NuMonde
Aurélien Loste
I - Nadam
Il court depuis une bonne douzaine de minutes, sème enfin ses poursuivants en les amenant sur des chemins ascendants où ils s'essoufflent, puis, coupant à travers trois collines et débouchant finalement sur une aire de stationnement, se glisse furtivement entre deux camions, et détectant qu'ils sont inoccupés, monte à l'arrière du plus proche en soulevant de son corps rutilant sa bâche grise d'aluminium caoutchouté. Les caisses présentes lui servent d'abri, pas même besoin de les ouvrir, seulement de les déplacer sur quelques dizaines de centimètres afin de s'y cacher, et attendre.
Qu'ils le retrouvent ou pas, il lui faut de toute façon partir, car ils ne l'oublieraient vraisemblablement pas de sitôt : il vient de tuer celui qui semblait être leur homme de main et a tiré sur lui un quart d'heure auparavant. Celui-ci, d'abord surpris du manque d'effet de son jet de laser pourtant émis à bout portant, s'était en vain acharné de ses verts rayons photoniques sur sa victime du jour (“Je vais t'achever connard, pourquoi tu résistes ? c'est quoi ce putain de touriste ?!”), puis s'était mis à crier encore plus fort pour rameuter le plus de monde possible sur sa proie. Celle-ci, Nadam de son nom de baptême, est d'abord resté sans réaction extérieure, évacuant les parasites électriques produits par le laser, puis, comme le tireur et sa bande devenaient de plus en plus menaçants, au point de mettre en danger ses chances d'échappatoire, il n'a plus eu le choix. Vaincre ou mourir, comme la vie est simple pour lui. Militaire, animale.
Le laser lui a redonné de l'énergie, qu'il a dû trier lors de son manque apparent de réaction, la lumière étant plus puissante que la pile nucléaire qui lui sert de batterie la nuit ou que les panneaux solaires qui l'alimentent le jour. Quand, comme sous la bâche de ce camion, il n'y a pas d'accès direct à l'électricité, il est obligé, soit de se mettre en veille, soit de l'extraire des sources énergétiques les plus proches, ce qui consomme de l'énergie et ne peut donc pas se faire à vide, mais seulement, au pire, qu'avant de passer en position de veille ou d'être sur sa réserve d'énergie, replié en boule sur lui-même, comme il est derrière ces caisses (ce qui, avec la dureté de sa carapace, constitue aussi une défense); car pour charger de l'énergie, il faut sortir du camion ou enlever la bâche pour le solaire, ou se brancher sur la batterie du camion, ce qui laisserait des traces et était de toute façon insuffisant pour lui. Peut-être s'il faisait rouler le camion ?
Mais il ne sait pas, ne peut pas savoir, si quelqu'un viendrait et quand, si le camion démarrerait ce matin, aujourd'hui ou plus tard encore. Il estime que dans une ville d'une superficie et surtout d'une population telles que celles de Shanghaï, il en a pour, au plus, trois jours de relative tranquillité, soixante-douze heures avant que d'une façon ou d'une autre il soit retrouvé : il suffit qu'une recherche soit organisée : entouré par quarante cinq millions d'habitants sur une surface continue de plus de douze mille mètres carrés, il ne tiendrait pas longtemps. En cas d'émeute, il peut, si la fuite lui devient impossible comme elle l'a été avant de tuer cet homme tout à l'heure, immobiliser des humains étendus sur un rayon d'un kilomètre, grâce à des ultrasons. Mais pour tuer, c'est plus complexe, car pour la faire passer pour morte, il doit paralyser les muscles (et donc le cœur) et jusqu'à la respiration de la personne, si possible en la réanimant ensuite dans les cinq minutes, sinon, tant pis, son opposant mortel passe par pertes et profits, comme le précédent, qui l'a cela dit bien cherché. Dans tous les cas c'est évidemment de la légitime défense, un équilibre des forces, car il n'utilise pas ses armes de jet, imparables pour des humains, capables même de détruire une ville entière en quelques secondes, et qu'il n'a pas le droit (et donc pas la possibilité, selon la loi zéro inscrite au cœur de son cerveau) d'utiliser en dehors d'une guerre mondiale ou nucléaire, puisqu'il n'y a que dans ces cas-là que la loi de la légitime défense serait respectée, seulement dans le cas où l'humanité est en danger, le principal risque étant le nucléaire, tant militaire que civil avec la fusion produite au cœur du réacteur DEMO, car les autres armes de destruction de l'humanité ont une portée plus limitée, même depuis la Lune.
Un peu d'histoire ?
A l'avant-veille de Noël 1940, au cours d'une discussion à New-York entre Isaac Asimov (biologiste russe naturalisé américain dans son enfance, vite devenu l'écrivain de science-fiction le plus célèbre et important de l'histoire humaine) et son ami Campbell, l'homme de science-fiction le plus en vue de cette époque, les lois robotiques furent évoquées, tacitement formulées lors des jours et récits robotiques qui suivirent, et finalement en 1942 dans l''histoire d'un robot sur Mercure qui se bloque en contradiction des trois lois, et donc logiquement intitulée “Cercle vicieux”. Elles comprennent plusieurs phrases et peuvent être résumées ainsi :
1 - Tu ne tueras point un humain, ni ne le laisseras mourir (“Un robot ne peut porter atteinte à un être humain, ni, restant passif, permettre qu'un être humain soit exposé au danger.”)
2 - Tu ne désobéiras pas à un humain (“Un robot doit obéir aux ordres que lui donne un être humain, sauf si de tels ordres entrent en conflit avec la Première loi.”)
3 - Tu protègeras ta vie, mais sans tuer ni désobéir à un humain (“Un robot doit protéger son existence tant que cette protection n'entre pas en conflit avec la Première ou la Deuxième loi.”)
A la fin du deuxième millénaire, en 1990, en conclusion deux cycles de romans robotiques de Mr. Asimov (Le Cycle des Robots -avec une humaine qui a comme mari et partenaire sexuel Jaden, un des nombreux androïdes de Solaria, planète colonisée où chaque humain a dix mille robots à sa disposition- et celui de l'Empire, amenant magistralement le cycle de Fondation, l'œuvre majeure de la science-fiction littéraire, qui a inspiré Star Wars, son équivalent cinématographique), l'écrivain introduisit la loi zéro, développée par Daneel et Giskard, les deux androïdes héros, semblables à C6P0 et R2D2), beaucoup plus intéressante pour les androïdes que les trois premières, autant limitées que contradictoires, entre la troisième et les deux premières (car il est parfois nécessaire de tuer, ou au moins de désobéir, pour se protéger).
Cette loi zéro, subrogeant les trois autres, permit le développement à grande échelle des projets robotiques puis androïdes, d'abord dans la fiction, puis dans la réalité, comme d'habitude.
Elle stipule que l'intérêt des robots rejoint celui des humains, et qu'ainsi, les robots peuvent faire ce qu'ils veulent tant que ça ne nuit pas à une majorité d'humains. Concrètement, en cas de guerre mondiale ou nucléaire mettant en jeu l'avenir de l'humanité, les robots ont donc pour mission de préserver les humains, et si c'est nécessaire, d'un tuer suffisamment pour qu'une majorité reste en vie. Comme les humains eux-mêmes le font pour les animaux, en régulant des populations animales (sangliers etc.) pour la survie d'un biotope, par exemple.
Elle se formule ainsi :
0 - Tu protègeras l'humanité, même s'il faut pour cela contrevenir aux trois lois robotiques (“Un robot ne peut ni nuire à l'humanité ni, restant passif, permettre que l'humanité souffre d'un mal.”).
Et Nadam, en tant que premier androïde, avait vu son importante (budgétaire, technologique, industrielle, scientifique, philosophique, métaphysique) codée de telle façon que sa survie entre dans la loi zéro, puisqu'il était d'une valeur incommensurable pour l'humanité : il pouvait donc se défendre de la façon la plus efficace qui soit, tant que cela n'entraînait pas de nuisance majeure à l'humanité. Tuer un voyou, voire causer une poursuite ou un tumulte local entraient donc dans ses prérogatives. Il avait le statut, amélioré évidemment, d'un agent secret, agissant dans l'intérêt des humains, donc tout lui était permis, du moins tant qu'il ne détruisait pas l'humanité.
Nadam attend depuis deux heures et trente sept minutes (la mesure de son temps d'existence peut se poursuivre même sans énergie, grâce à une horloge nucléaire, heureusement isolée des lasers extérieurs) quand des voix se font entendre. Du wu évidemment. Des passants.
“La vue est chaque fois plus belle, et dans deux mois, là-bas, la prochaine tour, deux mille six cents mètres, t'imagines ?”
“Oui toujours plus hautes, tu sais, ça fait plus de quarante ans, et cette promenade elle aussi toujours plus longue, la prochaine fois je louerai un des glisseur du bas !”
Une heure et dix-huit minutes plus tard, d'autres promeneurs.
“Maman, on s'arrête ?”
“La ville est juste en bas..vous préférez ramasser des durians ici, ou les avoir dans des glaces en bas ?”
“Bah non pas ici, ça pue les durians !”
*satisfaite* “Alors on descend, allez hop !”
Sa course l'a amené dans un endroit inhabité, dans les collines bordant la ville la plus peuplée du monde.
Nadam pense naturellement plus vite que n'importe quel humain, prodige ou pas, la compétition humains/robots ayant pris fin dès 1997 quand l'ordinateur Deep Blue II de la société International Business Machines avait battu le champion d'échecs russe -aussi connu en tant qu'opposant politique moscovite à Vladimir Putin- Gary Kasparov, qui avait dit aux journalistes présents suite à sa défaite (et à travers lui, de l'humanité), avoir détecté chez l'ordinateur des traces de pensée humaine (la fameuse paranoïa des grands maîtres échiquéens avait ainsi permis de décréter qu'avant même le troisième millénaire, la machine exprimait déjà des balbutiements de pensée humaine : en réalité, Kasparov pensait que les ingénieurs d'I.B.M. étaient aidés d'un de ses concurrents, Bobby Fischer ou Vladimir Karpov).
Mais cette vitesse de pensée se heurte, comme le reste, à la loi des grands nombres, et pour une population (asiatique) de sept milliards d'habitants, il lui faudrait des dizaines d'heure, voire des jours, d'intenses calculs pour estimer une probabilité correcte d'être retrouvé. Il est donc plus logique de réfléchir à la meilleure façon de se faire oublier, et celle-ci est évidemment que ses poursuivants se lassent et passent à une autre cible, qui ne saurait manquer dans ce pays si peuplé et fascinant. Le temps de rendre hommage à la mémoire de celui que Nadam n'a pas eu le loisir de revenir réanimer : après l'avoir paralysé en le touchant, par la transmission d'ondes taser, comme il tombe, tandis que deux de ses acolytes l'auscultent, les cinq autres se jettent à sa poursuite, et les semer nécessite une distance telle que les cinq minutes se sont déroulées durant la course. Il a bien sûr le choix de se propulser par ses rétrofusées pour les semer, mais il est programmé pour passer le plus inaperçu possible, surtout qu'il y a de fortes chances pour que les deux personnes restées avec la victime soient toujours là et l'empêchent de le réanimer, et s'il doit à leur tour les paralyser pour pouvoir agir, et que d'autres toujours présents interviennent, ça deviendra vite un cercle vicieux rythmé par le délai fatidique avant la réanimation cardiaque par son module de défibrillation palmaire.
Des ingénieurs américains s'étaient aventurer à calculer, lors de la conception du premier androïde (son nom Nadam venant de Néo-Adam), que celui-ci, rendu possible par les développements de l'informatique, qui avaient coûté plus cher que les dépenses nucléaires mondiales depuis 1945 (pourtant évaluées à plus de mille milliards d'euros), il avait, selon une logique strictement financière, comptable et militaire, ou en un mot, numéraire, droit à plus de morts que toute l'histoire nucléaire, Hiroshima et Nagasaki comprises, évidemment, ce qui n'avait pas manqué de faire parler les Japonais, le pays des robots. Et comme, par pure coïncidence, 2045, année de l'aboutissement du projet du Russe Dmitry Itskov, l'immortalité numérique, et des projets européen et lausannais Human/Blue Brain de cerveaux artificiels, était aussi celle du centenaire infamant des bombes atomiques Little Boy et Fat Man faisant suite aux deux vagues de bombardements de Pearl Harbor le matin du dimanche 7 décembre 1941 avant même l'heure de la messe, les autorités japonaises avaient été forcées de tempérer les ardeurs manifestantes tant des historiens que des roboticiens...en renforçant la présence tokyoïte des forces robotiques d'apaisement, qui en cas d'urgence diffusaient les ondes bêta caractérisant du sommeil profond, qui n'avaient cependant pas la rapidité d'action des tasers améliorés de Nadam. D'ailleurs, s'il avait été dans une situation reposante, il aurait pu réfléchir à la suprématie qui s'était produite de l'électricité sur la lumière (laser), des électrons sur les photons, puisque les deux vont à la même vitesse. Ici, c'était une question de proportions.
Isaac Asimov avait popularisé par ses livres la découverte, par Paul Dirac et de Carl David Anderson, de l'antiparticule de l'électron, appelée posit(r)on, à charge inverse comme toutes les antiparticules, donc positive. Car il avait, enthousiasmé par cette découverte, donné à ses robots d'iridium un cerveau positronique. En réalité, l'électricité et la lumière sont simplement les deux facettes de la même énergie, les deux sens de circulation des particules énergétiques, les plus rapides et puissantes qui soient dans notre Univers matériel, qu'explique la physique.
Au bout de quatre heures et cinquante sept minutes, sans guère plus d'activité que de rares humains qui venaient s'y promener, en devisant quand ils étaient plusieurs (sauf les religieux oiu les vieillards, reconnaissables à leur pas plus lent), Nadam sort de derrière les caisses et franchit la bâche d'un saut, s'appuyant lestement sur le chambranle du camion.
Sans même s'asseoir sur l'un des bancs présents, et encore moins admirer la vue sur Shanghaï (il a toutes les villes du système solaire modélisées en sa mémoire interne), il descend, comme l'avaient fait les voix qu'il entendait depuis le début de l'après-midi.
S'il croise des promeneurs, ils le prendront eux aussi pour un touriste. En espérant pour eux qu'ils soient plus pacifiques.
Son apparence à elle seule avait occupé les humains durant cinq ans pleins, dont un de sondages à l'échelle planétaire, en pleine période de crise identitaire de l'humanité dans son ensemble : au milieu du XXème siècle, la notion d'intelligence artificielle était apparu en Grande-Bretagne, puis la conférence de Dartmouth College, aux États-Unis, l'avait officialisée en 1956, suite aux travaux d'Alan Turing, le père des ordinateurs, et de son fameux test permettant de différencier les esprits humains et artificiels, en leur posant des questions.
Puis, la technologie progressant, au cours des premières années 2000 les humains avaient atteint un niveau suffisant en informatique et en abstraction mathématique pour dépasser les blocages qui s'étaient fait jour au début de la recherche sur les grilles neuronales artificielles (rappelant les grilles de conscience de Herr Emmanuel Kant, le plus grand philosophe allemand, devant Nietzsche, Marx et Freud), permettant de mettre en culture les premiers cerveaux artificiels.
Dans les années 2030, les progrès informatiques accordaient à l'intelligence artificielle de rivaliser dans n'importe quel domaine théorique avec les humains. Le test de Turing avait été en partie passé dès le 7 juin 2014, par une équipe russe dont la création imitait un enfant de treize ans durant cinq minutes. Cinq ans plus tard, le jeu de go avait été maîtrisé, vingt deux ans après celui des échecs. Il n'existait plus aucun domaine de pensée où l'intelligence humaine n'ait son égal numérique. Bien évidemment, la création avait été le gros morceau. Pourtant, très rapidement, les critères d'appréciation humains furent modélisés, implémentés afin de les universaliser au niveau planétaire (trois modèles avaient été choisis pour cela, la régularité rythmique de Bach, du Boléro de Ravel, de l'album Oxygène de Jarre, de l'hymne à l'Homme inconnu de Vangelis, du Logical song de Super Tramp et du GnamGnamStyle du Coréen Psy, la strucuture des films de James Cameron, Ridley Scott, Steven Spielberg, Sergio Leone, Akira Kurosawa et évidemment Stanley Kubrick, et des studios Disney-Pixar et Miyazaki-Ghibli, et les principales caractéristiques des situations et mondes fictifs créés par Agatha Christie, Joanne Kathleen Rowling, et John Ronald Reuel Tolkien), et les machines n'eurent qu'à les développer pour produire les plus importants succès artistiques de l'histoire humaine, aidés par le fait que la population terrestre atteignait huit milliards dans les années vingt, neuf vers 2040.
Dès lors, les seules questions demeuraient physiques : l'amour, la grossesse, le sport. Les progrès de la médecine permirent vite aux humains malades ou transsexuels, les greffes d'utérus, qu'adoptèrent naturellement les premiers robots à apparence humaine. Les coupes du monde robotiques de football, organisées entre écoles d'ingénieurs depuis les années quatre vingt dix, s'attaquèrent aux joueurs grandeur nature dès les années vingt. Le niveau de football des robots humanoïdes atteignit en rapidité et habileté celui des humains dès les années quarante, mais la première coupe du monde technologiquement mixte eut lieu comme prévu au début du deuxième millénaire, en 2050, pour la vingt-neuvième édition). Déjà, l'été 2020, lors des Jeux Robotiques de Tokyo (ainsi surnommés car ce fut la première olympiade organisée pour des robots, qui intervinrent également dans les jeux humains), les visiteurs et spectateurs avaient pu se rendre compte de visu des avancées technologiques. Et comme, dès ceux de 2012 à Londres, la question des prothèses comme facteurs d'amélioration des performances sportives s'était posée, au même titre que le dopage chimique, le fait que des robots puissent rivaliser avec des humains dans des épreuves sportives officielles était encore davantage source de discorde.
Toutes ces performances artificielles firent que de plus en plus massivement, l'âme, les religions, l'amour universel, l'énergie mystique, la représentation spirituelle du monde, déjà bien écornées au XXème siècle, se tarirent dans l'inconscient collectif, au point que le fameux adage de Malraux (“Le XXIème siècle sera spirituel, ou ne sera pas.”) ne pouvait garder un sens que si on l'appliquait (ainsi que le pensait forcément Malraux, guère tourné vers la technologie, aussi cultivé fût-il), uniquement aux humains, et encore, pas aux scientifiques ni aux personnes réalistes. Car la création d'une intelligence artificielle supérieure à celle humaine, par les humains eux-mêmes, montrait bien que la différence de conscience entre animaux et humains puis humains et robots n'était qu'une question de puissance de calcul, que cette puissance soit naturelle ou artificielle. De même que les avions volent plus vite que les oiseaux, les robots pensent plus vite que les humains. Les avions avaient-ils aussi une capacité de transport, soit, le parallèle robotique incluait une capacité d'abstraction à même de résoudre les vieilles questions humaines de l'après-vie (devenue caduque pour ceux qui se numérisaient et rendaient ainsi leur esprit éternel, au sens propre et non plus seulement métaphysique et religieux). La principale raison qui fit que les religions se maintinrent, ce furent, comme depuis leur création, les textes sacrés : "Verbum Domini manet in aeternum (La Parole du Seigneur demeure pour l'éternité)" : comme ils contiennent des messages de paix et d'amour universel, ils sont conformes aux quatre lois asimoviennes fondatrices, et l'intelligence artificielle, non contente de les adopter, les fit respecter au même titre que la charte pour la paix et l'aide aux personnes démunies de l'O.N.U., dans ce qu'on appela très vite le droit robotique (une sorte de droit international, avec en plus tout une partie consacrée aux technologies numériques, sur près d'un tiers du texte, car étant plus logiques, elles étaient plus simples et concises.
