Nuit Salvatrice - Sonate pour Iula
masque
Ce texte doit être associé à une magnifique composition du talentueux pianiste Patrick Bordes que vous trouverait ici, puis ici et enfin ici. (Cliquez sur les "ici" pour accéder à la musique). Les deux créations ont été simultanées. Si vous lisez et écoutez en même temps, vous vous rendrez compte du décalage texte/musique (ce que l'on entend ne correspond pas forcément à ce que l'on lit), chacune des deux oeuvres ayant une vie propre et indépendante tout en étant irrémédiablement liées.
Bonne lecture/écoute. (PS : Il y a eu un bug, il manque parfois des mots en fin de pages, ce qui ne facilite pas la compréhension... Si certains désirent la version complète,qu'ils me contactent).
Iula était épuisée. Il lui semblait que le long voyage jusqu’à son village natal, niché au cœur des Carpates, l’avait tuée. Pourtant, voilà déjà cinq jours qu’elle se morfondait dans la maison de ses parents – celle où elle avait passée son enfance – en tentant de se reposer, mais rien n’y faisait : elle ne parvenait pas à récupérer. Comme quand elle habitait ici, les cauchemars hantaient ses nuits, la terrifiant. Elle se réveillait en hurlant, étouffant enroulée dans des draps trempés de sueur. Sa mère accourait aussitôt et s’efforçait de la rassurer. Elle la prenait dans ses bras et la berçait comme lorsque elle était une petite fille.
Mais Iula n’était plus une petite fille.
Elle allait sur ses dix-sept ans maintenant et sa taille s’affinait d’années en années. Ses cheveux noirs encadraient un visage froid, glacé par les épreuves qu’elle avait traversé tant bien que mal. Son nez, ses lèvres, quoi que forts jolies n’exprimaient aucune émotion. Ils semblaient fait de givre. Seuls ses yeux adoucissaient un peu la rudesse de la jeune femme. D’un bleu profond, ils exprimaient invariablement la mélancolie et la lassitude de vivre. Quand on plongeait son regard dans le sien, c’était l’immensité placide et monotone de l’Océan qui nous observait. Mais jamais l’écume d’une larme ne venait troubler ce spectacle vertigineux.
Quand elle était rentrée, Iula avait trouvé sa mère bien vieillie. Son père était mort pendant son absence – laquelle avait durée trois ans – et la pauvre femme avait eu du mal à s’en remettre. Elle vivait seule, cultivant elle-même ses maigres terres et s’occupant des animaux. En revanche, comme elle répugnait à s’éloigner de sa maison, elle avait fini par payer un voisin pour effectuer chaque semaine le voyage jusqu’à ce que les gens d’ici appelaient la « ville », en fait un bourg un peu plus gros que les autres, afin d’y vendre les surplus. L’argent ainsi récolté servait à acheter des habits et à payer les impôts écrasants que le roi levait sans cesse pour lutter contre les Turcs.
La jeune femme soupira. Assise devant chez elle, elle observait le crépuscule qui tombait sur les pics enneigés en jouant machinalement avec un caillou. La forêt s’étendait devant elle. Elle entendait le léger bruissement de l’eau sur les pierres, signe qu’un ruisseau courrait derrière les arbres. Ici et là la nuit et son cortège d’ombres galopantes dévoraient les derniers restes de jour. Un frisson saisit Iula. Petite, elle adorait ce spectacle mais maintenant… Cela faisait un certain temps déjà, qu’elle n’avait plus goût à rien.
Les parures resplendissantes de l’automne s’effaçaient peu à peu, peinant à contenir l’avance irrémédiable de ce noir vorace, jamais rassasié. Muettes, les gorges rigides des chênes semblaient se résigner à leur sort.
Les derniers rayons de jour eurent un dernier sursaut puis disparurent. Moribonde, perdue dans ses pensées, Iula n’avait pas vu le temps passer. Elle inspira profondément, laissant l’air pur envahir ses poumons comme une eau de jouvence. Elle envoya le caillou le plus loin possible en direction du ruisseau, se leva et s’apprêta à rentrer. Mais, alors qu’elle avait déjà la main posée sur la poignée, elle entendit des rires. Elle tendit l’oreille. Comment avait-elle pu oublier ? Ce soir, c’était fête au village là-haut sur le mont Scazt, et le vieux et gras Ferenc y emmenait sa famille dans sa carriole.
La brume s’était levée, et on n’y voyait pas à dix pas devant soi. Iula pouvait maintenant percevoir les gémissements plaintifs du sol, péniblement labouré par les roues. Les rires se rapprochaient, multiples et déments, pleins d’une musicalité étrange. Enfin, le visage défait de Carolus surgit du néant, la bave aux lèvres et quelques hennissements éteints dans les yeux.
