Nowhere to go

loua

Le chat ne doit surtout pas partir avec ce motard qu'elle ne connaît pas.

Bruits de pneus qui crissent, de tôle qui se froisse et de gens qui hurlent, le tout sur fond noir. Dix secondes, pas une de plus.

Elle lève le nez de son verre, regarde à travers la vitre un peu sale. Les ailes de son nez se dilatent instinctivement, elle respire plus fort, plus vite. Réaction primaire face à la nuit imprévue, face à la panne d'électricité dans tout le quartier. Elle repose l'éponge dans l'eau en soupirant, dehors déjà ça doit se précipiter vers l'endroit du crash.

Non. En fait, ça reste étrangement silencieux.

Elle s'éloigne de son bar les mains dans les poches de son tablier, grimace quand ses pieds protestent, ce job aura sa peau. Elle pousse la porte, gling-gling habituel, c'est insupportable de savoir exactement tout ce que les objets vont vous dire quand vous les manipulerez. Comment un simple panneau de bois peut-il avoir un avis si précis sur le sens de sa vie ? Pauvre fille.

Dehors, l'air est légèrement plus frais, ça fait presque du bien. L'orage que le monde attend depuis deux semaines n'a pas changé ses projets, son sens animal lui signale que d'ici une demi-heure au plus il éclatera avec toute la violence nécessaire. Entre-temps la tension sera palpable.

Dehors, toute la ville est plongée dans le noir, on voit déjà quelques lueurs vacillantes aux fenêtres, bougies sorties de l'armoire et dépoussiérées pour l'occasion. Les enfants sont ravis, les parents râlent, la lessive qui se terminait enfin, le match à la télé, tout dans le frigo qui va gâter.

Sa lueur qui vacille à elle, c'est celle du briquet, et puis celle de la cigarette allumée. Nicotine et sourire ironique pour ce monde de fous qui part en couille dès qu'il y a une panne d'électricité. Elle s'appuie au mur, tape sa cendre à côté de sa chaussure, des années de pratique pour réussir à viser même dans l'obscurité. Des années d'obéissance aveugle aux règles, à fumer dehors alors qu'il n'y a jamais personne dans le bar. Elle expire un peu plus fort que nécessaire.

Elle n'a pas un regard pour les débris des deux voitures qui se sont percutées devant la boutique pas plus tard qu'il y a cinq minutes, sans doute surprises par cette nuit imprévue. Les deux concernés sont repartis chacun de son côté, constat à l'amiable ou pas elle s'en fiche, ce ne sont pas ses affaires.

Le monde peut parfaitement tourner sans elle.

Pas loin de ses pieds, la coupelle de lait pour le chat errant du quartier est encore à moitié pleine. Ou à moitié vide. Elle se baisse et la ramasse, le matou saura parfaitement à quelle porte miauler pour avoir le reste. Elle termine sa cigarette d'une bouffée ou deux, soupire un grand coup en s'imaginant la soirée à venir. Strictement rien de folichon.

Comme tous les jours.

 

Gling-gling.

Elle lève un sourcil un peu étonné, c'est rare qu'elle ne soit pas la cause première de ce bruit. Un grumeau étrange remonte dans sa poitrine, un début d'inquiétude, ça fait trop longtemps qu'elle n'a plus vu personne. Elle laisse le chat à son assiette dans la réserve, attrape un torchon pour faire crédible dans son rôle, le temps de se souvenir comment on fait pour avoir une interaction humaine. En deux pas elle se retrouve derrière son comptoir toujours plongé dans le noir. Un motard trempé l'attend de l'autre côté, déjà assis sur un tabouret, invisible presque tant il est mince.

Elle reste debout à sa place, immobile. Seul le silence lui est familier, tout le reste ne ressemble à rien, et surtout cette silhouette longiligne, inconsistante comme une estafilade dans un écran de fumée. Elle ne sait plus. D'habitude elle se contente de fournir en souvenirs les fantômes du passé, pas en boissons diverses les clients qui ne sont jamais là. Elle respire plus fort, essaie de noyer la panique, attend que l'autre l'aide dans sa démarche.

Mais il reste là à ne rien dire.

Dans le noir elle ne peut même pas lire sur son visage s'il a l'intention de consommer ou juste d'attendre la fin de l'orage pour repartir. Dans le doute, elle retourne à l'arrière-salle pour s'occuper du chat. Ça au moins elle sait comment faire.