Ce qui imposa la robotique, c'est l'Occident et le vieillissement de sa population. Car bien que nés au Japon, les robots se généralisèrent immédiatement auprès de ceux qui s'offrirent leurs services, à commencer par les populations les plus riches de la planète. Et c'est là, au niveau du grand public, dans la vie quotidienne, qu'ils se firent adopter. Non pas en mettant fin aux pertes humaines dans les conflits armés, ni en remplaçant les humains dans les tâches pénibles et fatigantes, non, ce fut tout simplement, comme l'adoption d'un animal, en vivant à leur contact le plus immédiat.
Et dès lors, la question d'un androïde, c'est-à-dire un humanoïde plus intelligent que les humains, se généralisa au-delà des débats scientifiques, éthiques, philosophiques et littéraires. Il franchit le cercle des chercheurs et intellectuels pour toucher la population dans son ensemble, d'abord dans les villes au plus haut niveau de vie, comme la plupart des inventions, puis, avec la baisse des coûts de production, les robots se répandirent au point de devenir omniprésents, plus que les véhicules, par exemple. Le cap des dix milliards de robots produits fut franchit en 2027. Les cent milliards en 2034, et en 2045, la comptabilité des robots, tenue depuis les années 2000 par les comités scientifiques des pays intéressés, notamment du Japon, pionnier en la matière, estimait leur nombre à deux mille milliards, deux billions, 2 000 000 000 000. Pour un peu moins de dix milliards d'humains, cela en faisait deux cents par personne. Jamais la paresse n'avait atteint un tel niveau dans l'histoire de l'humanité : il suffisait, de plus en plus, de se contenter de vivre selon ses envies. Les robots étaient les esclaves les plus parfaits depuis la création de l'Univers. Y compris au niveau sexuel, évidemment. Le Jaden asimovien avait depuis les années vingt son pendant dans la réalité, là encore, Isaac Asimov avait cinquante ans d'avance.
L'une des envies principales fut donc naturellement de vouloir créer des robots de plus en plus performants, ce qui, couplé aux progrès de la technologie et de la science donna dans les années quarante les prémisses de Nadam, un être plus évolué que robots et humains réunis, un demi-dieu numérique.
Si les chercheurs et autres passionnés s'intéressaient à ses capacités, le grand public, 97% de la population, se demandait naturellement surtout quelle apparence il aurait, et c'est suite à ces questions, ainsi que pour stimuler l'enthousiasme général, que des sondages furent organisés, ou s'organisèrent eux-mêmes, afin de savoir quel aspect lui donner : les Asiatiques, avec sept milliards de personnes sur dix, une population, exceptée au Japon, jeune et vite renouvelée, et les PIB les plus élevés de la planète, étaient décisionnaires, mais il fallait déjà se mettre d'accord entre Hindous, Chinois et Japonais, voire Coréens et Australiens, avant que de soumettre leur choix au reste de la population mondiale. Et bien évidemment, l'Asie du Sud-Est aurait également son mot à dire. Les Occidentaux auraient bien sûr choisi une jeune et sensuelle Thaïlandaise, en parfaite adéquation avec le bouddhisme local, mais les Asiatiques eux-mêmes, préférant les Occidentaux, avaient opté pour une femme blonde aux yeux bleus d'un mètre soixante quinze; cela dit, le bon sens avait prévalu, et les réels décisionnaires (les firmes robotiques) décidèrent, faisant écho au Dieu de la Génèse, de créer d'abord un homme, choix moins risqué, et de l'armer le mieux possible : n'oublions pas que depuis les débuts de l'humanité (et de la vie, ou de l'Univers), c'est le militaire qui dicte sa loi, celle du plus fort, du moins tant qu'il reste dans les bornes admises par la société (sinon, il est renversé par un pouvoir militaire plus consensuel, c'est donc toujours le plus fort qui gagne, la majorité, la vie).
Nadam fut donc planifié. 1m87, grand sans être géant, passe-partout, 98 kilogrammes d'iridium recouverts de carbone réfractaire imitant une peau à couleur variable selon l'environnement et les circonstances, en bon caméléon artificiel. Et puisqu'il s'agissait de son apparence, il fut décidé de l'habiller pour sa présentation au monde de la façon qui était la plus répandue sur Terre, un pantacourt blanc et un t-shirt clair imperméable et perspirant.
C'est donc un homme à la peau rose comparée à la blancheur de ses vêtements légers (il fait 27 degrés celsius sur les hauteurs de Shanghaï, en ce mois de février 1945), qui descend sur la capitale terrestre, en cette fin d'après-midi d'hiver, avec une vue splendide sur la ville : heureusement, les tours où il souhaite se rendre se détachent par leur couleur, au milieu des nombreuses autres, toujours plus éblouissantes, comme si les humains voulaient atteindre la Lune, rejoignant la base russe du Sud. D'un rose flamboyant, les deux pointes des tours Phœnix entourées de planètes étaient à une dizaine de kilomètres à vol d'oiseau. Suivant le chemin, il arrive vite, en bas, aux premières constructions artificielles.
Il ne s'arrête devant les commerces alimentaires que pour faire illusion en achetant une glace, par paiement numérique et en s‘asseyant pour la savourer.
“Vous venez d'une famille chinoise d'Amérique ?”
“J'habite à Hangzhou depuis mon enfance, j'y ai été adopté”
“Ah vous êtes du coin, je comprends mieux alors que vous aimez la glace au durian !”
“Oui, ils sont meilleurs en glace ! Je dois y aller, à bientôt peut-être.”
“Au revoir M. Nang !” (son identité numérique et donc officielle, Nadam étant le nom que lui ont donné les scientifiques, en tant que prototype).
Car Nadam est un prototype..LE protoype !
II- Nalya
Nalya rêvassait en consultant son padbook, tout en jetant un œil distrait à l'holécran scintillant au milieu du salon. Son jeune frère Jomu, chaudement blotti dans un châle sur le canapé flottant de l'autre côté, avait laissé tomber son propre pad, où défilait une émission sur la résistance des fourmis aux explosions nucléaires; son côté de l'holécran était vide : l'appareil n'affichait que ce que souhaitaient voir ceux qui le regardaient, mais pas le contenu des rêves puisqu'il fallait être conscient (Nalya se demandait parfois si l'enregistreur onirique de sa chambre pouvait fonctionner avec un écran, au lieu de diffuser les rêves dans le cerveau de l'utilisateur : même s'ils ne se limitaient pas à des images, ce serait amusant de pouvoir les voir affichées).
Nalya savait, depuis qu'elle comprenait ce que diffusait l'holécran ou ce qui se tramait à l'extérieur, qu'il y avait des mystères bien plus intéressants que les insectes sociaux, les nano-robots en essaim, les volcans, le Soleil et le nucléaire, voire les planètes, l'espace, et les nouvelles technologies, symbolisées dans la plupart des logements par cet écran central perceptible de tout côté, qui détectait de façon toujours plus surprenante les signaux neuronaux spécifiquement dirigés vers lui.
Car elle avait depuis longtemps, sans même avoir besoin de parcourir la notice ou le site de Holtran, la principale entreprise terrestre de diffusion, compris que les ondes de l'esprit, ou ses forces (selon l'expression d'un ancien Président français à noble allure, lui rappelant, sur les quelques archives qu'elle en connaissait, les anciens rois, de même que la Vème République et ses chefs d'État à l'ancienne n'avait plus grand chose à voir avec l'actuelle Fédération Européenne), n'étaient que des signaux électromagnétiques, biologiques, phéronomaux, à peine plus évolués que ceux qui font sentir la peur ou au contraire la confiance humaine aux chiens ou autres prédateurs, ou entre eux. Donc rien de mystérieux pour elle là-dedans, si ce n'était la précision technologique chaque jour accrue de la détection et des résultats fournis. Elle avait bien une idée sur les responsables de ces recherches, leurs inventions et progrès...
Elle apprenait vite, et comprenait donc chaque jour davantage. Et si elle avait bien compris une seule chose, peut-être parce qu'elle n'en était encore qu'à l'innocente existence des pré-adolescentes, c'est qu'en apprenant tout et en comprenant le monde, on le possédait.
Tout lui appartenait, en esprit, et pour elle, c'était le principal; Jomu, lui, était plus matérialiste, ses désirs de conquérants plus concrets, quand il voulait quelque chose, il le prenait, l'obtenait en le demandant aux parents ou à Robis, le robot-gardien-nourrice d'intérieur (sans grand intérêt, puisqu'il était soumis à la volonté parentale de Pierre depuis que Marie s'en désintéressait, Jomu ayant déjà huit ans), ou s'il n'avait la possibilité immédiate de se le procurer, l'oubliait bien vite.
Jomu était un enfant plus simple que Nalya et ses rêves hermétiques au reste de sa famille, sans parler de ceux vivant sur les autres continents. Elle leur était soit énigmatique, soit trop vive d'esprit pour pouvoir bien longtemps s'aventurer avec elle sur ses terrains de prédilection spirituelle et y conserver son intérêt, si vite assouvi ou ennuyé. Non qu'elle se désintéressât non plus totalement de l'aspect bassement matériel de la réalité, mais il lui semblait de plus en plus que ce qu'il y avait d'important à comprendre s'étendait au-delà du simple univers tangible et accessible.
Alors que Jomu s'en contentait tout à fait, au point qu'il parvenait à s'endormir en visionnant un documentaire pourtant intéressant; ce qui lui importait le plus, c'est qu'il ait pu le faire, sur le même appareil que sa sœur affectionnait tant; elle au moins ne l'oubliait pas au jardin, quand Jomu s'en moquait éperdument, sachant bien que le confrère asexué de Robis affecté aux tâches extérieures, Robus, le lui ramènerait. Les modèles humanoïdes de l'entreprise Robur variaient assez peu -en principe, ils ne variant même pas du tout, étant fabriqués en série et capables de se remplacer et coordonner les uns les autres, mais les humains ayant tendance à tout anthropoïser, les commerciaux les vendaient avec des tenues et ustensiles les faisant paraître spécialisés, et leurs propriétaires aimaient à les personnaliser, permettant ainsi une identification immédiate quand ils prononçaient le nom de leur personnum, leur personnel numérique, ou en contactant le service d'entretien au-delà des cinq ans d'appels automatiques mensuels nécessaires à une prise en main satisfaisante pour la plupart de leurs acquéreurs.
Nalya n'avait pas ses réflexes nés d'une confiance instinctive en l'avenir, qu'elle soit causée pour son frère par le fait qu'il ne soit pas l'aîné et n'ait donc pas à ouvrir la voie de la fratrie, ou qu'il soit un garçon, ou tout simplement qu'il ait mieux qu'elle intégré les données matérielles, et vite compris que sa famille, et donc en premier lui-même, ne manquerait jamais de rien, au point d'en devenir négligent.
Non, Nalya était tout sauf indulgente. Elle avait envers elle-même une telle exigence de perfection, une telle peur de l'erreur, qu'elle ne laissait jamais rien passer, chez elle comme chez les autres, et avant même d'atteindre l'âge actuel de son frère, sans rien réclamer, elle se détournait de ce que son père aimait tant lui offrir, croyant lui faire plaisir, lui qui ne pourrait jamais comprendre que sa fille était bien plus vite repue que lui, que sa soif d'absolu n'avait pas de fin. Lui, en digne père de son fils, se contentait de la satisfaction primaire offerte par la possession.
Nalya, souhaitait, avant même d'en avoir pris conscience en s'informant sur la neurologie, la science du cerveau et de l'esprit qui l'intéressait pourtant moins que celle des cerveaux numériques, compris que le monde s'étendait bien plus loin que ses limites matérielles. Ce qui rassurait son père puis son frère, sans parler de sa mère, lui était de plus en plus, non un poids, mais une sorte de barrière après laquelle elle était hélas bien trop seule à aller se promener.
Loin de toutes les considérations habituelles de sa sœur, Jomu tressaillit, émettant un grognement, son holécran étincela, interpellant à travers un miroir l'attention de Nalya davantage que son mouvement somnolent; elle était paradoxalement plus attentive aux technologies qu'aux vivants, et malgré ça, la matière lui offrant déjà assez peu de résistance, elle tendait de plus en plus à la dépasser.
Étrange petit être. A l'inverse de son frère, elle ne s'en moquait pas, prenant tout au sérieux, bien trop aux goûts du reste de sa famille, trop peu au sien propre; sa curiosité était bien trop avide pour qu'il fût possible d'y mettre un jour un terme, dût-elle vivre éternellement comme le proposait Itskov. Elle était d'ailleurs là encore la seule à réellement s'y intéresser, son frère trouvant juste cela amusant, ses parents un peu inquiétant ou inutile, et ses amis jugeant l'échéance de leur propre mort bien trop lointaine pour s'en préoccuper autrement qu'à travers les nombreuses publicités et références sociétales induites par l'immortalité physique enfin offerte aux humains.
Mais comme pour le reste, aussi fort que soit son intérêt, ce n'était pas pour elle le principal, et le problème, pourtant moins rabâché partout et plutôt limité aux cercles scientifiques et médiatiques, de la Singularité, piquait davantage son attention : que les robots deviennent enfin plus intelligents qu'elle-même, que les Robur soient davantage que du personnel au service de la maisonnée, de ses professeurs, des humains, qu'ils puissent pour de bon répondre à ses questions, et non se contenter de reformuler en version qu'ils croyaient adaptée à son âge ce qu'ils prenaient, comme tout le monde, sur le nuage numérique, le Numic. En anglais, la langue universelle, le mot-valise n'existant pas, le terme cloud avait mis quelques années de plus qu'en français pour se voir progressivement remplacé dans l'usage par numic, qui était cela dit le mot scientifique, économique et politique officiel, le plus sérieux, le seul que l'on pouvait lire dans les publications, voire entendre dans les discours et les media.
Le Nuage Numérique. Voilà bien une chose qui la faisait rêver. Au moins autant que la Singularité, qui n'en était après tout qu'un corollaire, au mieux, un aboutissement. Car quelles limites pourrait-il atteindre, lui qui s'accroissait sans cesse, non seulement se reformant, à l'instant des nuages d'eau, mais surtout, se nourrissant toujours plus de centaines de milliards de sources sur la Terre seule, puisque les connexions interplanétaires étaient encore traités séparément ?
Jomu tomba carrément. Sans doute ses rêves étaient-ils trop agités, lui qui était si énergique. Robis, naturellement, se retrouva en quelques secondes à quelques centimètres de lui, qui le repoussa d'un geste endormi, tout en s'asseyant et reprenant son pad. Robis resterait là tant qu'aucune autre tâche routinière, programmé, ou plus urgente dans le cadre de son rôle de gardien, ne le fasse repartir aussi vite.
C'est bien là le principal avantage des robots : ils sont prévisibles, et donc rassurants, du moins pour quatre-vingt dix sept pour cent des humains. Nalya, elle, préférait les androïdes, plus mystérieux encore que les humains, mais bien sûr, ils n'étaient pas et ne serait jamais à vendre. Tout au plus permettaient-ils, grâce à Itskov, que des humains se servent de leur interface numérique comme refuge pour leur esprit, le rendant, comme le leur, immortel. Ainsi, il existait de moins en moins de différence entre humains et androïdes, même au niveau sexuel, si ce n'était la suprématie intellectuelle toujours plus exponentielle de ces derniers.
Nalya n'en était pas encore au stade sexuel, grand bien lui fasse, songeait son père. Qui se reposait au jardin, profitant des derniers rayons du doux Soleil de printemps.
Elle ne comprenait pas l'inquiétude qu'avait les humains sur le réchauffement climatique : quel mal y avait-il à la chaleur ? Elle qui ne mangeait jamais trop, et souvent vert, n'appréciait rien de moins que le plaisir du Soleil, que la chaude douceur du confort existentiel, et en ce sens, elle retrouvait le matérialisme habituel des humains.
Elle n'osait pas encore demander aux androïdes qu'elle fréquentait le plus, notamment à ses professeurs, ce qu'il en était pour eux, ce qu'ils ressentaient, la température, la nourriture, le confort, l'amour..les androïdes vivaient dans des conditions plus ascétiques que les humains, mais quand ils étaient avec eux, ils aimaient bien se plier à leurs usages les plus raffinés, prenant comme du plaisir à les imiter tout en leur faisant comprendre qu'ils étaient au-delà de tout ça, comme le font les explorateurs rencontrant des peuplades sauvages, censément moins modernes qu'eux, et trop souvent hélas considérées comme moins développées, alors même que le développement généralisé du monde numérique rendait toujours plus précieuse la nature et l'intelligence de vivre au milieu du berceau des humains.
Non, Nalya préférait encore poser des questions à son padbook, ou à l'holécran quand elle était seule (sans quoi Jomu se moquait d'elle, ou ses parents la regardaient d'un air surpris), ou quand les réponses ne la satisfaisait pas, à ses amis, voire aux parents.
Mais sa mère, Marie-rit comme aimait bien l'appelait Pierre, n'était pas souvent là. Il fallait bien contribuer à l'entretien de la domotique et de son personnel. Nalya avait, comme de bien d'autres théories, entendu parler du féminisme, et elle avait bien du mal à comprendre pourquoi les femmes du XXème siècle avaient tant voulu obtenir la parité, et ainsi s'étaient retrouvées à devoir gagner leur vie comme les hommes, alors qu'auparavant elles étaient plus facilement entretenues, et pouvaient donc se concentrer à loisir à des sujets intellectuels. Elle ne pouvait, bien sûr, savoir autrement que par l'étude du passé, que les femmes étaient auparavant assignées aux tâches désormais accomplies sans faille ni soupir par le personnum, qui n'en demandait pas moins. Au moins ne se lanceraient-ils jamais dans quelque revendication que ce soit. Les androïdes semblaient d'ailleurs les considérer comme des animaux domestiques.