Tenant les rênes de son fidèle compagnon, Ferenc avait rejeté la tête en arrière et riait, sa gorge ridée agitée de soubresauts. Peu à peu, le rire se mua en toux aride et Iula craignit un instant qu’il ne s’étouffe. Enfin, il cracha à ses pieds un épais gruau avant d’émettre un gargouillis sinistre. La toisant d’un œil torve – le seul encore valide, il marmonna quelque chose qui ressemblait à un « bonsoir ».
Iula hésita sur ce qu’il fallait faire ou dire. Il y avait un problème. D’accord, Ferenc n’avait jamais été la finesse incarnée. Quand elle était plus jeune, l’affreuse cicatrice qu’il avait en lieu et place d’œil droit la terrifiait, de même que sa voix forte et ses gestes brusques. Cependant, elle ne l’avait jamais entendu rire comme cela auparavant, même lorsqu’il était ivre. Et puis il y avait autre chose.
La calèche était vide.
« Où sont vos enfants, monsieur ? » fit Iula, en désignant le véhicule de la tête. « Et votre femme ? ». Le vieil homme sembla ne pas comprendre. « Enfants ? dit-il. Quels enfants ? Plus d’enfants, disparus les enfants, évaporés les enfants, en miettes les enfants ! ».
Iula calcula avec angoisse la distance qui la séparait de la maison. De toute évidence, Ferenc était fou. Il fût pris d’une nouvelle quinte de toux, plus violente encore que la présente et la jeune fille se sentit soudain emplit de pitié : le pauvre homme était inoffensif, elle le sentait. Il était plus à plaindre qu’à craindre.
« On vous dépose quelque part, mad’moiselle ? fit Ferenc. Voudriez pas aller à la fête par hasard ? Il y aura un feu. » Il y avait quelque chose de suppliant dans sa voix, quelque chose qui secoua Iula. La tête légèrement penchée sur le côté, il attendait sa réponse.
Elle hésita quelques secondes avant de se décider à y aller. Sa mère dormait et elle se passerait très bien de sa fille. Elle n’avait plus vraiment peur. Après tout elle était née dans ce pays, elle était coutumière de ce genre de phénomène étrange…
« C’est d’accord », dit-elle avant de monter à l’arrière de la charrette. Ferenc poussa ce qui ressemblait à un soupir de soulagement et fit claquer son fouet. Carolus se remit lentement en marche et la longue route vers le Mont Scazt commença.
La vieille carriole poursuivait ce qui semblait être un calvaire millénaire, cahotant sur la route de pierres vives. La brume l’accompagnait. De temps à autre, elle se dissipait pour mieux revenir, une amante volage... Ses membres sinueux jouaient avec la nuit et le paysage.
Assise au fond du véhicule, Iula était ballotté de toute part. Le brouillard était parfois si dense qu’elle ne voyait même plus Ferenc. Tout juste l’entendait-elle se racler la gorge et fredonner un air paillard.
Il faisait très froid. Iula recroquevilla ses genoux contre son ventre pour se protéger. Elle grelottait. Ses dents claquaient, ricochant les unes contre les autres sur un rythme tribal, comme désarticulés.
Dans l’obscurité, quelque rictus de sorcière attira son regard. Elle ferma les yeux précipitamment et tourna la tête de l’autre côté. Sous les frondaisons se cachaient des choses dont il ne valait mieux pas parler…
Le curieux cortège grinçant commença l’ascension de la montagne. Il régnait une atmosphère étrange, sur ce chemin qui grimpait le long de l’imposant édifice naturel comme le serpent des origines s’enroule autour du monde. Un instant fugace, les nuages s’écartèrent pour laisser paraître le pâle gardien du ciel – impuissant ce soir, à éclairer quoi que ce soit.
En contrebas, une tour en ruines pointait ses quelques créneaux vers le ciel comme autant de doigts accusateurs, une Babel déchue, décharnée. Vestige d’un temps meilleur – et lointain, peut-être même de la glorieuse Dacie. Sous les pierres vieilles comme le monde se glissaient volontiers quelques démons rampants, de ceux qui enlèvent les nourrissons au berceau pour ensuite les dévorer dans leur repère, le menton noyé de salive et de sang.
