prennent l'eau sur le côté.
— Faut plonger ! Le bateau va couler !
J'ignore qui a lancé l'idée, mais elle devient la seule plausible dans l'urgence.
Je saute vers ce que je devine être la mer. À côté de moi, mon neveu emmailloté me rejoint. Je l'attrape et lui mets la tête hors de l'eau.
Quelque chose vient me cogner l'épaule. Une bouée de sauvetage ! Je m'y accroche, et commence à battre des jambes pour m'éloigner de la zone dangereuse.
o—o
Après la chaleur de la soute, le froid m'a envahi. J'ai du mal à bouger et à rester la bouche à la surface. Par intermittence, je commence à couler, puis je recouvre mes esprits et remonte rapidement cracher et inspirer.
Combien de temps vais-je pouvoir tenir comme ça ?
Est-ce que quelqu'un est en route pour nous aider ?
Le bébé est-il toujours en vie, coincé dans la bouée ? Je ne l'entends plus pleurer. Et ses parents ?
Que sont devenus mes compagnons d'infortune ?
Encore une fois, je me sens aspirer par les profondeurs.
Mes forces m'abandonnent, je ne peux plus rien faire. Tout s'assombrit autour de moi. Je ne sens plus rien.
Du Texte Court au Texte Long
L'idée de départ a été la lecture d'un article relatant le naufrage d'un bateau rempli de réfugiés sur l'île de Lampedusa. Je n'ai pu m'empêcher de me mettre dans la tête de ces gens désespérés, qui tentaient le tout pour le tout, risquant leurs vies-mêmes. Quelles pouvaient être leurs motivations ? Comment peut-on en arriver au point de tout quitter pour l'inconnu ?
Dans les heures qui ont suivi cette lecture, j'ai pondu la nouvelle, à chaud, sans prendre de recul, laissant voguer mon esprit. Une relecture légère a permis d'en faire un texte suffisamment mature à mon point de vue pour être lu.
Mais je n'avais pas exorcisé tout ce que j'avais en tête sur le sujet. Les retours élogieux qui m'ont été faits sur la nouvelle ont achevé de me convaincre d'en faire un roman.
Seulement, le roman ne pouvait tourner uniquement autour du voyage, sinon ça serait trop court, ou ça lasserait. J'ai choisi – contrairement à la nouvelle – de localiser l'histoire dans un pays nommé explicitement, la Syrie. Mes recherches documentaires m'ont apporté l'introduction, qui est, là encore, inspirée de faits réels. Pour la suite, j'avais bien assez d'informations pour créer d'autres destins que je pouvais placer en parallèle à celui de la nouvelle. Trois histoires qui se rejoignent dans un final d'anticipation où beaucoup de questions trouvent enfin une réponse. Trois histoires symbolisées par les Alizés du titre.
Commes les personnages principaux avaient des ambitions, des idéologies, des caractères différents, cela conduit forcément à un petit mélange de genres qui, je l'espère, ne nuit pas à l'ensemble. Le message du roman est plus général, plus ambitieux. Au lieu de seulement faire vivre l'enfer d'un tel voyage, les questions tournent autour de ce qu'un peuple est prêt à accepter.