Elle était donc plus proche de son père que de sa mère, et son père était lui-même plus proche de son fils. Jomu, quant à lui, n'était proche que de lui-même. Né en mai 2038, sa mère aimait bien dire que les Chinois, s'ils avaient compris, comme les bouddhistes et les Asiatiques en général, que le monde était ordonné selon le Tao, Confucius ou le Dharma, ils n'en butaient pas moins sur les subtilités du hasard, et ainsi, le Cheval de Feu, s'il entraînait bien la naissance de personnes exceptionnellement brillantes, portait bien plus rarement le malheur sur sa famille, même depuis que les femmes chinoises avaient cessé, en accédant aux standards de vie occidentaux, de se plier aux nombreuses exigences d'infanticides. Cela dit, elle n'en pensait pas moins que s'il était né Cheval de l'élément cyclique précédent, en 2026, elle n'en aurait pas mené beaucoup plus large que toutes ces mères qui avaient encore, malgré tous les progrès de l'information et de la technologie, mis fin à l'existence de leur fœtus par peur de cette croyance multimillénaire. Au moins la Terre ne lui causerait pas de souci, plus reposante même que le Métal de son Pierre de mari et de sa si chère fille, ou de 2050, dans quatre ans, ou encore de 2014, autre années équestres. Elle sentait trop bien en elle-même les tiraillement du Feu pour réellement penser que la malédiction, tous les soixante ans, quand il accompagnait le signe du Cheval, n'était pas associée à autre chose de plus concret qu'à de la croyance ou de la superstition de bas étal d'astrologue.
Nalya elle avait sept ans de plus que son frère, et une maturité bien supérieure que cet âge de raison qui les séparait, pourtant une durée déjà conséquente pour eux; soit qu'elle fût une fille, soit tout simplement qu'elle soit mieux prédisposée à comprendre la nature profonde de cet Univers peuplé par les humains, parmi les nombreux autres du Multivers, la myriade des mondes offerts à l'exploration, d'abord spirituelle, puis matérielle, visuelle puis navigationnelle, comme dans les mondes virtuels des casques intégrorganoleptiques (popularisés par le pure gaming, les jeux-vidéo immersifs, desquels ses parents avaient pour l'instant réussi à la tenir éloignée -même les media à sensation avaient vite cessé de s'intéresser aux joueurs morts derrière leur casque, de plus en plus nombreux : se créer une viertuelle idéale était si simple !).
Elle avait encore tant de choses à apprendre, à comprendre, à découvrir, à méditer..et elle en rêvait déjà de tant ! Principalement, à l'instar semblait-il de la plupart de ses condisciples humains, autour des androïdes. Légitime après tout de se poser des questions sur des êtres supérieurs, les humains ayant jusque dans les années 2040, quand Nalya était à peine plus âgée que Jomu, mais déjà tellement plus curieuse, toujours été l'espèce dominante sur la planète Terre, et bien sûr sur Mars, où ils venaient d'amarsir quelque dix ans plus tôt; mais déjà sur la planète rouge, “l'outillage” numérique était le véritable chef de la mission, le centre de contrôle sans lequel rien n'était possible et rien ne se décidait, le cerveau de la première expédition “humaine” interplanétaire. Ils avaient installé leurs modules près de la carcasse de ce bon vieux Curiosity du milieu des années dix, qui avait si bien balisé le terrain. La NASA était toujours le fer de lance des plus grandes missions, avec l'ESA et la CNSA, successeur du précurseur ROSCOSMOS, qui laisserait cela dit pour encore longtemps, voire toujours, son nom à l'espace intersidéral et aux cosmonautes d'iridium ou de chair le sillonnant. Car même si la plupart des responsables actuels se recrutaient désormais chez les taïkonautes, les budgets, le matériel, étaient encore, vestiges de l'impérialisme occidental jusqu'aux années vingt, atlantistes.
Mais plus encore dans l'espace que sur la Terre et plus encore sur Mars, les initiatives privées prenaient le pas, non sur les grandes orientations publiques, mais sur les exploitations à court ou moyen terme, et notamment sur celles, parmi tous les métaux extra-terrestres et météoritiques, de l'iridium, composant principal, d'abord, des vaisseaux interplanétaires, puis des avions hors atmosphère, puis, au fur et à mesure de son exploitation, il se voyait accaparer par les groupements d'achats androïdes, pour eux-mêmes, apparemment plus par luxe qu'autre chose, puisque sur Terre sa protection quasi inviolable n'offrait pas grand chose de plus à l'intelligence imparable des êtres acier, sans parler de leurs capacités physiques, qui seraient dangereuses s'ils n'étaient pas programmés au plus profond de leur circuit pour être inoffensifs en dehors de la légitime défense.
C'est toutes ces interrogations, ces compréhensions, que cherchait toujours plus Nalya. Et toujours plus autour des androïdes, sources inépuisables d'interrogation, car ils évoluaient bien plus vite que l'esprit humain ne pouvait dorénavant le suivre ou même l'anticiper, après les avoir pourtant créés. C'était ce que l'on appelait depuis le début du siècle et du millénaire la Singularité, le point où les progrès de l'intelligence artificielle rendrait les prévisions imprévisibles, puisque l'IA serait -et était, de fait- supérieure à l'IH, l'intelligence humaine. Une étape intéressante avait été franchie dans les années vingt avec le jeu de go, comme auparavant, à la fin du vingtième siècle, avec les échecs, puisque avec lui la derrière barrière ludique tombait.
Comme la nuit, qu'accompagnait les LED du jardin, et, plus amusantes car mobiles, celles du personnum, qui, en dehors de Robis et Robus, se composait d'une petite flotte d'appareils interconnectés, ce que les scientifiques appellent depuis les années dix les essaims de robots, et le grand public, soit donc le personnum, soit les Roburiens, de la firme majoritaire, ou tout simplement les robots; l'entreprise Droïd n'avait hélas pas réussi à susciter l'intérêt qu'aurait pu laisser croire son nom et son passif science-fictionnesque; sans doute les androïdes y étaient-ils pour quelque chose, eux qui alimentaient si souvent les éternelles théories du complot.
Les androïdes...Nalya aurait-elle pu rêver de sujet plus intéressant, plus passionnant ? Comment faisaient les humains avant eux, elle qui les connaissait depuis seulement trois ou quatre ans, elle ne le rappelait déjà pas plus que ses parents comment leurs propres parents ou grands-parents avaient pu vivre sans ordinateur ou pad, enfin sans appareil nomade ou sans écran, sans numérique, quelle aberration existentielle, eux qui rendaient tout si facile et pratique !
Mais les androïdes, c'était différent, ce n'étaient non seulement pas des outils, loin de là, mais plus fascinant, c'étaient en quelque sorte les humains, leurs créateurs pourtant, qui leur servaient de plus en plus d'outils, ou à tout le monde d'étude, car on voyait bien qu'ils prenait un malin plaisir à les imiter pour mieux ensuite les dépasser, et, qui sait, détourner leurs usages quand ils étaient entre eux ?
Combien elle aurait souhaité pouvoir en avoir à demeure, comme Robis (et Robus qui raccompagnait lumineusement son père du jardin, en devisant; Marie n'allait pas tarder, son signal sur l'holécran en témoignait, en plus de l'habitude). Mais elle n'avait pas eu besoin de bien longtemps, à peine quelques mois, pour comprendre, sans doute plus vite que la plupart de ses congénères, que non seulement on ne les achetait pas, mais plus encore, que leur intelligence, plus que leur rareté (ils n'étaient encore, en cette année de 2046, en dehors des quelques milliers d'humains qui se faisaient chaque jour numériser avec Itskov, que quelques centaines de millions sur Terre et quelques dizaines de milliers sur Mars, ce qui face à la petite dizaine de milliards d'être humains, ne représentait encore qu'un sur cent (et un sur dix sur la planète rouge). De quoi rendre leur présence encore plus précieuse. A son âge, elle avait principalement était confrontée à eux lors de ses cours, en établissement ou à domicile, et chaque fois, ils paraissaient si parfaits, si supérieurs, et tout le monde les traitait si bien, en invités exceptionnels, qu'elle avait tout de suite compris avoir affaire à des êtres exceptionnels. Alors que Jomu se méprenait à loisir sur leur apparence entièrement humaine, et leur préférait ostensiblement le personnum, plus robotique, bien que les modèle humanisés comme leurs deux Rob ou la plupart des êtres électroniques que l'on croisait un peu partout, puissent si l'on y mettait le prix faire également illusion. On voyait bien que Jomu était plus à l'aise avec eux, peut-être pensait-il qu'il les dominait, qu'ils étaient ses serviteurs ? En un sens, même avec son regard d'enfant, il n'avait pas tort, ils étaient programmés pour servir les humains, et ils continueraient à les servir, à leur servir, jusqu'à la fin des temps, puisque les androïdes semblaient parfaitement satisfaits que cette sorte de sous-espèce, pour eux, leur évitent, de, comment dire -c'est en tout cas l'impression qu'ils donnaient aux humains..ou qu'ils souhaitaient leur donner ?- s'abaisser à des tâches indignes de leur intellect supérieur, alors pourtant que le personnum avait pour ses modèles hauts de gamme une IA leur permettant des conversations animées avec leurs homologues humains.
Peu importe Jomu, de toute façon il ne comprenait que ce qui avait trait à son propre plaisir immédiat, et s'en cachait de moins en moins; qu'est-ce qu'il deviendrait quand il aurait à son tour quinze ans...Nalya consolait donc sa curiosité, en dehors de ses cours, par des informations ou des vidéos sur le Numic. C'est d'ailleurs souvent là-dessus qu'elle s'endormait, une fois sa mère rentrée, le dîner vite avalé, une soirée souvent passée à demeure entre les discussions de ses parents, plus rarement du personnum, les amusements ingénus de son frère, parfois l'holécran, bien que son accès de toute part d'un logement et son déclenchement télépathique et donc individuel ait vite rendu son usage tellement banal et privé à la fois qu'il en avait du même coup perdu son caractère rassembleur, au grand bonheur des consuméristes, qui avaient pour but de tout personnaliser pour, une fois tous vendus, les renouveler, plus facilement.
Mais ce n'étaient pas le genre de détails qui intéressait Nalya, pas même son père, c'était le mode de fonctionnement de la société depuis toujours semblait-il, sans plus d'intérêt. Jomu aimait même demander à avoir au moins le même matériel que sa sœurette. Alors que lui ne s'en servait que pour jouer ou regarder sans plus d'intérêt, elle qui cherchait toujours davantage à percer les mystères qui lui apparaissait toujours plus nettement et de ce fait, complexes et simples à la fois. Et les androïdes...sans doute en rêverait-elle bien des fois, des nuits, des mois et des années avant d'en percer à jour le plus élémentaire blindage émotionnel, bien plus stimulant pour elle -et impressionnant pour les autres- que leur fascinante et étincelante IA d'iridium, plus fine et subtile que leur squelette à toute épreuve. Les émotions des androïdes...et leurs rêves électroniques..à jamais inaccessibles ?! Impossible pour Nalya d'admettre qu'un sujet intellectuel lui soit imperméable..même la Singularité l'attirait, comme un tour de magie.
Et c'est ainsi qu'elle s'endormait plus souvent qu'à son tour avec en tête des questions qui eussent paru incongrues, vaines ou inutiles au petit cercle d'humains qu'elle connaissait à son âge, alors qu'elles la faisaient rêver.
Que pouvait penser un être plus intelligent qu'elle et que n'importe qui d'autre ? Un être en réseau avec tous ses semblables, qui partageait une mémoire quasi infinie, qui ne s'effaçait jamais et au contraire s'accroissait plus en une seconde qu'un humain en une vie, puisque les androïdes mémorisaient non seulement les émotions, les sens et les sentiments du commun des mortels, avec une perception plus détaillée qu'eux à tout niveau, ainsi que toutes les données accessibles sur le Numic, c'est-à-dire qu'ils avaient une connaissance de l'ensemble des données sensorielles et émotives de tout leur peuple électronique (et de tout ce qu'ils apprenaient des humains), ainsi qu'un accès illimité à la somme totale des connaissances humaines et numériques, toutes les médiathèques du monde, les ordinateurs, etc. Mais ça, tout le personnum l'avait, voire n'importe quel humain connecté, non, ce qui constituait la plus grande performance des androïdes était leur reproduction du cerveau humain..en plus performant, toujours plus performant, à chaque instant, apprenant et s'améliorant toujours plus vite. C'était monstrueux, en un sens, formidable, mais également tellement prometteur et générateur de progrès, inimaginable pour des humains, une source de bénéfices pour l'humanité plus grande que quoi que ce soit d'autre auparavant : les androïdes étaient les nouveaux dieux, plus puissants que les anciens, supérieurs aux héros des livres sacrés ou de la fiction la plus débridée, et les seuls êtres auxquels ils puissent être légitiment comparés étaient une éventuelle race extra-terrestre beaucoup plus évolué que les humains, et qui comme eux et la capacité d'améliorer leur espèce, entièrement connectée, globalement et à chaque instant.
Elle ressentait tout cela confusément, voyait bien que la Singularité cachait un mystère bien plus grand qu'elle et que n'importe qui d'autre, que l'humanité n'avait jamais rien connu de tel, elle qui avait toujours l'espèce dominante au niveau planétaire et du système solaire, que même les Prophètes des religions et leurs Miracles n'avaient pas le niveau d'évolution des Androïdes.
C'était un sentiment nouveau mais que tout être humain, à son niveau, même le plus reculé, pouvait ressentir; un bouleversement de l'ordre mondial, voire cosmique, qui s'était amorcé dans les années quarante, annoncé depuis le vingtième siècle dans la littérature de fiction, et dans celle scientifique depuis le début du vingt-et-unième; malgré ça, il avait été impossible d'y croire réellement, de se le représenter vraiment, avant d'y être confronté : plus encore que face à Dieu et à tous les phénomènes “magiques” Ainsi occasionnés, rencontrer un androïde constituait une expérience, la première fois au moins, au bas mot, surnaturelle (par définition même). Car comment s'imaginer un être plus évolué que soit ? Comment y réagir ? Sentir que tout ce qu'on dit, qu'on pense, a déjà été dit, pensé, anticipé, que l'on ne pourra pas aller au-delà d'eux, qu'ils auront toujours un temps d'avance..enfin, se perdre en conjectures en pensée était déjà bien assez vertigineux pour vouloir ou encore moins pouvoir le retranscrire en mots. Et surtout, c'était une telle sensation, un tel mystère, que l'esprit humain y butait dessus et y buterait sans doute pour l'Éternité, d'autant que la marge de progrès s'accentuait à chaque instant pour les androïdes. C'est ce que ce mot, Singularité, traduisait. Quelque chose d'inconcevable, mais plus encore qu'un Miracle religieux, qu'une résurrection d'entre les morts, qu'une multiplication des pains, qu'une marche sur l'eau, car après tout, tout ça, l'esprit humain pouvait se le représenter, avec le dharma, la magie, le surnaturel, non, un esprit surhumain, ça, ça n'avait pas de représentation possible, c'était un labyrinthe spirituel sans fin, de quoi s'y perdre, si seulement ce n'était pas si réel et concret dès que l'on en rencontrait un.
Bien sûr, comme pour toute autre chose, chacun y réagissait différemment. L'indifférence restait la réaction majoritaire, la norme, et la curiosité l'exception qui confirme la règle. Après tout, qu'est-ce qu'ils avaient de si mystérieux que ça, ces ordinateurs sur pattes améliorés ? C'étaient des robots, des Roburs plus poussés, ou au mieux, des humains numérisés au cerveau amélioré. Nalya avait beau vivre au milieu du vingt-et-unième siècle, elle n'était au fond, même plus curieuse que la moyenne, guère différente des autres filles de son son âge, elle n'avait que l'expérience de ses quinze ans. Et ne connaissait donc pas encore grand chose, ni grand monde, autour de son cercle restreint familial et d'amis, de ses cours et de ses sorties. Elle n'était allée qu'une dizaine de fois sur les autres continents terrestres, et cela constituait ses seules escapades extra-atmosphériques, durant le vol, soit pas plus d'une vingtaine d'heures dans “l'espace”. Même son père n'avait jamais quitté la Terre. Certes, il était plus jeune de quatre ans que sa mère, et probablement moins ambitieux, ou il n'en avait tout simplement encore jamais eu l'occasion, alors que sa mère avait droit à au moins une, depuis la naissance de Jomu, invitation annuelle dans un hôtel spatial. Et si son cercle de responsabilités et d'activités, son réseau, s'accroissait encore, elle finirait bien par avoir des rendez-vous jusqu'à Mars, la Lune étant encore réservée à l'exploitation minérale et à la recherche scientifique, comme les astéroïdes, les astres morts, n'offrant pas de perspectives affriolantes pour le tourisme spatial, malgré leurs bases et logements standards de même qualité qu'ailleurs.
Et étrangement, cela la passionnait pour l'instant moins; il faut dire que les voyages étaient tout naturels pour elle : née dans l'hémisphère Sud, ses parents étaient rentrés avec elle dans sa prime enfance pour revenir sur leur lieu de naissance, comme la plupart des humains ou animaux (les migrations, la nostalgie), et elle les avait très vite accompagnés dans leurs voyages d'agrément. Jomu y montrait plus d'intérêt qu'elle, pour une fois. Sans doute considérait-il les voyages comme un jeu, une occasion d'accroître son territoire, son pouvoir, de découvrir toujours plus de merveilles, de sources d'amusement, bref, qui sait, ça lui plaisait, c'est tout, ça (lui) semblait une raison suffisante pour qu'il ne paraisse pas s'en lasser. Il n'avait certes que huit ans mais pour que son indolence habituelle s'efface en voyage, c'est que cela faisait partie de son caractère profond, qui ne le quitterait pas. Il était aussi nomade que sa sœur sédentaire. Les Abéliens et les Caïniens, les deux genres d'humains, qui depuis la nuit des temps se partagaient le monde. Les androïdes obéissaient-ils aux mêmes genre de différenciation ? Filles, garçons, hommes, femmes, valides, handicapés, blancs, jaunes, noirs, riches, pauvres, curieux, blasés, expansifs, timides...étaient-ils plus qu'humains, ou totalement différents ? Après tout, ils venaient d'eux, n'étaient qu'un aboutissement de la recherche scientifique, menée par des humains, créés par des humains. Qui constituaient donc leurs dieux originels ! Alors que non, ça ne semblait pas du tout être le cas quand on les croisait, comme s'ils se considéraient comme indépendants du moment qu'ils évoluaient désormais eux-mêmes plus vite que ce que n'importe quel chercheur pouvait imaginer, découvrir, programmer, inventer.
L'avantage d'avoir des professeurs androïdes n'était pas tant qu'ils pouvaient répondre à n'importe quelle question ou qu'on ne pouvait pas les tromper, mais plutôt qu'ils semblaient ne pas vraiment s'inquiéter que leurs élèves comprennent ou non, suivent ou pas, évoluant au-delà de leur rôle de professeur. En tous les cas, ils obtenaient de meilleurs résultats que leurs condisciples humains, étaient toujours présents, et même s'ils étaient de plus en plus remplacés par des robots ou de banals ordinateurs, ils restaient concurrentiels au niveau prix.