Iula ne pouvait pas voir cette scène, mais l’aura que dégage ce genre de lieu se passe assez bien de la vue. Elle était prise de mélancolie. Elle sentait, dans les tréfonds de son âme, les remous d’un passé mythique et immortel. Parcourue de frissons – l’air se rafraîchissant à mesure que l’altitude augmentait, portée par l’air entêtant que Ferenc fredonnait toujours, elle partait, sans le savoir, à la rencontre de Zalmoxis. Sur les traces de ses ancêtres.
Comme ils grimpaient, la brume se leva doucement.
Comme elle s’y attendait, la place était bondée : tout le village s’était donné rendez-vous et on était même venu des hameaux alentours et de la « ville ». Cette foule étrange, bigarrée, parlait et jacassait avec force, à tel point que leurs paroles se perdaient dans un brouhaha intense, un malstrom inintelligible de mots et de phrases sans sens aucun. L’assemblée extraordinaire qui se tenait là avait lieu tous les ans au milieu de l’automne et on n’y relayait les commérages des quatre coins du pays. Il y avait là des voyageurs qui contaient leurs périples et donnaient des nouvelles de l’avancement des Turcs, des mères qui venaient présenter à la communauté leurs bébés nouveaux-nés et quelques vieillards rabougris qui devaient avoir fait le voyage sur le dos de leurs fils. Dans un coin, une troupe de musiciens itinérants se préparait à animer la soirée en maniant tant bien que mal les instruments grossièrement taillés dont ils usaient de villages en villages.
Iula n’éprouvait envers toute cette masse informe qu’une vague indifférence. Ils ne lui répugnaient plus comme par le passé, mais ne l’intéressaient guère davantage. Quelque part, elle se sentait en totale opposition avec ces gens-là, comme si elle ne vivait pas – ou plus - dans le même monde qu’eux. Leurs manières hypocrites, la neurasthénie débilitante qui semblait s’emparer de leurs cerveaux lorsqu’ils parlaient, leurs gestes désarticulées comme ceux des marionnettes lui semblaient tellement dérisoires à côté de ce qu’elle voyait, elle ! Comme leurs vêtements chatoyants dissimulaient mal le morne tissu gris de leurs âmes !
Comme pour l’approuver, un jeune violoniste de la troupe commença à accorder son violon, arrachant au morceau de bois quelques arpèges plaintifs. Iula eût un instant l’absurde conviction que ces notes disharmonieuses lui étaient destinées.
Il n’y avait aucune trace de Ferenc. Le vieux bonhomme avait disparu sans laisser de traces, après que Iula soit descendu de sa calèche, sans un mot d’adieu. Fatigué, déboussolée – un peu effrayée aussi – la jeune femme s’adossa au mur d’une maison et ferma les yeux. Elle se laissa envahir par le bruit de la foule. Il lui semblait que celle-ci parlait maintenant d’une seule voix, entonnant une mélopée étrange qui grisait son esprit comme le meilleurs des alcools. Emportée par cette multitude de sons, elle faillit lâcher prise et tomber pour de bon. Ouvrant les yeux par réflexe – et mettant ainsi fin à l’expérience auditive - elle ne pût s’empêcher de pousser un soupir de soulagement. S’étaler face contre terre aurait finit par attirer l’attention sur elle et elle préférait rester discrète.
La foule se tût enfin. Le violon avait maintenant entonné un air infiniment triste. Virtuose l’archet glissait sur les cordes, guidé par la main experte du musicien. Iula écoutait. Elle aimait cet air. Elle était persuadée de l’avoir déjà entendu, mais elle était incapable de se souvenir où. Il lui semblait hors du monde, hors du temps. Témoignage d’hivers qu’elle n’avait pas vus et d’autres qu’elle ne verrait pas.
Une clameur retentit, la faisant sursauter : les danses commençaient. L’air familier de la musique des montagnes retentit et les participants se mirent en place, tandis qu’un cercle de spectateurs se formait autour d’eux.
C’est alors qu’Iula vit ce qui pourtant sautait aux yeux, et qu’elle aurait dû remarquer dès le début : un immense bûcher avait été dressé au milieu de la place. Le bois sec crépitait dans des flammes ardentes qui n’avaient rien à envier à leurs cousines infernales. Elle s’approcha, présentant avec avidité ses doigts glacés à la chaleur. Elle sentit le souffle réconfortant du brasier sur son visage et un bref sourire éclaira ses traits.
Apaisée par la proximité du feu, elle reporta son attention sur les danseurs. Leur démarche balourde avait quelque chose de comique. Les hommes recherchaient vainement l’élégance distinguée qui sied à l’art de la danse : leurs manières restaient aussi gauches que celles du jeune enfant qui apprend à marcher. Les femmes n’étaient pas en reste, s’empêtrant dans leurs lourdes jupes comme de gros dindons prisonniers de leurs plumages.
