Novembre
masque
Durkheim et Rousseau. Le comédien s'agite sur la scène, il fait de grands gestes, ses mains sont immenses, débiles, il ne sait pas où les mettre. C'était mon prof de lycée, je le retrouve à la Fac - une heure par semaine, pas grand chose mais déjà trop. Lundi soir, je détourne mon regard de l'écran de mon netbook, quinzième défaite au démineur ça commence à bien faire, mais c'est ça ou écouter le cours. Je jette un regard par la fenêtre, toujours le même chemin, la même prairie boueuse, les mêmes arbres et les étudiants qui passent, dans un sens où dans l'autre. La fatigue me cloue à la chaise c'est sûr, comment je vais pouvoir me lever quand ce sera l'heure ?
Il est gauche comme pas possible, le visage d'une blancheur de linceul. La préciosité est marquée dans ses gestes, dans ses mots, dans ce demi-sourire qu'il arbore, il semble au bord de la folie, il vacille ça se sent. Un jour il s’effondrera sans prévenir au milieu de la classe, comme ça d'un coup, il sera pris de convulsions, sa chemise blanche toute empoussiérée et personne ne saura quoi faire.
Il pose une question dans l'indifférence générale, ses ouailles sont pris par la torpeur, les mots sonnent dans nos oreilles mais ne veulent rien dire.
Il nous lâche enfin, 10 minutes après l'heure prévue. On se traine jusqu'au tram, on rechigne parce qu'il y a trop de monde mais on y va quand même finalement, on plonge écœuré dans la marée humaine ; gros plan sur mon visage crispé par le dégoût et en voiture Simone.
Le tram puis le bus. Le paysage urbain défile, les gens sont esseulés, moroses. Un type roule son joint, la tête obstinément baissée et autour, on détourne le regard comme s'il n'était pas en train de faire quelque chose de réprouvé, comme s'il avait conscience de la plus élémentaire des politesses. Mais dans les transports en commun, les gens sont des étrangers, ils ne veulent rien avoir affaire les uns avec les autres.
Je prends de la musique parfois, mais la plupart du temps je préfère écouter le bruit du moteur, la respiration des filles ou le flux de mes propres pensées. Le ciel est gris, couvert des cendres de Novembre, les voitures crachent leur fumée comme des cheminées d'usines. J'aime rentrer de cours en prenant le bus. Certes il y fait chaud et on ne sait jamais où poser ses yeux, mais l'indifférence paisible qui règne dans cet espace de coexistence en mouvement a quelque chose d'infiniment poétique. Les règles de la communauté, la générosité forcée dans les relations, toutes ses fictions sociales sont tout à coup suspendues - on s'en défait comme de vieilles loques, on prend un bain de jouvence pour retrouver la défiance originelle.
L'air frais me fait du bien. Je me presse pour traverser la route - pas par peur de me faire écraser mais pour évacuer le plus vite possible le court instant où le contact incertain avec l'autre (en l'occurrence, le conducteur de bagnole) est possible.
Comme d'hab, je fais un détour pour passer devant le Monument aux Morts, un jour il faudra que je le prenne en photo, de préférence à l'heure où le soleil se prend dans la main levée du poilu, y a moyen que ce soit très joli. Je m'arrête un instant pour contempler l'ouvrage, à bien y réfléchir, la Première Guerre Mondiale est notre épopée française, elle vaut bien toutes les tragédies grecques réunies. L'époque se prête peu aux héros on dirait, alors moi chaque soir je leur livre un hommage silencieux, histoire que tout ça ne se dissolve pas.
J'ai "Fall Apart" de Death in June dans la tête et je rentre chez moi, je me dis que le néofolk est la musique qui a le mieux saisit l'esprit du temps, ça ne repose sur rien de fondé mais j'en ai le sentiment, j'en suis convaincu. Et puis moi je ne sais pas, je ne sais pas, je ne sais rien. Ça me tue de ne pas savoir écrire, écrire vraiment je veux dire, pas la bagatelle que je fais ici. Je voudrais être un vrai artiste, un créateur en fait, et puis au fond j'en sais rien, je suis au même point que tout le monde, je ne sais pas ce que je veux. Peut-être que tout s'écroule ouais, peut-être que tout doit s'écouler. De toute façon, on est perdus, paumés comme des poilus, on se bat sans comprendre quoi que ce soit, c'est le cours des choses, c'est ainsi, on ne maitrise pas son destin. Et comme on peut rien y faire, je crois qu'il faut pas trop se poser la question, juste continuer à marcher avec nos bottes trempées dans la gadoue, jouer notre partition et advienne que pourra.