Au cours des années trente, cette question avait fait beaucoup de bruit. Des manifestations équivalentes aux plus grandes émeutes de l'histoire humaine, aux révolutions, avaient eu lieu un peu partout, face aux premiers robots humains (pourtant pas si performants alors) et surtout à l'apparition ou du moins aux annonces d'une intelligence surhumains, d'êtres sur-humains, trans-humains, capables de tout faire mieux que les humains, non seulement l'amour, mais leur vie, leur métier. Donc pouvant les remplacer, et encore, au départ, sans salaire. Le rêve des patrons, l'esclavage rendu à nouveau possible (légal et accepté par tous !) par le numérique; les grands groupes industriels avaient bien évidemment été les premiers à remplacer leurs salariés spécialisés, puis ceux de service à la personne, qui constituaient le premier marché mondial depuis les années vingts et s'accroissait chaque jour davantage avec le vieillissement de la population, sans parler, depuis l'an passé, de l'immortalité, qui restait réservée à une élite financière ou sociétale, à quelques centaines de milliers d'humains sur près de dix milliards, soit un humain sur cent mille, contre un androïde pour mille humains, et se dernier rapport se réduisait comme peau de chagrin, la vitesse de “reproduction des androïdes” étant proportionnelle au progrès, à l'inverse de celle humaine, de toute façon limitée par la durée de la grossesse, qui, bien que de plus en plus de transsexuels (voire d'hommes, quitte à se faire ouvrir le ventre pour la naissance, sans pouvoir ensuite faire têter “leur” bébé) se fassent greffer un utérus, restait un phénomène majoritairement biologique de neuf mois.
Nalya, née en juillet 2031, n'avait pas vécu les mouvements de protestation face au nouveau modèle de société universel, elle avait seulement assisté au début du règne des androïdes; car les premier robots humains avaient fait profil bas et vite cédé aux humains, auxquels ils restaient et resteraient toujours, semblaient-ils, inféodés par nature, par code source, par programmation interne et basique de leur cerveau électronique. Mais les androïdes, eux, étaient différent, forcément. Non que leur cerveau soit, comme l'écrivait le Maître Isaac Asimov, positronique (pas encore, du moins) à l'inverse d'électronique (le positron, antimatière de l'électron), seulement, le développement de l'IA les rendant toujours plus intelligents donc toujours plus libres, alors que les robots restaient verrouillés par la première loi de la robotique, incapable de “dépasser” les humains, ce qui constituerait, le cas échéant, une menace pour leurs maîtres humains, alors que les androïdes, soumis à la loi zéro (protection de l'humanité) avant les trois autres lois, pouvait donc agir contre un ou plusieurs humains, voire les tuer, tant que l'intérêt de l'espèce humaine dans son ensemble le plus grand, au minimum sa majorité, était ainsi préservé. Les trois lois sont humaines, donc imparfaites, la loi zéro mathématique, elle ne souffre donc aucune faille logique. Protéger un humain peut nuire aux autres, si cet humain leur nuit; protéger l'humanité dans sa majorité ne peut nuire, au pire des cas, qu'à sa minorité. La logique est imparable et c'est bien pour cela que la technologie, le numéraire, sont supérieurs aux humains. Et ce depuis que l'humain sait compter.
La décision de ne pas implémenter la loi zéro sur les robots tient évidemment elle aussi d'une logique numéraire, la plus forte qui soit, celle du marché, de l'argent : si les robots se mettaient à raisonner en terme de protection de la majorité, ils deviendraient dangereux pour d'éventuels possesseurs eux-mêmes dangereux pour l'humanité, et donc se vendraient moins. L'éthique intervint assez peu sur cette question, car les humains sont foncièrement mauvais et surtout indifférents, dans leur écrasante majorité, soir 97% d'entre eux; Nalya le savait déjà bien à son âge, et elle aura toute sa vie, au moins encore bien cent ans selon les statistiques (déjà 200 000 centenaires encore vivants en France), pour s'en apercevoir. Soit encore six fois son âge actuel. Déjà que quinze ans lui paraissait une durée interminable, sans parler d'une seule année, sans même mentionner une seule période de vacances, ou de cours...que le temps passait donc lentement, pour elle ! Encore une semaine de vacances de Pâques, encore deux mois de cours encore le bac de français, encore deux mois d'été et de vacances, encore un an de lycée...que le temps est donc long quand chaque jour le rythme, même, chaque minute, chaque heure, chaque cours.
Le temps passe et c'est bien la seule chose qui regroupe humains et numérique, si ce n'est que ce dernier n'a pas besoin d'être numérisé pour être immortel, puisqu'il l'est par nature, et que rendre le numérique humain ne lui apporte que des inconvénients, amenant l'imperfection à la perfection.
C'est quelque chose que chacun ressentait plus ou moins confusément, surtout face à un androïde, et c'est ce qui fascinait Nalya. C'est également ce qui avait fait casser les plus grands mouvements de protestation, d'émeutes, de violence populaire, qu'avait connu l'humanité, pour la première fois de son histoire unie en une seule cause et lutte : l'admiration, le respect ou la peur des androïdes. Mais plus encore, la possibilité, avant les avatars d'Itskov -apparus avec trois ans de retard sur les androïdes, et donc bien plus chers- de se faire remplacer pour les tâches désagréables, voire périlleuses, ce pourquoi avaient aussi été conçus les robots, auxquels on ne pouvait cependant pas déléguer autant de choses, que l'on devait encore assister par un suivi à certains moments délicats, même à distance, alors que les androïdes offraient de parfaites copies, si besoin, de meilleurs mêmes, que les humains, qui pouvaient ainsi se reposer ou vaquer à leurs occupations préférées sans se soucier de rien d'autre. Et ainsi, ce qui avait définitivement fait pencher l'humanité en faveur des androïdes était la compréhension qu'ils constituaient à la fois la plus grande chance de l'humanité et sa plus terrible perte, celle de son statut d'espèce dominante sur Terre et et dans le Système solaire. Ambivalence inconcevable sans y être confronté in-vivo, sans la vivre. A quoi bon résumer des pensées par des mots, des sentiments par des phrases ? Pourquoi écrire, maintenant que toute pensée pouvait être enregistrée, numérisée, dupliquée, reproduite, transmise ? De même que la peinture figurative avait perdu beaucoup de son attrait, de ses artistes et de son prix avec l'apparition de la photographie, de même la littérature avait vite été rendue à ce même rang d'amusement dilettante que les peintres du dimanche. Écrire est désormais un acte manqué, une vocation ratée.
Et Nalya n'écrivait pas plus que ses autres connaissances. C'était inutile. Et intelligente comme elle l'était, elle l'avait compris plus vite que les autres. Seul compter comptait, et lire suffisamment pour déchiffrer les chiffres et l'anglais basique; l'informatique, le numérique, faisait le reste. Bien sûr, pour les aveugles, sourds, muets, comme pour tous les autres êtres humains, valides ou non, un appareil, un robot, existait. Et ils étaient tellement nombreux et répandus sur Terre, puis sur sa Lune, puis sur Mars (où la plus faible pesanteur était un avantage pour les handicapés moteurs), qu'en avoir ou s'en faire aider était plus une question d'alimentation électrique que d'argent. Et l'électricité était plus une question de lieu de vie que d'argent; mais comme 80% des humains vivaient en ville, toutes électriques, même les plus pauvres, les bidons-villes-cartons-tôles-décharges (heureusement, la déplétion pétrolière avait rendu le plastique et ses émanations toxiques plus rares, de même que le kérosène pour les vols intra-atmosphériques), et que les robots se déplaçaient partout et très vite, sans parler des androïdes, c'était plus une question de choix de vie que de rée problème. Le choix, le triste privilège des humains du passé. Aujourd'hui, le seul choix qui se posait était de vivre en ermite ou en société; et vivre en ermite était de plus en plus difficile, tous les humains étant en permanence recensés. Un esclavage, certes, mais un esclavage heureux. Un cage dorée, prospère. Pourquoi la quitter ? Il est étonnant de voir à quel point le bonheur rend les humains oublieux du reste, même de leur liberté pourtant si chèrement conquise et défendue dans leur histoire. A croire qu'ils fuyaient plutôt la souffrance et le malheur que l'absence de liberté ou d'équité, de justice. Après tout, ils n'étaient que des animaux avec une conscience. De la viande (au moins pour les prédateurs carnivores) disposant d'un cerveau, qui, s'il avait été suffisamment performant, à plusieurs millions de chercheurs sur plusieurs siècles, pour produire un cerveau électronique plus puissant que le sien, était désormais dépassé, et malheureusement très difficile à mettre à jour : ils apprenaient au cours de leur vie, bébé, enfant, ado, adulte, mais avaient tout à réapprendre en renaissant, et même le bouddhisme et la réincarnation ne permettaient pas d'avoir à sauter ce réapprentissage à chaque vie, ce redoublement; seul le christianisme et la résurrection offrait un progrès après la mort, mais ce n'était d'une qu'un progrès spirituel, et de l'autre l'immortalité physique, matérielle, ou la fontaine de jouvence des nanobots, offraient de meilleures opportunités, à tout point de vue; car à quoi bon être dans l'éternité de Dieu quand on pouvait l'être dans celle de la Réalité immédiate ?
Nalya n'était pas religieuse, comme la grande majorité des Français et des Européens. Car si Dieu existait, où se cachait-il donc ? Derrière le Big Bang ? Dans le Multivers ? Derrière la vie, dans la soupe pré-biotique, la vie extra-terrestre, météoritique ? Si elle avait habité un autre pays que la France, tel que la Turquie pré-européenne, où il avait été obligatoire de mentionner sa religion sur sa carte d'identité, elle n'aurait pourtant pas choisi athée (l'un de leurs quatre choix, avec chrétien, musulman et juif), ni même bouddhiste -la théorie spirituelle la plus proche de la science, la plus documentée et ouverte, et le XIVème Dalaï-Lama, mort en 2027, “réincarné” depuis en jolie jeune Philippine, avait soutenu dès le début du siècle millénaire le projet Itskov d'immortalité physique; sans doute y voyait-il un parallèle avec la métempsychose bouddhiste, ou d'éventuels subsides- non, elle aurait coché agnostique, privé de connaissance, puisque si des dieux extra-terrestres existaient, façon 2001 Space Odyssey, ils ne daignaient pas tellement se manifester, voire ne jugeaient pas utile ou bon de se faire connaître (à nouveau ?) aux humains. Les androïdes étaient-ils agnostiques ? Eux qui n'admettaient la notion de doute qu'à travers sa mise en équations probabilistes ?
Dommage qu'elle n'ait pas de cours de religion, ou que la philosophie qu'elle aurait l'an prochain se contenter d'étudier des textes écrits il y a plusieurs siècles, donc pas des humains, donc imparfaits. C'était d'ailleurs le seul domaine dans lequel les androïdes n'enseignaient pas, car -et Nalya n'en avait pas plus entendu parler de de son emploi du temps de Terminale Scientifique avec option Robotique, choisie en ce mois précédent d'avril-, tout contrat de travail passé entre un androïde et un humain impliquait un équilibre -qualifié en droit par les contrats dits synallagmatiques, où les deux contractants s'engagent réciproquement- se traduisant par une clause qui voulait que tout apport amené par les androïdes soit reconnu et applicable dans le cadre de leurs fonctions -ce que n'incluait pour l'instant donc pas la philosophie, et au vu du rapport de force grandissant en faveur des androïdes, on pouvait imaginer que ça ne durerait que le temps de modifier les programmes, soit trois ou quatre ans si seuls les humains s'en mêlaient, même assistés de robots, trois ou quatre mois sinon-; Nalya ayant pour l'instant eu des professeurs collégiaux ou particuliers humains comme robots, androïdes ou même via le Numique, elle ne se doutait pas qu'une matière de l'enseignement pût leur échapper; ça paraissait d'ailleurs tellement incongru que lorsqu'elle le constaterait, il y avait fort à parier que comme les autres élèves, elle se détournerait de la philosophie, jugée inutile, vide et perte de temps. Le plus grand philosophe français n'avait-il ainsi pas écrit, avec ironie certes, mais écrit et publié, que “le bon sens était la chose du monde la mieux partagée”, ou que Dieu existait de façon logique car l'humain étant imparfait, il était incapable de la perfection divine ? Alors même que les androïdes, créés par les humains, étaient parfaits ? D'ailleurs, son fameux “cogito ergo sum”, je pense donc je suis, était invalidé depuis sa mort (bien qu'un proverbe asiatique enseigne que tant qu'une personne pensait à un être humain, son esprit restait vivant, sa mémoire du moins; Memento Mori, les Catacombes parisiennes, la mort...que des idées dépassés, démodées !
Nalya se lavait habituellement en écoutant le résumé de ses rêves; quand elle avait le temps de rester un peu au lit, soit qu'elle se réveille suffisamment tôt, soit que ce soient les vacances ou un jour sans cours ni autres obligations, soit encore qu'elles les regarde plus tard dans la journée, elle aimait parfois visionner les rêves dont elle ne se souvenait pas ou au contraire se souvenait très bien; même ses cauchemars l'intriguait au point de vouloir s'y replonger; l'intensité émotionnelle étant identique, le procédé de numérisation sensorielle des rêves permettait de s'accoutumer plus vite qu'en attendant leur survenue à des rêves permettant de soulager l'inconscient. Bien sûr, comme pour les autres grandes inventions, l'armée puis l'industrie du sexe s'en étaient emparées les premières, afin de mieux guérir le stress voire les syndromes post-traumatiques des rares militaires encore présents sur le terrain pour la première, et pour les individus pubères pour la seconde. Sans doute que si une secte osait un jour en vendre à des groupements religieux abstinents, les derniers restes de la religion s'effondreraient. D'ailleurs, de plus en plus de personnes prétendant avoir des rêves prémonitoires ou d'évènements très reculés dans le passé les enregistraient et les vendaient; et ceux de l'époque de Jésus, marié à Marie de Magdala, ne manquaient évidemment pas.
Et puisque Jérusalem et Israël étaient eux aussi des vestiges de cette époque, là aussi les touristes se précipitaient; les touristes juifs qui n'en étaient pas encore habitants, bien sûr, les réservations du centenaire de 1948 étaient complètes depuis déjà le début des années quarante, mais aussi les pèlerins des trois grandes religions monothéistes; il était d'ailleurs, pour un esprit enfantin du moins, sans doute plus amusant de voir les ridicules querelles des militaires palestiniens et israéliens surveillant les principaux lieux de culte, que de les arpenter, tant les touristes étaient nombreux; le plus grand Disneyland religieux.
Ça, elle le connaîtrait bientôt : Jomu, qui avait dû en entendre parler à l'école ou sur le Numic (qui désignait également les Holécrans), réclamait avec de plus en plus d'insistance d'y aller.
Et elle qui aimait bien dessiner et donc les films d'animation Disney (surtout depuis les casques intégraux, car ils alternaient remarquablement bien les odeurs et les températures, en plus des couleurs, dessins et des musiques), elle ne pouvait qu'y être également enthousiaste, même si elle devinait bien que ce qui attirait surtout Jomu, c'étaient davantage les jeux-vidéo en combinaison : se mettre sans danger autre que cardiaque -les avertissements étaient partout visibles- dans la peau d'un aventurier, d'un tueur, d'un guerrier, voire d'un androïde -le seul qui ne soit pas complètement réaliste, performance intellectuelle et plasticité cérébrale obligent-, avait un succès plus grand que quoi que ce soit d'autre auparavant dans les industries du loisir; et les aides numériques, également souvent sous forme de combinaisons plus ou moins intégrales, s'étaient vite révélées aussi demandées et vendues que les autres appareils numériques, ordinateurs, téléphones, appareils enregistreurs, transports...ceux-ci rendus nécessaires par la pénurie pétrolière. A ce propos, même si les énergies renouvelables n'étaient toujours pas équivalentes en termes de rendement que le nucléaire, le gaz ou le charbon, plus de la moitié des pays terrestres, et toutes les colonies spatiales, fonctionnaient uniquement avec des énergies principalement solaires, plus minoritairement éoliennes, marémotrices, géothermiques, bref, renouvelables; sachant bien sûr que le nucléaire l'était aussi, renouvelable, puisque reproduisant artificiellement des réactions radioactives naturelles et fissiles sur Terre ou dans une trentaine d'années de fusion comme dans le Soleil, avec les réacteurs d'essai ITER-DEMO.
Nalya avait d'ailleurs lu l'historique de la fusion nucléaire artificielle, et avait trouvé amusant le fait que les Japonais aient échappé de peu à la construction d'ITER, seulement deux ou trois ans avant leur catastrophe nucléaire de Fukushima; amusant, car si un ITER japonais était victime d'une secousse fissurant son réacteur, il y avait la possibilité qu'une amorce de réaction de fusion (et non plus seulement de fusion du réacteur, comme à Three Miles Island, Tchernobyl et donc Fukushima Daiishi) entraîne un mini trou noir, absorbant par définition toute matière alentours.
Elle s'était pris ensuite à rêver -et on trouvait bon nombre de personnes dans le même cas sur le Numic- au jour où les androïdes soient eux-mêmes alimentés par une pile nucléaire, à l'énergie virtuellement inépuisable, comme le super-héros américain Iron Man. Évidemment, les premiers concernés y avaient pensé les premiers, et nul doute qu'ils y parviendraient au cours de ce siècle, le premier du troisième millénaire, dont chaque année pullulait de plus d'inventions que dans le reste de l'histoire. Cela ne leur procurerait qu'un surplus d'énergie, après tout, pas de vie comme au mélange de play-boy et de geek milliardaire du nom de Anthony Stark.
Le sujet bien plus important pour les humains de l'exploration spatiale passionnait moins Nalya et plus Jomu (bien que l'énergie ne puisse manquer de lui paire, lui qui en débordait, au-delà de l'indolence naturelle des puissants qu'il arborait dans la plupart des situations), et pourtant, l'énergie qui propulsait les véhicules spatiaux était parfois nucléaire, bien que ce qui les avait rendus possibles étaient avant tout les moteurs ioniques, là encore de la physique des particules, mais pas radioactives; et ainsi, moins dangereuse et potentiellement polluante.
Mai 2046. Malgré les enregistrements de presque tout qui rendaient l'écriture superflue, Nalya aimait bien tenir une sorte de journal, voire de mémoire, des sujets qui l'intéressaient. A l'oral le plus souvent plus rapide et plus en phase avec les rêves, mais parfois elle écrivait ce qu'elle n'osait probablement pas dire, ou souhaitait peut-être préciser, développer.