La voix nasillarde des cornemuses s’arrêta une première fois, marquant la fin du mouvement. Puis les musiciens entamèrent un nouveau morceau, plus calme cette fois. Beaucoup de spectateurs s’étaient désintéressés de la danse et s’étaient remis à discuter. Ici et là, circulaient des cruches de vin qu’un riche producteur du coin avait généreusement offertes.
Iula s’éloigna un peu du feu. Trop de bruit, d’agitation d’un coup, elle n’aimait pas ça. Elle marcha en regardant les étoiles et bientôt, elle eût dépassé la dernière maison pour se trouver sur un petit promontoire qui surplombait la vallée.
Quelques personnes se trouvaient là : un vieillard fumant sa pipe, quelques filles de l’âge d’Iula gloussant et chuchotant à voix basse (qui d’ailleurs l’ignorèrent superbement), un homme qui pleurait en silence, le visage entre les mains.
La jeune femme s’assit. Curieusement, la nuit s’était éclaircie et elle pouvait jouir à son grès du magnifique paysage des champs et des forêts qui fleurissaient à perte de vue. Au loin, les majestueux massifs des Carpates arboraient fièrement leurs neiges éternelles. La Lune avait retrouvé son éclat miroitant.
Il n’existait pas scène plus apaisante que celle-ci. Iula se sentait bien.
On lui tapota sur l’épaule et elle sursauta. Souriant, son voisin avait séché ses larmes et tenait dans une main un pichet qu’il avait à peine entamé et dans l’autre, une coupe en argent.
« Déride-toi un peu, jeune fille, lui dit-il. »
Il lui tendit la coupe. Sans comprendre, Iula la saisit et laissa retomber son bras. L’homme émit un léger sifflement d’impatience.
« Tiens la bien, que je puisse la remplir. »
Elle fit comme il lui demandait et bientôt la coupe déborda de vin. Puis l’homme lui fit un clin d’œil, fit demi-tour et repartit vers le centre du village.
Hébétée par ce mirage soudain, Iula cligna des yeux. Elle ne buvait jamais d’alcool habituellement – elle savait l’effet qu’il pouvait avoir sur elle, même à petite dose. Il lui suffisait si elle le souhaitait, de renverser le vin dans un buisson et de rentrer auprès de sa mère.
Un simple geste, il suffisait d’un simple geste.
D’un autre côté, elle pouvait bien boire quelques gouttes. Elle sentait au fond d’elle que ce soir était particulier, et qu’elle en avait besoin. Sa coupe à la main, elle se décida à retourner près du feu et s’assit sur un tronc à moitié coupé dans le sens de la longueur qui avait été installé devant les danseurs.
Perplexe devant son propre geste, elle porta le breuvage dionysiaque à ses lèvres et bût. Elle remarqua que l’une des musiciennes l’observait : c’était une vieille femme accroupie, un tambour noir posé sur les genoux. Elle battait le rythme de ses paumes ouvertes, et son regard exprimait la lassitude de cette tâche monotone. Etrangement, Iula entendait un décalage entre le moment où elle frappait et celui où le son parvenait à ses oreilles. L’alcool commençait à produire son effet.
La mélancolie la prenait à nouveau. Il lui semblait que la boisson décuplait son malaise, son mal-être. Elle eût envie de rejeter la tête en arrière - comme Ferenc l’avait fait tantôt – et d’hurler. Elle rêva qu’elle le faisait et qu’un infâme gruau noir s’échappait de sa gorge, que ses cris se répercutaient en écho dans ces montagnes magnifiques qui l’entourait. Qu’ils se répercutaient pour l’éternité.
Iula bût la dernière gorgée et reposa la coupe. Il lui semblait maintenant que la terre tanguait autour d’elle. Le rythme des danses s’accélérait de manière étrange, les corps tressautaient gracieusement et, tantôt se rejoignaient pour ne former qu’une seule personne, tantôt s’éparpillaient comme de la poussière d’étoile. Elle avait l’impression d’assister à un ballet mystique, à l’une de ces bacchanales extatique et convulsive dont elle avait eu connaissance autrefois.
Autrefois il y a bien longtemps… Ou bien autrefois hier ou autrefois il y a une seconde. Elle se rendit compte qu’elle perdait peu à peu la notion du temps. Et cette perte la terrifiait. Elle tenta désespérément de reprendre le contrôle, mais elle n’avait déjà plus aucun contrôle. La musique et l’alcool s’alliaient pour lui déchirer le cerveau, le réduire en miettes. C’est à peine si elle pouvait baisser les yeux pour contempler la carcasse immobile que son corps était devenu.