 

Le malaise qui a suivi la harcèle pendant quelques temps, grain de sable, le premier. Elle essaie de se dire que ça va passer, que ce n'est qu'une mauvaise expérience parmi d'autres, qu'il n'y a pas de raison que ça recommence. Elle essaie, mais elle sait que ça sonne faux dès le départ. Elle en parlerait bien au chat, mais l'animal n'a pas d'avis sur la question, elle le lit dans ses yeux indifférents.

Désormais elle garde le torchon sur son épaule, pour parer à toute éventualité. Ça ne la sauvera pas, mais ça l'aidera peut-être à garder contenance si quelqu'un passe de nouveau la porte.

 

L'électricité n'est toujours pas rétablie, et il continue de pleuvoir. Sans discontinuer, depuis des jours. Parfois elle croit voir des étoiles là où brillaient avant les lampadaires de la rue. Combien de temps ça dure, déjà, la persistance rétinienne ?...

Le monde devient fou, petit à petit. Comme s'il avait attrapé la gale, il se désagrège tout doucement, s'effrite, d'abord la façade, et puis le reste en son temps. Les immeubles de son quartier retentissent de cris et de bruits de verre brisé, les mêmes que lorsque le générateur est tombé en panne.

À force de vivre dans la lumière artificielle, elle n'avait pas remarqué que le soleil était à peine visible. Même lorsqu'il est un instant dévoilé par les nuages qui continuent de pleuvoir, il ne brille pas comme avant. Mais ce n'est sans doute qu'une impression. Elle en a tellement, des étranges, des inhabituelles, depuis que la fin du monde leur est tombée dessus. Des appréhensions et de stupides manies qui s'insinuent, s'invitent. S'installent.

Comme cette sensation de manque, depuis que le motard a laissé une trace d'eau qui ne sèche pas sous le tabouret.

 

Le chat fait le beau devant lui, persuadé qu'un ami en plus c'est double ration de lait. C'est con un chat. Elle est presque jalouse que le motard ait plus de succès qu'elle. Ça doit être l'attrait de la nouveauté. Elle essaie de s'en convaincre.

En face d'elle, il est de nouveau assis à cette place qu'il s'est déjà attribuée, l'air de rien, et le grumeau a un peu grossi dans sa poitrine. Elle réalise qu'il n'avait jamais vraiment disparu, qu'il était toujours là quelque part, légèrement oppressant. Le souvenir de cet homme. Et le sentiment dérangeant que tout fout le camp. Le matou sur le comptoir fait son cinéma, et c'est tout son monde qui participe à la désagrégation générale.

Elle serait incapable de dire depuis combien de temps il pleut.

Le noir s'est installé jusque dans les recoins les plus lumineux, jusque dans sa tête où elle le broie continuellement. Les stocks de bougies et de chandelles sont épuisés, depuis quelques jours plus aucune lueur ne vacille aux fenêtres du quartier, et les cris se démultiplient à mesure que le temps passe. Des cris et des bruits qui ne lui parvenaient jamais auparavant, bloqués par la forêt de lampadaires.

Elle tend une cigarette au motard, sa manière à elle de collaborer à la chute de la civilisation. Le briquet passe de main en main, et la flamme lui permet l'espace d'une seconde de voir le visage de son invité.

C'est comme une toile d'araignée qui lui lacère la peau tant il est ridé. Il a l'air de venir d'un autre âge. D'un âge où on se fichait pas mal d'avoir la télé à regarder le soir.

Ils se redressent en même temps. Il passe la porte, le bout incandescent de sa cigarette comme une lampe torche braquée devant lui, le casque au creux du coude. Le chat miaule, scandalisé par le peu de temps qu'il lui a consacré. Elle chope le matou dans ses bras pour l'empêcher de sortir à sa suite.

Faut pas que tu sortes, gamin. Non, faut pas que tu sortes.

Dehors, le monde va continuer à s'effondrer sur ses bases. Le motard va faire un sale boulot, un boulot dont quelqu'un devait bien finir par se charger. Une éradication, un passage vers quelque chose de nouveau. Ça fait un peu mal sur le moment mais demain ça sera déjà oublié.

Elle s'en fiche, elle n'a pas peur, parce que le monde n'est jamais rentré chez elle. Elle sera épargnée, elle le sait, elle le sent. Et elle a bien besoin d'un chat pour lui tenir compagnie durant l'éternité de solitude qui l'attend. Alors elle le serre un peu plus fort contre son torse.

Faut pas que tu sortes.

Signaler ce texte