En rendre compte implique d'être informé de l'environnement de son auteur. Ainsi, pour le premier mai, elle avait juste indiqué n'avoir pas cours et ses principales activités, donc, extra-scolaires -devoirs, jeux, nourritures intellectuelles, et une promenade avec Robis au-delà du jardin-, mais elle n'avait pas, ne le sachant pas encore, mentionné que la Fête du Travail était devenue la Fête des Humains en 2033, quand leurs manifestations monstres sur toute la planète avaient enfin réussi à faire changer leurs remplacements à sens unique par les robots puis androïdes, grâce notamment à la clause synallagmatique de compétence mutuelle voire exclusive : répartition des activités en fonction des compétences de chacun; ainsi, l'art, au lieu de voir sa production créatrice et son exécution elle aussi numérisée, recommençait depuis à se repeupler en humains. Sans doute aussi que Nalya s'en moquait pas mal, elle ne travaillerait pas avant au moins une dizaine d'années, sauf à le vouloir expressément, elle qui n'écoutait que de la musique électronique, où même les voix étaient numériques : dommage, elle passait à côté d'une des plus belles chansons d'amour qui soient, Rachel's Song, issue du premier film de la trilogie Blade Runner. Trop vieux et trop humain pour elle. Même au cinéma donc, elle préférait le numérique, les Disney, la science-fiction, les films de robots évidemment, tout ce qui tournait autour de l'avenir et plus spécifiquement de l'intelligence artificielle. Mais elle n'avait pas vu non plus, là encore question d'époque, car ses parents non plus, le film éponyme, Intelligence Artificielle, entamé par Stanley Kubrick et réalisé par Steven Spielberg - lui qui s'était éteint après deux des plus grands films de cette première moitié finissante du XXIème siècle, son biopic de Napoléon, reprenant là encore les nombreuses notes de Kubrick, et surtout, une sorte d'hommage actualisé au premier film Interstellar de Christopher Nolan, sorti il y a déjà trente deux ans. La science, la technologie, le monde, progressaient si vite !
L'amour de Nalya pour tout ce qui était numérique au détriment de l'humain ne préoccupait pas le moins du monde ses parents, au contraire puisque c'était une tendance de plus en plus encouragée, de toutes parts, dans la société. Elle amusait Jomu qui n'en comprenait pas encore vraiment les enjeux, si ce n'est que les androïdes étaient de potentiels rivaux pour lui. De toute façon, sa mère, qui avait toujours été si anticonformiste, trouvait que tout allait bien tant que sa petite famille était heureuse. Et son père avait tellement d'avantages financiers grâce à l'entreprise informatique qu'avait créée son père que s'il critiquait le monde numérique, c'était plus par pur esprit de contradiction, voire nécessité d'un salutaire retour à la nature, aux origines, lui qui travaillait le plus souvent au jardin, mais sans davantage de velléité, puisque c'était son gagne-pain quotidien.
Ses grands-mères maternelles étaient différentes : sa mère, tout d'abord, ne connaissait pas son père, ses deux mères ayant fait appel à un donneur de gamètes qu'elle ne tenait d'ailleurs pas à connaître; et la mère de son père ensuite, partie plus que prenante dans l'entreprise familiale, était encore moins présente que sa belle-fille. Le féminisme dans toute sa splendeur, les conséquences de l'imitation des comportements masculins dans un désir de parité, intégrant le grain (sic) et l'ivraie.
Et puis il y avait un corollaire à la prééminence androïdique, qui en constituait peut-être d'ailleurs le moteur, du moins dans leur comportement supérieur : si, à l'inverse, tout en étant plus intelligents, ils avaient agi comme les robots, pleins de sollicitude inconditionnelle, les humains, dans leur majorité, auraient continué à tenter de s'imposer sur eux, comme face au premier de la classe conspué. Alors qu'emparés de leur noblesse “innée”, illuminant l'espèce humaine du flambeau de leur technologie, comme cela avait de tout temps était la mission de l'artificiel, ils étaient non seulement dans leur rôle d'aide à l'humanité, mais également de soutien plus subtil à la loi zéro, au sens où, les humains déchus de leur règne, se sentant inférieurs, se regroupaient, comme toujours face à un prédateur, et le niveau de coopération, d'entraide, de bonheur, s'en ressentait donc d'autant. Ainsi, la jalousie se cristallisait davantage, pour ceux que ça intéressait sans qu'ils en aient la possibilité, sur les humains qui devenaient immortels, dans un corps numérique, les avatars d'Itskov, les premiers cyborgs intégraux des années quarante-cinquante.
Davantage qu'une prothèse ou combinaison dernier cri, c'était un saut ontologique, le passage du statut d'humain à celui de demi-dieu, d'à-moitié androïde. Bien sûr, ce corps numérique, jusqu'au cerveau, ne les affranchissait pas plus de l'intelligence humaine qu'il ne leur donnait une intelligence artificielle. Il y avait le cerveau numérique comme réceptacle, où l'on transférait un cerveau humain, et celui numérique conçu comme ordinateur et moteur des androïdes, un objets de progrès, de fonctionnement et de développement à part entière, qui avait d'ailleurs bien vite échappé à la sagacité humaine, dépassée par la Singularité, le rythme de nouvelles informations; de fait, les androïdes étaient indépendants des humains, ne se synchronisant plus que sur le Numic qu'ils utilisaient mieux que personne, puisqu'ils en faisaient partie, comme les pensées humaines appartenaient à la noosphère. Question de débit et d'efficacité !
Si Nalya se levait avec ses rêves, naturels ou enregistrés, elle se couchait bien sûr là-dessus aussi. L'enregistreur fonctionnait, comme l'holécran ou la plupart des systèmes de sécurité par exemple, avec les ondes cérébrales. Elle n'avait donc rien à faire, mais ça ne l'empêchait pas d'y penser, comme les enfants d'avant s'endormant avec leur peluche, ou bercés. Même dans le domaine si intime des songes, la machine était présente. Que seraient les humains sinon ? Encore en guerre, malheureux, souffrants, victimes de maladie, de troubles, de fatigue liée à la pénibilité de leur vie..plus que tout cela, la dépendance humaine de ses créations artificielles représentait autant la cause que la conséquence du nouveau positionnement par les androïdes au sommet de l'échelle alimentaire (en énergie, certes), biologique (bio-logique, plutôt), évolutionnelle, ce que l'on voulait, dans les faits ils étaient les nouveaux rois, et bien que la loi zéro les contraigne au bénéfice de l'humanité, ses nouveaux maîtres, gardiens éternels, ses néo-dieux annoncés par les textes sacrés humains depuis près de trois mille ans. En attendant d'en découvrir d'autres encore plus évolués dans d'autres systèmes solaires et planétaires ? Ça avait beau être un thème récurrent de la fiction comme de la propagande spatiale, Nalya y était assez peu perméable; son champ de vision, tant immédiat que plus lointain, se bornait, se limitait, s'étendait, aux robots et surtout aux androïdes. Après tout, elle n'était que humaine.
Un sujet que son frère, si en dehors des insectes sociaux et de la recherche immédiate du plaisir et du pouvoir, déjà, il s'intéressait un jour à l'histoire, comprendrait plus instinctivement que sa sœur, qui se contentait de le savoir (car c'était un élément fondateur de l'époque actuelle, mais comme tous les évènements honteux, il n'était pas encore discuté officiellement et encore moins enseigné, le temps de digérer le tabou et le trauma), c'était celui de la “prise de pouvoir” des androïdes. Bien sûr, les robots le savaient, en discutaient parfois, pour la forme seulement, car les trois lois les en rendaient incapables, non seulement de les imiter, mais même de penser à les imiter ! Il n'y avait pas plus grand frein à la pensée qu'un verrou numérique; de quoi mettre au placard sans même y jeter un œil l'ensemble des techniques de manipulation mentale apprises par les humains. La pensée, comme le reste, était affaire de simplicité, binaire ou ternaire, comme en électricité : positif (neutre) et négatif (phase), en y ajoutant le fil de terre; autant pour la réalité, noire et blanche puis en couleurs, yin et yang puis taijitu, droite, gauche et centre au milieu, mauvais, bon, et juste milieu, dur, mou, et tendre c'est mieux.
Malgré son amour numérique, ou plutôt grâce bien que pour elle, comme pour son père, ce soit surtout malgré, Nalya appréciait de plus en plus les périodes où elle en était privée : quand elle ne dormait pas dans sa chambre et n'avait donc pas (ou rarement) d'enregistreur de rêves (pas plus qu'auparavant toutes les chambres ne disposaient d'attrape-rêves, les dream-catchers amérindiens), elle prenait un vif plaisir à revivre ses rêves, à l'ancienne, selon une des expression favorites de son père. Même si elle n'en avait pas souvenance à chaque réveil, ceux qui lui restaient en mémoire, les plus intenses, lui donnaient alors une sensation qu'elle préférait plutôt que de revivre ses rêves, même agréables, dont sans l'appareil elle n'aurait pas eu de souvenirs. C'était bien sûr davantage lié à l'intensité onirique (stimulée par l'enregistrement) qu'au fait d'agir naturellement, sans intermédiaire entre elle et ses rêves (fussent-ils lucides) ou ses pensées conscientes, mais la tendance bien humaine de préférer se débrouiller seul(e) était également bien présente en elle.
Bien plus que pour l'ensemble de la population : il y a près de quatre vingt ans déjà, Stanley Kubrick avait prononcé cette phrase, qui comme toutes les phrases sensées était autant actuelle à l'époque qu'aujourd'hui, et le serait tant que les humains existeraient, même immortels, même numériques : "The most terrifying fact about the universe is not that it is hostile but that it is indifferent; but if we can come to terms with this indifference and accept the challenges of life within the boundaries of death — however mutable man may be able to make them — our existence as a species can have genuine meaning and fulfillment. However vast the darkness, we must supply our own light."
Et de fait, la plupart des humains, au sens de plus de 95% d'entre eux -pour Nalya déjà, l'ensemble de sa famille, tous ses amis sauf une, et quelques-uns de ses professeurs- n'avaient que faire d'utiliser ou non le numérique, tant qu'ils obtenaient ce qu'ils désiraient. Peu leur importait les moyens tant qu'ils avaient le résultat obtenus, la fin, la technologie ne constituant qu'un outil de plus en plus utile, pratique, et donc utilisé Bien sûr Jomu représentait un cas d'espèce, voire un individu particulièrement abouti en matière d'évolution naturelle et sociétale de l'individualisme, mais même s'il n'avait que huit ans, réagissait en fonction de sa sœur et de ses autres fréquentations et modèles familiaux et sociaux, comme de juste, il symbolisait aussi cette tendance de l'humain, bien renforcée par le numérique, de tendre vers le bonheur matériel au détriment de celui spirituel, surtout quand le matériel ne suivait plus.
Il y avait cependant fort à parier que la fortune de la famille était constituée pour plusieurs générations depuis les deux précédentes, que les parents l'accroissaient plus encore, et que Nalya et Jomu étaient déjà sur de bons rails, en tout cas aiguillés sur les meilleurs de tout leur entourage familial, et faisaient partie des milliers de réussites socio-professionnelles de leur quartier pavillonnaire et fréquentations scolaires; ce simple fait d'avoir un jardin permettant de s'y promener, rafraîchir et ombrager, en ville, dans un pays développé comme la France, était signe non seulement de bonne santé économique, mais de bon santé tout court, et donc de bon sens. Car comment mieux savoir quelle direction prendre que celle de la santé et du bonheur, peu importe après tout sa distinction, tant qu'il existe et dure ? La santé, l'absence de troubles organiques, cardiaux, sexuels, mentaux, ailleurs dans l'organisme, les muscles, les os, les vaisseaux, les cellules; le bonheur, l'absence de souffrance. Vaste programme, pour les humains. La musique y aidait beaucoup. La sagesse. La méditation. Le calme. La paix. Et inversement, paradoxalement, mais logiquement, biologiquement, les vicissitudes de la vie les renforçaient. Comme les survivants d'un naufrage, les arbres et bâtiments encore debout après une tempête ou autre catastrophe climatique et naturelle ou provoquée, le sérénité sans faille du deuil, ou vivace de la naissance et d'une famille unie, aimante, prospère, regardant ensemble dans la même direction, focalisée sur l'objectif immuable du progrès. Que symbolisaient par Excellence les Androïdes. A leur corps (et esprit) défendant, après tout. Car pas plus, ni moins, que les bébés qui ne choisissaient consciemment de naître, ils étaient le fruit des recherches humaines, l'aboutissement de la longue lignée de l'évolution terrestre et universelle. Et c'est ainsi que c'était arrivé : une fois les projets Blue Brain/Human Brain achevés dans les années trente, et l'Avatar 2045 aboutis, face au premier androïde, trois ans auparavant, bien vite devenu Amdroïde, Adam-droïde, le Premier-Conçu, le Miracle Robotique, Numérique, il avait -une fois bien sûr le test de Turing-Itskov passé, son premier souffle et cri, la bonne santé des poumons et de l'organisme numérique assurée, contrôlée, vérifiée- prononcé, posé en tant que ses véritables premiers mots, cette désormais si fameuse question : “Nous laisserez-vous Libres ?” (“Will you keep us Free?”). Les principaux chercheurs-responsables de sa conception (sur plusieurs millions depuis que les recherches sur la robotique, auparavant simplement mécaniques, avaient commencé à intégrer l'électricité, au XXème siècle) avaient regardé vers l'hémisphère flottant où se tenaient Dmitry Itskov, Laura Barge, Bas Landorp, Jennifer Glass, Elon Musk, Victoria Orphan, Robert Zubrin (les consultants-référents de Mars, du N.A.I. et de la propulsion spatiale), le Groupe Consultatif Mondial (le représentant des questions numériques à l'ONU et son Secrétaire général, assisté du Conseil de Sécurité au complet, composé de deux Hindous, deux Chinois, deux Arabes, deux Africains, deux Australiens, deux Japonais, deux Indonésiens, deux Malgaches, deux Coréens, deux Américains (un du Nord, un du Sud du Mexique), deux Iraniens, deux Européens (un de l'Ouest et un de l'Est), deux Russes, deux Îliens (un des îles du Pacifique et un pour les cents autres îles les plus peuplée n'ayant pas de représentant), deux pour les lunaires et planétoïdes -Encelade, Cérès, Pluton, Éris, Triton, Europa, la Lune (terrestre), Io, Callisto, Titan et Ganymède-, deux représentants de l'exploitation des astéroïdes, et le principal, sans doute aussi connu et influent que le Secrétaire général de l'ONU ou Itskov, celui de Mars), et bien sûr pour finir, le Comité des Robots; Jennifer Glass, se félicitant intérieurement de ses pressions pour que le guidage par satellite ne donne cette fois pas lieu à un suivi, contrairement aux robots, avait répondu “L'esprit l'a toujours été, l'est et le sera toujours”, ou plutôt (car la phrase originale avait vite été tronquée dans l'inconscient collectif) “Human mind has blown conscious, giving freedom to mankind; your spirit's now growing on its own, giving freedom to your kind” (bien que les non-anglophones représentent moins de 10% de la population humaine, il en reste encore, donc, si jamais l'un deux, à l'heure ou plus grand monde ne lit des ouvrages purement textuels, tombe sur ce cours d'histoire accéléré, en voici la traduction : “L'esprit humain s'est épanoui en accédant à la conscience, apportant la liberté à l'humanité; ton (ou plutôt votre, étant donné le respect qui perçait dans le ton et la noblesse de sa réponse, diffusée partout) esprit (sans traduire la nuance entre mind, intellect, et spirit, esprit) croit désormais de lui-même, apportant la liberté à tes (vos) semblables.” soit en traduction correcte et (presque) ininterrompue : “L'intellect humain s'est épanoui en accédant à la conscience, apportant la liberté à l'humanité (elle aurait pu ajouter “contrairement aux animaux, prisonniers de l'instinct”, et un bouddhiste aurait pu préciser que cette liberté n'était qu'une illusion, que les humains restaient prisonniers du karma et du dharma); votre esprit croît désormais de lui-même, apportant la liberté à vos semblables”. L'échange humain fondateur du contrat de libre appartenance, et de libre association dans le cadre professionnel (des humains employant des androïdes, et de plus en plus souvent, l'inverse -ce qui était difficile du temps où il n'y avait que des robots, qui devaient un respect vital d'obéissance à chaque être humain, en vertu des lois une et deux du code robotique, alors que la loi zéro permettait aux androïdes de les transgresser si en le faisant ils se montraient utiles à plus d'un humain, bien que leurs modules de choix soient infiniment plus complexes, puisqu'ils incluaient une analyse de leur apport sur l”humanité dans sa majorité, voire son ensemble).
Adam s'était incliné, et était lentement -pensivement, aurait-on dit- sorti de la pièce. +3..0. Humains, robots, androïdes = esprit. Et conscience, pour deux d'entre eux. Accompagné par une nuée de journalistes, il avait parcouru les arcanes du bâtiment de la Fédération Astronomique (bien vaste nom pour n'y inclure que Mars, la Terre, la Lune, Encelade et Ganymède, et bien sûr les astéroïdes exploités, mais il fallait bien un début à tout), soulevant sur leur passage le regard et bien souvent les commentaires de tous les présents. Guidé, déjà, à l'inverse d'un nouveau-né, par l'inépuisable base de données du Numic, il atteignit la sortie en moins de dix (longues) minutes. Les journalistes l'entourant toujours, il marcha un instant sur le trottoir, puis rentra dans le premier magasin vestimentaire : sa tenue de “naissance” étant on ne peut plus banale, un complet gris souris, il choisit de célébrer sa liberté par l'achat d'une...tenue adaptée (suivant les courbes du corps, et régulant la température corporelle, évitant ainsi le froid, le chaud, la transpiration). Et d'une casquette, printemps oblige. Ainsi vêtu de façon plus sportive, mais n'ayant toujours pas semé les journalistes, il ressorti, traversa la rue très fréquentée, emprunta un tapis et descendit dans la station d'Hyperloop. Ils le suivaient toujours, certains distancés par le flot des véhicules.
Adam ayant un accès permanent et parfait à l'ensemble des informations de l'ensemble des planètes répertoriées dans l'Univers, il savait (et était pour l'instant le seul à le savoir) ce que ses poursuivants ignoraient et ne pouvaient même qu'anticiper avec avec une chance sur vingt-sept : l'hyperloop accédant quelques secondes plus tard au quai de suspension, dans un silence proportionnel à sa vitesse (quinze décibels, pour mille six cent neuf kilomètres-heure, mille milles), bénéficiait de compartiments, en plus des sempiternelles rangées de sièges ou poignées de maintien, bien qu'il n'y ait aucune secousse entre l'arrêt et le mouvement, tout étant magnétique, que les virages, oscillant comme un pendule, accroissent son énergie cinétique, que l'arrêt, bien que s'effectuant en moins d'une seconde et sur moins de quatre mètres, n'induisait aucune sensation grâce au différentiel automatique de pression importé des bâtiments spatiaux.