Elle souilla ses bas – une première fois.
« Dernière fois que j’y touche » se promit-elle… Elle se résolu à prendre son mal en patience et à attendre que la « crise » passe. Elle savait d’expérience qu’elle pouvait passer plusieurs heures de l’autre côté du miroir et s’appliqua donc – sans succès - à calmer la tension qui émanait d’elle. Un voile écarlate tomba devant ses yeux, comme un filtre de sang.
Des voix fugitives lui chuchotaient à l’oreille. Gloussaient aussi, parfois. C’était les voix de la nébuleuse grotesque du sommeil. Elle grimpait les escaliers de la tour des rêves. Elle dansait.
Elle souilla ses bas – une deuxième fois.
La musique qu’elle entendait alors, n’avait plus rien à voir avec les airs traditionnels de son enfance. C’était quelque chose de plus fort, de plus profond, de plus sombre aussi. Les notes semblaient résonner jusque dans les tréfonds de son être, et quelque chose se réveilla en elle et se cambra, comme un monstre prisonnier, jusque là contenue dans ses entrailles. Et le monstre poussa un rugissement. Ou c’était elle. Elle ne savait plus. Qu’importe.
A bien y prêter l’oreille, elle percevait des voix discordantes dans cet ensemble. Des voix familières. Dans son délire fiévreux, elle comprit que son esprit, cherchant désespérément à se raccrocher à la réalité, tentait de se rappeler les musiques qu’elle avait entendu plus tôt dans la soirée, lorsqu’elle était encore lucide. Les cornemuses faisaient vriller les parois de son crâne, le son des fluttes pénétrait les pores de sa peau et le tambour battait mécaniquement la cadence. Tout se mélangeait.
Elle était une petite fille et son père la réprimandait. Pourquoi tu ne peux pas dormir, comme tous les autres enfants ? Tu as passé l’âge que je vienne te rassurer toutes les nuits. Mais Papa ce n’est pas ma faute, la nuit a des yeux.
Bientôt elle renonça à chercher un sens à tout cela et se laissa emporter par cet assemblage disparate comme elle l’avait été par le bruit de la foule. Elle toucha à l’indescriptible, à l’extase, à l’orgasme. Elle perçut la musique dans ce qu’elle a de plus déchirant, de plus transcendant, de plus dévastateur. Elle s’abandonna et s’embauma dans les soupirs.
Elle oublia tout - ce qu’elle était, ce qu’elle avait été et les visions fugitives de ce qu’elle serait. Son corps sentait encore, lointaine, la chaleur du feu. Il la sentait comme s’il se consumait. Déjà, perdu dans un océan sonore inextricable, plongé dans l’infini des pensées, son esprit n’était plus que cendres.
Elle souilla ses bas – une troisième fois.
Une aube bienveillante l’éveilla. Ses rayons transpercèrent les fines paupières de la jeune fille, la rappelant doucement à la réalité. Elle ouvrit les yeux. La place était déserte. Ne restait de la soirée que quelques bûches fumantes.
Titubante, Iula parviens malgré tout à se relever et massa son dos douloureux. Elle n’avait qu’une envie : rentrer chez elle. Elle fit un pas, mal assuré, puis un autre. C’est alors qu’elle buta contre quelque chose.
Baissant les yeux, elle aperçut par terre, une coupe en argent. Instinctivement, elle se plia en deux – non sans difficultés – pour la ramasser.
Il y eût un brusque coup de vent et une nuée de cendres s’envola vers le ciel. Iula cligna des yeux.
Elle en était persuadée, sa tête était sur le point d’exploser.
Péniblement, elle se remit en marche. Peu à peu – par bribes – des souvenirs de la soirée lui revenait. Elle constata, non sans surprise, que, malgré la douleur physique, son esprit était calme, apaisé. Une plénitude soyeuse l’envahit. Elle était en vie.
Le vent s’engouffrait dans ses cheveux. Elle le savait, il lui faudrait dans peu de temps reprendre sa place à la ville, dans cette société étouffante et étriquée qui lui convenait finalement si peu. Elle chassa cette pensée comme une mouche importune, en agitant mentalement la main. Seul comptait la douceur de l’instant et des souvenirs.
Et cet instant, cette aurore féerique, fugitive réchauffant fébrilement l’atmosphère glaciale des Carpates, cet instant donc éveillait en elle les songes tumultueux du passé.
Finalement heureuse, elle s’en retourna chez elle.