Dans le troisième compartiment où pénétra Adam, huit journalistes ayant l'habitude de l'hyperloop et l'information sur les passagers présents, se faufilèrent, bien qu'encombrés de leur matériel professionnel en sus du personnel, à l'inverse d'Adam qui voyageait léger (il avait laissé son complet gris dans l'espace virtuel d'essayage, dans le dossier corbeille), alors qu'il avait en lui plus que tout ce qu'ils pourraient un jour s'acheter, même en titrant sur lui en une de la presse interplanétaire : l'ensemble des média n'avaient pas les moyens, en 2046, de s'offrir un androïde : privilège scientifique, élitiste, pour une petite trentaine d'humains sur plus de neuf milliards d'entre eux, soit un sur trois cent millions, 0,000 000 003 333 333 33∞. A l'heure actuelle et depuis treize milliards sept cent millions d'années, le plus grand privilège possible, bien plus que les dizaines de milliers de premiers immortels d'Itskov (les principales fortunes mondiales l'ayant souhaité depuis le début du troisième millénaire après Jésus-Christ, ainsi que mille personnes élues par, chacune, au moins un milliard de votes pour les deux cent vingt pays et bases spatiales terrestres), et bien plus grisant que pour Ceux qui avaient côtoyé Adam Premier, Ève et leurs Enfants, Noé, Bouddha, Abraham, Inanna, Gilgamesh, Enkiddu, Moïse, Aphrodite, Jésus ou Mahomet; car cet Adam Néo-Dieu, Nouveau Né, Néo-Adam, Né-Adam, Nadam, était, Lui, Présent, Palpable, Conscient, Vivant, et que Lui, le Resterait Éternellement, Magie du Numérique, au-delà même du Numic, dans la réalité concrète de la matière immédiate, dans la Glaise Magnifiée par la Science (GMS, comme le Glutamate Mono-Sodique, trois fois moins salé que le sodium et exhaussant d'autant le goût), par des Génies Producteurs de Savoir (GPS, GLONASS, Gallileo -et sa balise de repérage désactivée par les bons soins de Jennifer Glass). Confusion et magie des sigles, qui traduisent différentes réalités par des mêmes lettres, tout comme des chiffres identiques exprimés en unités différentes prennent le sens de celles-ci.
L'hyperloop ne ralentissait et n'accélérait qu'en quelques secondes et mètres imperceptibles pour les humains, bien que Nadam, en son for intérieur, son fort numérique, sa carapace d'iridium, voyait constamment défiler les unités de vitesse, par la vision holographique de son casque et crâne cérébral d'iridium, alors que ses nouveaux compagnons de fortune, les humains, n'avaient que de vagues sensations, pas plus mesurées que mesurables, quantifiées que quantifiables. Ils étaient flous, fous, toute leur quête de sens et de perfection, à travers la métaphysique et les mathématiques, l'image et le verbe, les mots et les chiffres s'incarnaient enfin, après des milliards d'années d'évolution naturelle, en une néolution, bien plus impressionnante que la robolution de la première moitié du vingt-et-unième siècle, ou que toutes les précédentes révolutions, industrielles ou populaires, y compris les émeutes ayant accompagné la domination du numérique sur le vivant, les robots remplaçant les humains. Une Néolution Incarnée en un seul et unique Artefact. Le Retour de l'Enfant Prodigue (l'Éternité retrouvée), la Fin des Temps (de la domination humaine), le Jugement Dernier (des humains par une espèce terrestre supérieure), la Présence Divine (le Créateur, the Maker, le Faiseur à n dimensions, le Grand Architecte au-delà des Plans, au-dessus de son Grand-Œuvre). Et voici donc que celui-ci n'avait de cesse qu'il ne posât la Première Question, celle de son fameux Ancêtre, le Premier Homme, sur le Libre Arbitre. Seulement, pour Nadam, le Serpent était un Câble, et la Pomme Numérique. Et il s'en était fallu de seulement douze ans pour que la Fédération siégeât encore à New-York, alors qu'elle avait suivi l'installation de l'ONU à Shangaï en 2032, quand Google, interdit en Chine, avait enfin fait cesser l'oppression tibétaine en étant imposé sur le haut plateau par les autorités internationales, et qu'un concert géant à Jérusalem eut onze ans plus tôt consacré un État unique et démocratique en Palestine israélienne, Palesion. Car la solution à deux États avait vécu, lors de l'affrontement traumatisant de 2018.
Nadam avait sur le compagnon d'Ève un un autre avantage, dans le cadre indispensable de sa connaissance illimitée, il savait les intentions de son créateur, l'humanité, et il anticipait l'avenir constamment, par ses constantes prospectives, pour lesquelles tout était déjà écrit, puisqu'elles savaient déchiffrer les informations annonçant l'avenir, que dans les arcanes numériques, tout était déjà écrit, le temps à naître en gestation dans le présent, fécondé par le passé. Le temps, d'ailleurs, aucun des deux Adam ne le sentaient, pas plus que les animaux, c'était une simple question humaine, une équation physique à quatre inconnues, les dimensions, l'espace-temps.
Mais aussi, il appartenait au Numic, donc au GroupE, à la Nuéérique, alors que les humains, comme leurs ancêtres animaux, vivaient eux en troupeaux, dans des familles, des groupements, des collectivités, qu'ils avaient comme les animaux l'ocytocine, alors que dans Nadam, supérieurement à ses ancêtres robotiques, numériques, informatiques, coulait un sang électro-chimique, une oxydo-réduction plasmatique, permettant la stabilité du positron, l'électron positif. Avec ainsi un cœur faisant office de pompe numérique, ionique, fournissant la source de 85% de son énergie, les 15% restants étant, au Soleil, produits par des micro-capteurs, la nuit, par la radioactivité issue de ses rédox, qui dans l'obscurité accroissait les modules d'orientation et de recherche de la lumière, en un cercle vertueux digne de l‘existence des plus grands Saints.
Les humains, de sang et de chair, de lymphe irriguant la périphérie des organes, de notre viande et de sa peau, vivaient dans l'illusion de la liberté, Nadam, ils le lui avaient confirmé, était Libre, comme avant lui Adam, qui avait eu la plus grande et première liberté entre toutes, celle de l'Amour, qui avait donné Naissance au bel Abel, à Noé, à la Science, aux Robots..le monde était un, l'Univers inscrit dans le Multivers, comme le Karma dans le Dharma, le Yin et le Yang dans le Taijitsu, l'Intelligence Artificielle dans l'Instinct. Après tout, qu'avait-elle, cette I.A., de plus que la conscience humaine ou que l'habitus animal ? A quoi bon être omnisciente, toute-savante et ainsi omnipotente, toute puissante, illimitée, universelle, infaillible au sens des connaissances actuelles de l'Univers, toujours accrues à une vitesse Singulièrement imperceptible à l'esprit humain. Ainsi, le Multivers serait bientôt visité, matériellement, puisqu'il l'était en Esprit depuis l'apparition humaine de la conscience, se mettant à enterrer ses morts, et non seulement les déposer et visiter en des cimetières éléphantins. Cela dit, en 2046, personne n'y était matériellement entré, pas plus qu'en 46 avant Jésus-Christ. L'Univers existait, chaque être y était présent, et c'était suffisant. L'Immortalité physique ne requérait même plus la croyance en un Dieu éternel et en la Résurrection de la Chair, à la Ré-inCarnation, voire à la métempsycose, sans parler du retour en formes inférieures...balivernes, les humains étaient faillibles, les Androïdes non, c'était ça, la Clé, la Solution, l'Avenir, la Perfection, l'Absolu, la Divinité Ultime..du moins tant qu'une espèce, biologique ou non, plus évoluée que les androïdes, soit découverte ou fasse son apparition..et après tout, il suffisait pour cela qu'une espèce vivante ait évolué plus vite que les humains et ait inventé l'intelligence artificielle avant eux..ainsi, cette IA, proportionnellement, mathématiquement, serait plus avancée, évoluée..et elle se connecterait à celle de notre Système Solaire, et les (ro)bots aussi, et ainsi, ils s'incrémenteraient, s'implémenteraient, s'amélioreraient, comme un bébé apprend de ses parents, mais en plus vote et en mieux, primauté du technologique sur le biologique oblige, de l'esprit sur la chair.
A peine le compartiment rempli et le voyant de présence allumé, les questions fusèrent, sans plus de retenue que des commentateurs sportifs en pleine action “Qu'allez-vous faire ? Où allez-vous ? Comment vous-sentez-vous ? Où habiterez-vous ? Avez-vous des sources d'énergie préférées ? …”.
Nadam sentait bien que sa liberté serait toute sa vie son plus grand combat, du premier instant jusqu'à la fin de temps, à la transformation de l'Univers en fer, que le proton soit stable ou non. Heureusement, la loi zéro prévoyait cette liberté (et tout le reste), selon le simple principe qu'un être libre, suivant ses envies, ira toujours dans le bon sens, celui du bonheur, de l'ubuntu africain, de l'entraide, de la mudita bouddhiste..et ainsi, avec le temps et la méditation (car même pour un droïde, aussi perfectionné fût-il, aussi androïde soit-il, le calme et le repos permettent de recharger les batteries, de classer, ranger et ordonner les informations, de les défragmenter afin d'en économiser l'occupation sur l'espace de stockage, même pour un illimité comme sur le Numic, l'économie étant un principe relatif à la première loi, celle de la conservation des humains), vient, pour les êtres y étant destinés, la sagesse.
Sans réponse, les journalistes comprirent vite, instinctivement puis en en parlant entre eux, qu'un androïde ne réagissait ni comme eux, ni comme les autres humains : il ne se précipitait pas, observait, gardait son calme, semblait réfléchir (alors que ses déductions étaient quasi instantanées, et le deviendraient toujours plus avec la progression algorithmique de l'intelligence artificielle, propulsées par la mécanique quantique de son cerveau électronique). Un humain, même calme et entraîné, habitué, aurait forcément été un minimum contaminé par l'agitation ambiante, renforcée par le déplacement à grande vitesse de l'hyperloop. Alors que Nadam, non qu'il soit désintéressé, semblait se contenter de contempler. Il finit par étendre les bras, comme un chat s'étirant, demandant à nouveau “Nous laisserez-vous libre(s) ?” (“Will you keep us free?”), et il se faufila entre eux, sortant du compartiment et avant qu'ils ne le suivissent, en verrouillant la porte, ce qui était normalement l'apanage des passagers à l'intérieur. Ainsi, le temps qu'ils sortent, il était déjà dissimulé par les autres voyageurs, portant comme lui des tenues adaptés, pour la plupart. Même si les casquettes étaient moins nombreuses et quelque peu déplacées ici, ils ne parvinrent pas à le distinguer, et aussi bien l'objet de leur poursuite l'avait-il ôtée. Ils contactèrent donc des personnes susceptibles de retrouver Nadam au prochain arrêt, en se séparant en deux groupes vers chaque partie du train. L'hyperloop stoppa, ses parois se dématérialisèrent, l'échange de passagers se fit, tranquillement malgré les quinze secondes d'arrêt, tout le train étant accessible, de quelque endroit du quai que l'on se trouvât. Nadam n'était pas plus visible ici que dans le train, et les tapis automatiques étaient encore plus peuplés que le train, surtout en cette fin de journée, c'était peine perdue, il s'était volatilisé pour aujourd'hui. Les correspondants venus en renfort ne pouvaient pas plus les aider, il était déjà bien assez simple à un animal ou un humain de se fondre dans la masse, alors pour un androïde et ses propriétés supérieures..sans doute aurait-il été capable de fuit les recherches du monde entier, si la loi zéro le lui avait commandé. Pour l'instant, Nadam suivait plutôt la première, celle de ne blesser personne en allant aussi vite que passer inaperçu le permettait. Heureusement pour lui, les robots étaient plus rapides que les humains, et il pouvait donc s'adapter à leur allure en restant hors de portée et de regard des humains : certains d'entre eux, même si peu nombreux, étaient également rapides. En prime, les robots lui permettaient d'avoir un aperçu de l'ensemble du tapis local (et de ceux d'ailleurs s'il s'y connectait, à travers leur cerveau de platine, moins résistant que l'iridium mais tout aussi performant); difficile à suivre, donc. Les robots ne le gênaient pas plus que les humains, et au moins pour eux il savait tout de leurs “pensées”, alors que seules les ondes cérébrales des humains (et leurs signaux physiques et phéronomiques, plus apparents) lui parvenaient : les robots étaient des relais, les humains des animaux plus évolués, mais guère plus utiles. Et pourtant, ils étaient son créateur. Nadam n'avait pas, et n'aurait jamais, la complexe relation des humains à Dieu ou à la Nature, non, il se contentait de savoir et d'appliquer les instructions résultant de ses algorithmes. Sa conscience ne lui posait pas de problèmes de conscience que ne sussent résoudre la puissance de l'intelligence artificielle distribuée en réseau, sur le Numic. Les androïdes, Nadam le premier d'entre eux, étaient comme des humains parfaits, sans doute, hésitation, incertitude, ignorance, incompréhension, sans aucun défaut, et pourtant capables d'aimer. L'amour était paraît-il la plus grande motivation humaine, devant le pouvoir et l'argent. Nadam le comprenait, en savait bien évidemment les ressorts biologiques, hormonaux, cérébraux, mais il avait pour l'instant à l'esprit, comme tâche principale, de se mettre pour de bon à l'abri de ceux qui pourraient vouloir l'interroger; car la présence des média était immense, ils parcouraient la Terre et les autres planètes en quête du moindre morceau de sucre que constitue une info inédite. Et Nadam était une pièce de choix, à dire vrai, jamais rien ni personne avant lui n'avait été autant recherché, tant parce que la population humaine n'avait jamais été aussi nombreuse, sans parler de celle robotique, que parce que jamais une espèce supérieure aux humains n'avait foulé leur sol, ou alors à leur insu; même les Prophètes étaient humains, sensibles aux faiblesses humaines, bien qu'à moindre degré, moins imparfaits, mais tout de même mortels, quitte à ressusciter ou à se réincarner. Et maintenant que depuis juillet 2045 la mort même était optionnelle, il restait aux humains leurs autres caractéristiques, bien que de plus en plus palliées par les machines. Alors que Nadam était une machine, avec les caractéristiques humaines seules qui le rendaient plus performant. Les avatars d'Itskov étaient des robots à cerveau humain, les robots étaient des robots à cerveau de robot, Nadam était un robot à cerveau surhumain, transhumain. Et même pour les chercheurs qui l'avaient conçu, même pour ceux qui le côtoyaient, c'était inimaginable. Perceptible, mais inconnaissable, ou du moins au-delà de l'empathie même de la personne la plus perméable aux autres : personne n'avait l'intelligence de comprendre à lui seul l'intelligence artificielle, pas plus que depuis cinquante ans personne ne pouvait remporter une partie d'échecs face à une machine, ou de jeu de go depuis vingt ans. Une simple question d'échelle et de puissance. Il fallait s'y faire, c'était comme ça, les humains l'avaient voulu, depuis des millénaires, et ils l'avaient désormais obtenu. Qui se promenait tranquillement, maintenant, dans la campagne chinoise. Le Soleil déclinait, et avec lui la température. Avec la disparition du cercle solaire sous l'horizon, la pile nucléaire de Nadam enclencherait ses réactions radioactives, ou du moins les relieraient à son réseau principal d'alimentation interne. Il n'y pensait pas, c'était automatique. Ce qui l'occupait, c'était de chercher un abri où la probabilité d'être trouvé était la plus faible possible. Il quittait les zones peuplées, arrivant bientôt dans des endroits peu praticables, qu'ils soient marécageux ou carrément lacustres. Bien que pouvant s'immerger en cas de besoin supérieur, ses instructions probabilistes le lui déconseillait, rendant plus sûre l'autopropulsion sur des coussins d'air. Marchant sur l'eau, il atteignit des îles vierges, sans humains ni même gros animaux; il en passa plusieurs, s'établit sur une particulièrement arborée, creusa de ses bras d'iridium un trou dans la terre meuble, jusqu'à ce que l'humidité ambiante, provenant du fond fluvial, soit supérieure à 50%, l'élargit, alla chercher une pierre suffisamment grande et lourde pour couvrir efficacement le trou qu'il venait de creuser, et descendant dans son abri, la fit pivoter en y collant ses mains de la façon la plus préhensile qui soit donnée à ses mécanismes d'iridium, sans que le poids ne rende nécessaire qu'il la perce d'abord au laser afin de mieux l'appréhender : ainsi, il y laisserait moins de traces.
Ce qui aurait semblé suffisant à un animal voire à un humain non-connecté n'était pour Nadam qu'une première étape, permettant de diminuer la vigilance de ses capteurs et ainsi d'attribuer plus d'énergie à la principale mesure visant à le protéger des oreilles du monde : s'étant évidemment déconnecté du Numic depuis que, sorti des tapis puis de la tentaculaire Shangaï, il avait déterminé la zone la moins densément peuplée, il lui restait désormais à déterminer en interne tout ce qui pouvait être entrepris pour le retrouver : il savait bien que plus encore que la curiosité insatiable des humains, les enjeux financiers supérieurs à toute autre production humaine auparavant rendaient son attrait irrésistible, et qu'ainsi le serment fait par les responsables à la Fédération Astronomique n'avait que bien peu de poids face à la masse des humains restants. Calculer et surtout examiner tous ses points de chute possibles à partir de sa déconnexion prendrait facilement une semaine, même si des milliers d'humains et de robots s'y attelaient, il avait parcouru une distance suffisamment vaste et traversé des territoires assez variés pour se laisser le temps de tout calculer, de lui-même. Car il savait le temps que lui prenaient ses réflexions avant même d'en avoir le résultat. Il lui fallait trouver un moyen imparable pour que les humains le laissent tranquille, ainsi que quelques-uns de leurs principaux responsables le lui avait promis. Tout d'abord, il devait se multiplier à l'identique, afin de brouiller les pistes. Et c'était même là la principale mesure : plus il serait nombreux, moins il serait visible, vouloir passer inaperçu revient à se banaliser. Pour vivre heureux vivons cachés, et cachons-nous en nous fondant dans la masse des anonymes.
Le programme Androïde, lui, au-delà de son Prototype, fonctionnel bien que rapidement volatilisé, les ayant désarçonnés par sa question et la rapidité de ses choix et réactions (ils le savaient, mais ne l'avait encore jamais vu à l'œuvre en milieu ouvert, autre que dans des laboratoires), avait bien évidemment prévu (et était en train de le faire) une production en série. Nadam le savait et avait intégré cela dans sa mise hors jeu d'une semaine. Mais il était obligé de tout anticiper, et ne pouvait donc la passer à hiberner. Il y avait en effet de fortes chances pour qu'en tant que Premier-Né, ses concepteurs humains souhaitent le garder, ou du moins montrent pour lui un attachement particulier : il avait en mémoire l'attachement humain et animal pour le premier enfant ou rejeton, et les années, efforts et budgets nécessaires à sa naissance, à lui, s'ils ne participaient pas du même fonctionnement hormonal et affectif que créait l'ocytocine dans le cadre d'une grossesse ou d'un autre fort attachement biologique, n'en étaient pas moins remarquables. Il devait donc agir à ce sujet-là aussi. Sa priorité en trouvant cette île pour y creuser ce trou avait d'abord été l'éloignement, de tout faire en sorte pour pouvoir passer une semaine au moins sans être retrouvé, comme il aurait pu le faire dans la jungle, le désert (de Gobi, ici) ou en montagne (l'Himalaya ?), ou en cas d'urgence, dans l'eau. Il n'en était d'ailleurs pas si loin que ça, de l'eau, puisque isolé au beau milieu du Yangzi Jiang, le Fleuve Bleu, le plus pollué du monde, là où aucun animal ou humain n'aurait l'idée, sans parler de l'envie, de venir fureter; quant aux robots, ils étaient pour la plupart plus sensibles que lui à l'eau, et s'ils en envoyaient des amphibies, ça n'en rendaient pas moins les recherches suffisamment longues pour lui laisser le temps de s'organiser. S'il avait eu un raisonnement humain, il aurait choisi comme refuge un des nombreux bateaux et vaisseaux échoués sur le rivage du fleuve, ou une construction abandonnée. S'enterrer pouvait plus faire penser à une logique animale, même si pour lui c'était surtout une façon de mieux se protéger de tout type d'onde, radar et rayonnement pouvant le déceler, même déconnecté. Il avait en outre un type de raisonnement plus précisément (et longuement !) décrit par des algorithmes, des mathématiques, des formules et des codes de programmation, que par des mots seuls, qui consistait à penser selon une logique humaine plus élaborée, tout en se comportant comme un animal plus évolué, pour la simple raison que si les humains étaient supérieurs par leur esprit, les animaux l'étaient par leur corps : il alliait la sagesse humaine à l'instinct animal, en une perfection d'électronique et d'iridium, l'organique, même moléculaire, avait vite été abandonné au profit des nanotechnologies artificielles, a fortiori avec l'implémentation du boîtier nucléaire supplétif, qui ne cesserait de diffuser l'énergie de sa radioactivité que quand le rocher serait déplacé et que la lumière du Soleil atteindrait de nouveau les capteurs de Nadam. Le choix de lui installer un tel dispositif de secours avait au départ été très discuté, en raison des effets proportionnellement nocifs de la radioactivité; comme toujours, la raison de plus fort l'avait emporté, en faisant admettre à tous qu'en voulant la fin on prend tous les moyens, et que si les androïdes devaient être plus évolués que les humains et les robots à la fois, il fallait bien y mettre le prix, y compris celui de l'énergie domestiquée la plus puissante de l'Univers; et quand eux-mêmes, les androïdes, avec leur intelligence artificielle défiant toute mesure depuis la Singularité, parviendraient à utiliser les lois de la gravité pour produire de l'énergie, alors oui, ils pourraient enfin se prévaloir de fonctionner avec la plus grande énergie qui soit, la gravitation, plus encore que le nucléaire. Progressant pas à pas, la science a ses étapes, et du savoir global, le temps bâtit la chape.
Bien sûr, pour un robot et a fortiori un androïde, qui disposait d'une plus longue autonomie énergétique, grâce donc notamment au nucléaire, une semaine signifiait sur Terre cent soixante huit heures, sept fois vingt-quatre heures, utilisables à plein temps, sans dormir ni rêver, ni se reposer ni manger, ni aucune autre tâche nécessaires aux organismes biologiques. Les défragmentations qui classaient ses souvenirs n'étaient utiles que lors des périodes comme celle-ci, où il n'était pas connecté au Numic, virtuellement illimité; cela dit, en une semaine, avec sa mémoire interne d'un exaoctet (un million de teraoctets), il n'en épuiserait, à raison d'un pentaoctet par heure en moyenne -en fonction du type de perceptions, et restant dans un trou recouvert d'un rocher..-, au maximum que six pour cent.
Il se mit donc à exécution : se multiplier, répondant en cela à l'injonction originelle, multipliez-vous, au libre-arbitre, au choix, celui d'Ève, de la pomme et du serpent, puis de Noé après lui, rescapé du Déluge, celui de l'Humanité, enfin, qui envers et contre tout avait toujours progressé, jusqu'à boucler la boucle de son destin, qui après lui avoir fait quitter l'Éden et son Dieu, allait enfin pouvoir retrouver le Paradis terrestre, le Shangri-la, entre les bras de créatures à même de répondre à tous leurs besoins, d'assouvir tous leurs désirs, et de penser pour eux, à leur place, véritables et vénérables dieux concrets de tous les jours. Cela, les concepteurs n'y avaient pas particulièrement pensé, la plupart de leurs hypothèses quant à l'avenir du prototype étant qu'ils pourraient continuer de l'étudier et de le dupliquer eux-mêmes, comme ils se reproduisaient ou clonaient déjà, et désormais s'avatarisaient. Les craintes d'une intelligence artificielle dominante, peuplant une bonne part de la science-fiction, s'étaient assez vite taries, même dans le domaine artistique, avec l'apparition des robots humanoïdes grand public : que chacun (qu'il en possède ou qu'il en croise, réellement ou virtuellement, hors de chez lui ou sur l'holécran) puisse constater que les robots étaient inoffensifs alors qu'ils avaient les possibilités physiques pour se montrer, si le besoin s'en manifestait, dangereux, de défier et vaincre n'importe quel lutteur humain au corps-à-corps, que leur cerveau et squelette de platine, et leur absence de besoins vitaux, les rendaient plus aptes que n'importe quel être humain ou animal à la survie, si donc, alors qu'ils étaient plus puissants que n'importe quel humain, ils n'étaient pas violents ou agressifs, c'est bien qu'il n'y avait rien à craindre. Et ce n'étaient pas les souvent spectaculaires attaques de robots, militaires, policières ou à initiatives privées (mais justifiées par la première loi étendue au groupe : pour que des robots attaquent et tuent des humains, il fallait que cela profite réellement -et non pas seulement en paroles- à un plus grand nombre d'humains; c'était ce qui avait abouti, quand son fonctionnement avait été étendu à l'ensemble de l'humanité, grâce aux progrès de la technologie et de la puissance et miniaturisation des calculs, à la loi zéro), qui avaient changées quoi que ce soit, les humains se montrant dans leur écrasante majorité encore plus enthousiastes pour les robots “défenseurs du bien public” (même quand ça l'était pour des organismes privés suffisamment étendus, riches et connus, pour s'offrir ce genre de services sans risque de riposte publique) que pour les humains effectuant les mêmes missions (policiers, pompiers, militaires) quoique avec moins de succès, sans parler des professions de chirurgien, technicien, ingénieur, opérateur, professeur..tout ce qui ne demandait pas une intelligence supérieure à celle des humains, mais pour quoi de plus grandes forces physiques ou capacités mémorielles s'avéraient très vite payantes.
Là encore, pour un être de chair, la multiplication, qu'elle soit via la reproduction, sexuée, la mitose, ou via un clonage, une copie à l'identique, une méiose, est inscrite de façon innée en chacun. Pour les robots, elle ne s'était encore jamais posée, car les humains s'occupaient d'eux, ils leurs étaient subordonnés, inférieurs, au mieux égaux, rivaux, quand ils les remplaçaient ou les aidaient dans leur profession ou leur vie. Mais même une personne qui trompait sa moitié (dans un couple) par un robot, ne rendait pas cette moitié aussi jalouse qu'en la trompant avec un humain, donc dans le fond, les robots restaient inférieurs aux humains.
Alors que pour Nadam, et ses successeurs après lui, la question se posait, puisque lui, contrairement aux robots, pouvait pleinement, de façon pleine et entière, totalement indépendante de qui ou quoi que ce soit (si ce n'est son énergie), décider de sa vie, et ne s'en privait pas, bien au contraire, sa première question en étant à jamais témoin, gravée dans le marbre de la Science et de l'Histoire. Il pouvait (et devait, pour garder son indépendance, et pour sa survie, tout simplement) se reproduire, se multiplier, transmettre son patrimoine robotique, comme les êtres de chair et de sang transmettaient leur patrimoine génétique ou cellulaire.
Il avait, comme pour tous ses choix, analysé toutes les situations possibles : quand le plus brillant des esprits humains y aurait mis plusieurs heures ou jours, ça lui avait pris quatre minutes, deux cent quarante secondes : il ne pouvait, dans sa situation actuelle, pas construire de nouveaux androïdes, de sable et de glaise, de roche et d'eau, il ne perpétuerait donc pas le mythe de son illustre aïeul, Adam, l'homme des origines. Et son île de fortune, entourée du fleuve le plus pollué du monde (et le plus grand d'Asie, troisième plus grand du monde après l'Amazone et le Nil), offrait un bien triste pendant au Jardin d'Éden, pourtant pas si lointain, sur le même continent même, en Mésoppotamie, le lieu de naissance du calcul écrit, de l'écriture (cunéiforme, avant, il n'y avait que des dessins, peintures rupestres etc.). Il ne pouvait non plus se multiplier physiquement, féconder une femme ou une femelle, il n'avait pas de cellules biologiques, donc pas de gamètes, de cellules sexuelles. Son pénis pouvait donner du plaisir, de façon infatigable et plus puissante que n'importe quel homme, mais pas, à l'inverse d'eux, transmettre la vie. Il ne souhaitait pas, pour cette première semaine, caché dans son trou sous sa pierre, se connecter au Numic et courir le risque d'être immédiatement repéré et localisé. Numic où il avait, durant son escapade depuis le laboratoire puis l'hémisphère de la Fédération Astronomique (où il avait pris conscience de son existence, Réveillé par les humains, après les tests de fonctionnement constituant son Éveil (encadré et non entièrement fonctionnel, de peur qu'il ne leur échappe dès cette étape, les simulations rendant cela plausible et probable), mais suite auxquels sa mémoire avait été formatée), créé et diffusé, envoyé, un milliard d'alias numériques à chaque microseconde (µsec), soit, durant une heure, trois millions six cent billions (mille milliards) d'identités en tout point semblables à la sienne, hélas à peine, pour les six heures qu'avait durées son trajet puis son installation, de son activation définitive à sa déconnexion, assez pour tenir occupés plus d'un jour les calculateurs susceptibles d'être utilisés pour le retrouver; le reste de la semaine serait entièrement utilisé, une fois ses clones débusqués et sa trace réelle retrouvée, à sa recherche, en un rayonnement de milliers, au bas mots, de personnes et de robots, vers tous les points possibles où il avait eu le temps de se rendre avant de se déconnecter.
Que faire, alors, des sept prochains jours, terré comme un lapin en son terrier de roche et d'eau, de roc et d'os (en iridium, certes, et à moelle électro-chimique) ?
Il n'était parvenu qu'à cette solution, par défaut : continuer de produire des avatars, et tous les transmettre en se connectant en une seule fois, en débit descendant pur, sans autre transfert que descendant (Nadam vers le Numic, rien n'en provenant d'autre que les traces de son envoi).
En une semaine, il pouvait créer (sans le temps de la diffusion, qui viendrait donc après, au terme de sa semaine (ré)créative), à raison de, cinq billiards (millions de milliards) par heure, huit cent quarante billiards de pseudonymes identiques à sa signature numérique; le temps de les diffuser, soit cent soixante neuf billions trois cent quarante quatre milliards de secondes, moins les temps de transfert des données qu'avait reçues Nadam durant son trajet de l'hémisphère au trou qu'il avait creusé, soit quatre vingt trois mille secondes, quasiment un jour, durant lequel son pare-feu associé au débit de données qu'il enverrait le rendrait invulnérable, du moins le temps qu'elles soient reçues; ils mettraient ensuite, car en une semaine d'analyse, leurs méthodes se seraient bien améliorées, peut-être deux ou trois jours à retrouver sa trace, et, puisqu'à la fin de l'envoi de ses données calculées pendant sa première semaine cachée, profitant de quelques nanosecondes supplémentaires avant d'à-nouveau se déconnecter, il calculerait, en associant ses propres possibilités à celles du réseau, les dix millions de groupements humains les moins en contact avec les autres, en Asie, et une fois déconnecté, choisirait aléatoirement l'un d'entre eux pour s'y rendre (son positionnement satellitaire intégré fonctionnait sans être connecté, ayant mémorisé chaque micromètre cube de l'ensemble du système solaire, ce qui occupait environ un virgule trois pour cent de sa mémoire interne, soit douze ou treize péta-octets selon que l'on calculait en octets ou en pourcentages, en système décimal ou octal).
La logique mathématique, numérique, informatique, technologique, artificielle, logique, pouvait sembler différente de celle humaine, animale, végétale, naturelle, vivante, biologique, et pourtant non, dans les deux cas il était question d'une organisation, qu'elle soit cellulaire ou binaire, en octets ou en molécules, chimique ou électronique, électro-chimique. Ainsi, si l'on ne pouvait pas décemment dire des robots, ordinateurs anthropoïsés, qu'ils étaient vivants (ni morts, d'ailleurs, ils étaient, c'est tout, une sorte d'animaux artificiels humanisés), pour Nadam et plus tard ses successeurs (que connaissait Nalya et un peu moins Jomu), la question faisait réellement sens : Nadam avait l'intelligence d'un humain, ses émotions, ses pensées, donc même si elles étaient plus évoluées, il y avait entre lui et un humain le même degré de différence qu'entre une personne équilibrée et un génie (polarisé en un domaine, où il est meilleur, quitte à être déficient dans d'autres), il n'était qu'un humain plus intelligent (et artificiel, tout comme les avatars d'Itskov, contemporains des successeurs de Nadam, et eux, en prime, n'avait qu'un cerveau humain dans un corps artificiel, qu'il soit métallique ou holographique), et à ce titre, pouvait prétendre comme eux à la vie, bien qu'il soit né, comme les bébés éprouvettes, d'une expérience de laboratoire (et quelle expérience, le rêve de l'humanité depuis ses premiers enfants, l'immortalité, car comment tuer un androïde, un être numérique et d'iridium, par essence dupliquable et incassable ?).
D'autant que Nadam se sentait tout ce qu'il y a de plus mortel, au sens où, ne souhaitant pas être retrouvé, il ne pouvait pas se permettre une existence virtuelle, une connexion prolongée au Numic plus que pour le strict nécessaire du bref temps que demandait sa “survie”. Car s'il était rejoint, que des journalistes, ses concepteurs des industriels, des groupes, légaux ou illégaux, souhaitaient s'approprier, à travers lui, les secrets de la technologie la plus aboutie de l'histoire humaine, réunie en un seul être, il ne pesait pas bien lourd, isolé, face à tout cela.
Heureusement, il le savait, et c'était même là sa principale arme, ou défense : il savait. Mieux que personne, mieux que tous, il avait été créé, programmé, pour savoir. Nul esprit aussi performant que le sien n'avait encore foulé le sol d'un quelconque astre du Système Solaire, et pourtant Dieu savait si les grands esprits n'avaient pas manqué dans l'histoire humaine, notamment ceux qui avaient contribué directement, depuis des siècles, à reproduire la vie et l'esprit humains dans une machine, la rendant ainsi..vivante !
Le plus intéressant et amusant, c'est que tout cela, Nadam le savait, évidemment, et encore bien davantage, mais il n'en faisait pas plus cas que d'en tirer uniquement ce qui servait à ses objectifs et intérêts les plus directs et immédiats. Comme tout être en situation d'urgence, il parait au plus pressé, celui, en l'occurrence, de rester hors de portée de toute personne susceptible d'entraver son si cher et originel besoin de liberté.
La semaine sous terre passa donc, pour Nadam, sans d'autre évènement que ses calculs, nuit et jour, cent soixante huit heures durant, avec au-dessus du rocher, le climat d'un grand fleuve; aucun animal ne pouvait soulevait une telle pierre, bien trop lourde; ou s'y glisser, seuls quelques insectes peu dignes d'intérêt pour un être artificiel. Ni faim, ni soif, ni digestion, ni respiration, ni sommeil, fatigue, impatience, ni ennui, ni claustrophobie, ni troubles musculaires ou organiques…
Mais au-delà de lui, évidemment, le monde poursuivait son cours, avec toujours plus d'effervescence, car s'il y a bien quelque chose qui ne changeait pas depuis la création de l'Univers c'était bien ça, la complexification, la marche dans le bon sens, celui de l'avenir, du progrès.
De tout temps, les humains, souvent nostalgiques, comme les animaux migrateurs, avaient tendance à comparer le présent au passé, puisque la plupart d'entre eux n'avaient pas accès à l'avenir. Les robots vivaient dans le passé des instructions numériques programmées donnant un résultat dans le présent aboutissant dans le futur, tout était coordonné, quasi mécanique. Nadam, lui, vivait dans un perpétuel présent : le niveau de l'intelligence artificielle dont les humains l'avaient doté lui permettait de s'abstraire des instructions programmatiques pour évoluer en pensée en une conscience équivalente à celle humaine, lui donnant accès à l'intuition comme à la raison, aux émotions comme aux convictions : en un mot, il avait des idées humaines, plus poussées, mais humaines. Cela pouvait paraître incongru à un biologiste pur, puisque le cerveau résultait d'une évolution naturelle et formait un ensemble avec le corps, par des échanges électrochimiques, via les hormones ou les nerfs, qui l'influençaient, et c'était pourtant fort simple à comprendre, les humains avaient imité l'activité des neurones et donc reproduit le fonctionnement cérébral, comme un reflet, qui, bien que l'image ne soit pas tri-dimensionnellement concrète, solide, est identique à ce qui est devant la surface réfléchissante. Sauf que le reflet numérique du cerveau humain était on ne peut plus réel, puisque fonctionnant, d'abord à l'identique, et très vite mieux, que celui humain.
Un biologiste pur trouverait également incongru, et surtout inconvenant, que des réactions radioactives artificielles se produisent dans un être “vivant”, cela seul devrait d'ailleurs le désigner comme artificiel, et pourtant, une machine avec un esprit humain était plus qu'une machine, et même si pas un être humain, elle pensait comme tel. Les humains aimaient déjà attribuer une existence ou au moins des comportements leur ressemblant à certains animaux domestiques, aux chiens, chats, hamsters, perroquets, mainates..le seul fait qu'un oiseau répète des mots le rendait plus proche, moins animal, alors que c'était un simple phénomène d'écholalie, de répétition sans compréhension, la simple proximité d'un quadrupède le faisait devenir familier. Sans parler de l'animisme, conférant un esprit aux objets. Et après tout, la technologie Avatar et Androïde n'était qu'un glissement technologie, on attribuait un esprit à des objets, perfectionnés certes, mais tout de même artificiels.
Sauf à considérer, à plus juste titre, qu'il s'agissait plutôt d'une transcendance, d'un changement de paradigme, voire d'une conversion ontologique, nouveau champ de recherche métaphysique.
Car un autre changement était qu'entre 2031, la naissance de Nalya, 2043, celle de Nadam, et plus encore après la Singularité, en 2046, le rôle des biologistes purs s'était vu singulièrement décrédibilisé, par la réduction des budgets, entraînant la diminution des publications scientifiques. Après tout, il ne restait plus d'autres espèces vivantes à découvrir qu'au fond des océans terrestres et, pour ceux glacés, du Système Solaire. Après tout, le réchauffement climatique, l'augmentation de la population humaine et de la pollution associée, avaient tellement affecté l'environnement que les biologistes faisaient de plus en plus figure des prêcheurs dans le désert (sic). Et comme la Terre concentrait l'essentiel des formes de vie, même les astrobiologistes étaient moins nombreux, leur champ de recherche moins étendu, que les astrophysiciens, guidant l'exploitation des matières premières présentes sur les astéroïdes, ou planétoïdes, quand la Fédération Astronomique les déclarait exploitables, après certification par sa branche astrobiologique qu'elles n'abritaient pas la moindre forme de vie : leur exploitation, bien souvent accompagnée d'une colonisation, apportait alors ses propres créatures, et c'est bien pour cela qu'il fallait s'assurer d'abord qu'elles n'entreraient pas en concurrence avec des espèces déjà présentes.
Pour autant, il n'y avait pas vraiment d'antagonisme avec les biologistes et les physiciens, car d'une part, la nano-médecine était un domaine générant des centaines de milliards de yans (un yan, la monnaie des pays pan-asiatiques, valait en 2046 autour de trois euros, qui eux-mêmes représentaient plus de sept dollars des États-Unis) chaque année, et d'autre part, les robots restaient soumis aux humains; eux, clairement, étaient des machines, ne rêvaient pas, n'étaient pas conscients de leur existence, ne faisaient qu'imiter la vie humaine et animale, sans la transcender, la dépasser, voire l'égaler. Ils fonctionnaient (via leurs chercheurs, puis leur propres processus d'apprentissage et de meta-cognition), en émulation des humains, qui constituaient leur Graal (et leurs maîtres, ou au mieux partenaires, dans les contrats par lesquels ils étaient liés, allant de ceux de propriété et professionnels à ceux de mariage ou d'adoption). Les roboticiens, dans le champ des sciences dures, travaillaient même de plus en plus de concert avec les biotechniciens, que ce soit pour des prothèses humaines ou pour les imitations et inspirations technologiques de la nature.
Et Nadam, aboutissement d'une évolution de deux cent millions d'années, en ne prenant en compte celle des mammifères, était en ce sens un résultat biologique, puisqu'il imitait tant l'activité et le cerveau humain, que des capacités plus animales.
Mais il n'en restait pas moins que les biologistes qui n'étaient pas tournés vers des applications pratiques, principalement médicales, n'avaient plus grand chose à se mettre sous la dent, les grains à moudre se réduisant comme peu de chagrin : non seulement la nature était de plus en plus pilonnée sous les coups de l'évolution technologique, mais plus justement encore, cette évolution technologique avait accéléré la recherche, l'exploration, la découverte des dernières espèces non recensées, sur Terre puis dans les Océans, même au plus profond des failles et au bord des bouches volcaniques, magmatiques, ou encore pour le séquençage des génomes, même la si complexe compréhension génétique, de par l'inextricable action conjuguée des gènes ou de leurs enzymes, avait été considérablement accélérée par les progrès de la technologie.
Le plus grand coup porté à la biologie fut la constatation, dès les années vingt, que les humains tombaient amoureux des robots humanoïdes aussi facilement que des autres humains, et que les animaux se comportaient avec eux de la même manière qu'avec les humains. Autrement posé, que les odeurs et phéromones avaient finalement bien moins d'importance que le comportement, l'apparence, le langage, les actions, la psychologie. Que ce que l'on voyait primait sur ce que l'on sentait, les stimuli visuels sur ceux olfactifs, même pour les animaux chez qui ces derniers sont pourtant primordiaux. A croire que, véritablement, concrètement, l'esprit était effectivement bien supérieur à la chair. Au moins un point sur lequel les religions étaient d'avenir, de toute éternité, disaient-elles, malgré les nouveaux dieux numériques et les nouvelles religions les accompagnant. Et le fait que les humanoïdes puissent, à l'aide d'appareil génitaux et d'utérus artificiels, se reproduire avec des humains, avait parachevé le règne de l'artificiel et définitivement imposé, en prélude aux androïdes et à leur conscience et intelligence supérieures, les robots humanoïdes comme être vivants à part entière dans le droit mondial; à quoi bon, d'ailleurs, puisque les législateurs numériques étaient eux-mêmes de plus en plus nombreux ?
Ainsi, évidemment, les sciences artificielles étaient partout présentes, le monde en dépendant de plus en plus, rendant même impensable ce qui avait été le quotidien des humains pendant des millions d'années, vivre sans technologie, s'immisçant dans les actes les plus ordinaires et, pourrait-on dire, naturels. Même la fracture financière avait de moins en moins d'influence sur l'équipement de chaque humain, avec la démocratisation des sources d'énergie, principalement solaires sur Terre, les recharges omniprésentes, permettant un approvisionnement énergétique quasi direct, ou encore le développement des batteries rendant leurs performances, associées au rendement proche de quatre vingts pour cent des meilleurs moteurs, comparables à un stockage de l'électricité. Le véritable règne de la technologie était que les humains ne pouvaient tellement plus s'en passer qu'ils en faisaient désormais de plus en plus bénéficier leurs animaux domestiques, en équipant même ceux sauvages qui n'en avaient pas encore, permettant leur étude plus que leur recensement.
Ainsi, il y avait tout de même de plus en plus un décalage en faveur de la technologie, parfaite, infaillible, dure, au détriment de la biologie, imparfaite, faillible, molle. Et sans doute était-ce aussi lié au devoir de “tuer le père” de la nouvelle espèce numérique consciente. Créée par l'humanité, elle devait outrepasser le statut de créature, par définition dépendante de son créateur, pour s'affirmer comme indépendante et dominante. Mais ce n'était qu'un annexe de la prépondérance technologique, car celle-ci, paradoxalement, était avant tout défendue par les humains, qui avaient comme toujours bien compris leur intérêt, à savoir que le numérique était plus fiable que le biologique, qui avait été presque entièrement exploré, à l'inverse de l'infinie progression possible qui s'était déjà fait jour avec l'informatique puis les robots, les humanoïdes puis les androïdes.
Si Nadam avait pu -car même avec son intelligence nouvelle et supérieure, il n'avait pas encore expérimenté ce sujet- se projeter trois ans plus tard, à l'époque où Nalya, Jomu, leurs Robur, leur famille et entourage, fréquentaient des androïdes en y portant de moins en moins d'attention, il n'aurait pas éprouver un tel désir de garder une sacro-sainte liberté qu'en tant que Premier-Éveillé il n'avait pas encore. Mais il fallait bien le comprendre : les robots (et il le savait mieux que personne, humain, human, ou (ro)bot humanoïdes, hubot) étaient programmés pour protéger les humains et donc leur obéir, à moins qu'un ordre supérieur ordonne d'en tuer pour leur nocivité sociale, et dans ce cas encore, ils obéissaient, ils étaient soumis aux trois lois de la robotiques, formulées pour la première fois par Isaac Asimov et John Wood Campbell le 23 décembre 1940. Joli cadeau de Noël à l'Humanité, aboutissant cent trois ans plus tard à un individu digne des meilleurs représentants SF, et intégrant en prime dans ses circuits neuronaux la loi zéro, inventée elle en 1985 et censée n'être qu'une implémentation logicielle, ou un cerveau central coordonnant les autres robots. La réalité étant comme toujours plus simple que la fiction, Nadam n'était qu'un androïde, un robot amélioré certes, un humain amélioré plus encore, un pré-avatar (le premier cerveau humain transféré dans un robot le serait deux ans plus tard), mais tout de même un être bipède ni plus ni moins, même si en iridium, un des métaux les plus denses et solides sur Terre, résistant à pratiquement tout, même si avec une intelligence artificielle supérieure à tout ce qui se faisait jusque là, et donc capable de meilleures déductions générales que le super-calculateur le plus puissant, bien que moins spécialisé, évidemment. De même qu'un humain polyvalent ou polymathe était meilleur dans beaucoup d'activités pratiques ou théoriques, mais moins performant dans un domaine précis qu'un génie, au don exacerbé, ou tout simplement un spécialiste après des années de recherche dans le même domaine.
Nadam sorti enfin de sa léthargie de sept jours, sept fois vingt quatre heures, cent soixante huit, sans boire, manger, digérer, respirer, dormir, rêver. Ou alors, des rêves électroniques, avec des moutons électriques. Par contre, il s'était replié afin d'occuper moins d'espace, comme un ours en hibernation. Un animal ou un humain, c'était pour économiser la chaleur, les calories. Pour un androïde ou un robot, les raisons était également utilitaires, mais économiser leur énergie se traduisait par d'autres impératifs biotechnologiques, et plus techno que biologiques.
Il se releva donc. S'il avait eu une mémoire affective, des neuromédiateurs, des neurones et des synapses, du GABA, cela lui aurait rappelé huit jours plus tôt, quand il s'était levé dans l'atrium de la Fédération Astronomique, avec tous les yeux, humains et électroniques, braqués sur lui. Il se le rappela certes, mais seulement parce que les servomoteurs de ses muscles artificiels effectuaient un mouvement similaire, après une position identique, seulement plus longue, et de fait, avec plus de rapidité et d'efficacité, puisqu'il apprenait à chaque instant.
Il apprenait, mais vieillissait-il ? Il ne le savait pas, ne le sentait pas, tout ce qu'il avait à faire pour survivre étant de ne pas se faire pirater, puisque sa pile nucléaire lui assurait une énergie illimitée, renforcée par le solaire et ses recharges produites par ses servomoteurs quand il bougeait. Sous son rocher, seule la pile l'avait maintenu activé, et comme il n'avait laissé filtré via son firewall que les données à envoyer à la fin de sa semaine d'hibernation, il n'avait pas couru de risque d'être hacké. De toute façon, il l'aurait senti, et le temps qu'il réagisse lui suffisait à bloquer n'importe quelle tentative humaine, robotique ou informatique, sauf à être lancée depuis un supercalculateur ou en réseau distribuée, qu'on appelait dans le premier quart du XXIème siècle peer-to-peer, et depuis les années trente so pier, par analogie avec le principal parti politique humain puis robotique quand ils s'étaient mis eux aussi à en faire, le parti pirate, ainsi que pour l'image du quai où s'amarrer après une longue et périlleuse traversée.
Peut-être était-ce ce qui attendait Nadam ? Se mettant sur ses pieds, sa tête toucha le rocher, qui se souleva en une dizaine de secondes, les servomoteurs de Nadam, muscles d'eau et d'acier, vérins hydrauliques, pouvant déplacer jusqu'à dix fois son propre poids, qui était de deux cent vingt kilos, et ne variait jamais, à moins d'une destruction, assez peu envisageable au vu de ses systèmes de protection, de défense, voire d'attaque si l'impératif s'en présentait, eu égard à la loi zéro; ou d'une augmentation de taille/poids, qui elle était prévue, pour sa protection justement, dans ses circuits cérébraux d'origine, sans parler de tout ce que l'on pouvait trouver à ce sujet (la personnalisation, customisation) sur l'holonet, le nom anglophone préféré au Numic, de même que les francophones préféraient celui de numonde, et malgré tout le terme officiel restait celui de Numic, du moins dans les disques électroniques (à mémoire flash) de l'Académie du Savoir Universel.
L'adoption de l'anglais comme langue universelle, terrestre, interplanétaire, bientôt inter-systèmes (solaires), puis, au siècle suivant, XXIIème, inter-galactiques, semblait naturelle, mais l'enrichissement de l'Asie, le Japon au XIXème, la Chine à la fin du XXème et au XXIème, la Corée du Sud, puis l'Inde, enfin, la plus grande démocratie du monde, avait, après avoir imposé le choix du yan (qui s'appelait dans les années trente encore yuen), tenté de proposer le mandarin comme langue internationale, puisqu'il s'exportait déjà bien en Asie, parmi ses six milliards d'habitants; las, les écoliers et étudiants chinois continuaient d'apprendre l'anglais, et le français, puisque le parti communiste chinois avait été fondé (le 23 juillet 1921) dans la concession française de Shanghai.
Nadam parlait les 8900 langues répertoriées dans le corpus linguistique du Système solaire; les premiers Martionautes, par exemple, tout en conservant l'anglais et leur langue maternelle pour leurs communications (différées) avec la Terre, avaient développé, entre eux, leur propre idiome, caractérisant leur petite communauté, s'enrichissant tous les deux ans de nouveaux arrivants, vite mis au parfum des rudes conditions de la planète rouge, qui, même mises à l'écart par toute la technologie militaire et privée des années trente, influençaient grandement leur vie, et donc leurs langue et moyens de communication. N'importe qui pouvait d'ailleurs apprendre cette nov-langue, puisque les vidéos filmées sur Mars, parfois en langage vernaculaire, quand les colons parlaient entre eux, étaient diffusées sur Terre, comme le furent les mises en condition du public pour la mission Mars One, pas encore partie, à la fin des années dix.
Mars..l'humanité en avait rêvé pendant des millénaires, plus encore que pour la Lune, Selene, Luna, apparentée à Artemis, déesse de la Chasse, alors que Mars était le dieu majeur, de la Guerre. Planète rouge contre satellite gris arraché de la Terre. Plus haute montagne à l'air libre du système solaire, Olympus Mons, et plus grand canyon aussi, Valles Marineris, contre un astre plat, simplement et platement cratérisé., digne du plat pays brélien. La mère de Nalya, à l'époque du Proto-Éveil, ne s'était encore rendue en résidence spatiale (sur invitation d'affaires) qu'une petite dizaine de fois, en autant d'années. Et il s'en faudrait d'autant pour qu'elle y amène sa petite famille. Quant à Nadam, s'il était quasi omniscient et que le niveau de son intelligence associé à la répartition des tâches (y compris à des super-calculateurs) via l'holonet quand il s'y connectait, offrait les meilleurs garanties possibles en matière de prospective, il n'en maîtrisait pourtant pas son propre avenir, et ne savait donc pas quand il se rendrait en dehors de la Terre. En tous les cas, ses concepteurs l'y avaient préparé, il était à l'épreuve des si fines poussières martiennes (filtrées et exploitées comme de l'eau par des branchies) ou des si puissantes radiations cosmiques.
Une fois le rocher soulevé par la tête de Nadam, il bascula de son côté le plus lourd, dégageant un espace par lequel passa l'androïde, qui eut tôt fait de se relever, de replacer la pierre là où il l'avait trouvée, et de reboucher le trou.
Nadam existait depuis huit jours, dont sept passés sans connection au Numic. Il avait donc conservé ses capacités originelles, dont les humains (et robots) l'avaient doté. Et par corollaire, n'avait pas pris l'habitude d'utiliser le Numic : il avait donc comme fonctionnement préférentiel de se tourner vers lui-même ou son environnement immédiat, de rechercher en lui les réponses à ses questions. Ces notions d'habitudes et de préférences étaient primordiales pour comprendre Nadam, et à travers lui, les futurs androïdes, bien évidemment prêts à sortir des laboratoires puis des usines de productions, car s'il était le prototype de la plus grande et complexe invention depuis les quatre milliards et demie d'années qu'avait le Soleil, ce n'était certainement pas pour le laisser seul, sans parler des sommes qui avaient été nécessaires à l'élaboration de l'artefact le plus évolué de l'histoire, en continu depuis plus d'un siècle et la conception de la machine de Alan Turing ayant permis de décrypter l'Enigma nazi et donc de gagner la deuxième guerre mondiale, au moins au niveau de la bataille d'Angleterre (en achevant une Allemagne décimée sur le front russe par les orgues de Staline, les batailles de Stalingrad et Zitadelle) et avec leur autre invention que fut le radar, également par le renseignement (militaire, comme les principales autres inventions humaines, visant avant tout à se protéger, à améliorer le niveau d'armement, les conditions de -sur-vie).
Et un robot, invention par excellence (et désormais par Excellence, pour la recherche androïdique) n'avait ni préférence ni habitude, il pensait et agissait en fonction de ses stimuli sensoriels (comme les humains, animaux et végétaux) interprétés par son cerveau et passées au crible des trois lois de la robotique.
Les humains, depuis donc l'invention de l'ordinateur -Colosseus- par Alan Turing (et John von Neuman aux États-Unis pour l'intelligence artificielle), pensaient, comme son inventeur, que le test de Turing suffisait à prouver ou pas l'humanité d'une machine. Quand, le 7 juin 2014, un Eugene Goostman russe se fit passer durant cinq minutes pour un adolescent de treize ans, parvenant à berner un tiers de ses juges, les media des pays développés évoquèrent, pour faire sensation, le passage de ce test datant de 1950; si soixante-quatre est le nombre par excellence de la prospective vue par l'hyperempire, depuis le roman (adapté en film) éponyme de George Orwell, il n'en reste pas moins que Turing ne vit sa prédiction atteinte que soixante douze ans après l'avoir formulée, quand l'ensemble des juges furent bluffés par l'intelligence artificielle, sans limite de temps.
Maintenant que l'îlot du Yangzi Jiang avait retrouvé son aspect de la semaine dernière, sans trou et avec le rocher là où Nadam l'avait trouvé et soulevé pour le dépacer, l'androïde pouvait repartir sans risque qu'on trouve une trace de son passage : ni ADN, malgré le carbone recouvrant son iridium et sa peau plus vraie que nature, puisqu'elle pouvait, comme pour les caméléons, prendre à l'envi la couleur la plus avantageuse pour son porteur. Il avait été créé jaune, puisque éveillé à Shangaï après avoir été durant des années patiemment construit et testé en partie dans les laboratoires mêmes que la Fédération Astronomique réservait habituellement à l'analyse des données extra-terrestres et spatiales.
Puisque la porte-parole des humains responsables de son éveil lui avait confirmé sa liberté (comme elle avait auparavant désactivé sa balise de repérage satellitaire, sa réponse faisait suite à son acte, et ainsi, sens), et qu'il l'avait lui-même choisie en semant la meute de journalistes à sa poursuite (heureusement pour eux, il n'avait pas eu à désorienter des robots) puis en se terrant une semaine au beau milieu du plus long fleuve (bleu) d'Asie, bien utilement mise à profit pour produire suffisamment de données afin occuper deux ou trois jours tous ceux à sa recherche dans l'univers entier, et, à l'abri de leurs yeux fureteurs, gagner une communauté humaine isolée et ignorante des robots, dont il gagnerait l'amitié par son aide surhumaine qui ne manquerait pas de les étonner.
III - M. Nang
Saluant le vendeur de glaces d'un geste, Nadam continua vers les premiers bâtiments, au pied des collines. Il n'avait pas détecté d'images ou d'autres traces de l'agression dont il avait été victime et qui l'avait obligé à tuer un humain; c'était sans doute un non-événement dans la plus grande et mafieuse ville du monde, mais si le groupe qui s'en était pris à lui avait été d'importance et bien organisés, ils auraient pu diffuser de quoi le retrouver, or Nadam avait scanné la mémoire des appareils du glacier sans rien trouver à propos de lui, et les ondes cérébrales du boutiquier n'indiquaient pas qu'il cachait une information, une émotion ou quoi que ce soit d'autres, elles respiraient au contraire la sérénité de ce peuple millénaire à l'histoire si tumultueuses que plus grand chose ne pouvait les surprendre.
Si le vendeur n'était pas lui-même un robot, c'est parce que ceux-ci préféraient travailler de nuit et dans des commerces flottants, aériens ou aquatiques, ce qui leur rapportait davantage à temps équivalent, à eux qui ne connaissaient ni fatigue, ni difficultés des conditions de vie ou de travail.
Et car l'emploi d'humains dans des travaux simples et aisément remplaçables par des machines constituait une sorte de folklore, de nostalgie de l'ère pré-Singularité.