NYC Vs les fantômes (2/5)

riatto

Chronique américaine / New York City

Après deux à trois kilomètres d'une marche à peu près rectiligne, on a débouché sur un grand square avec, pile en face de nous, un immeuble comme y'en a pas ailleurs. Coincé entre deux avenues, un drôle de grand bâtiment triangulaire découpé en forme de part de gâteau, et qui surplombe un carrefour au milieu duquel on a installé des tables et des chaises pour s'asseoir.

Une fois assis, Louis m'a attrapé par la manche en désignant l'entrée du square :

_ Tiens, par exemple, les ordures... Tu vois la montagne de poubelles empilées là-bas ? Eh ben dans moins d'une heure elle aura disparu... Et personne n'aura rien remarqué ! Vas-y, regarde ! La magie de cette ville c'est que tout le monde se fout de savoir comment elle fonctionne, du moment que ça marche...

_ Je comprends pas, j'ai fait sans comprendre. Qu'est-ce qu'elles ont de spécial les poubelles ?

_ T'es bien comme les autres ! A jamais savoir écouter quand on lui cause... Je sens  que tu vas pas tarder à devenir désespérant, il a soupiré. 

J'ai pas osé me défendre. Le type avait l'air vieux quand même et puis je pouvais pas lui donner tellement tort, après tout c'était pas la première fois qu'on me trouvait bon à rien. Le vieux a repris, comme pour un élève un peu lent, et cette fois j'ai ouvert grands mes yeux et mes oreilles, bien décidé à ne plus passer pour un cancre :

_ Tu vois, par chez nous, on pose les villes soit sur une rivière, soit au bord de la mer... C'est commode pour un tas de raisons pas bien propres, mais c'est comme ça... A la rigueur on les met aux embouchures et on n'en parle plus... Ici ? Penses-tu ! Un fleuve n'aurait jamais suffi à tout nettoyer !

Et quand je te parle fleuve, je te parle Gange, Nil, Yang Tsé Kiang hein ! Vu que du pays j'en ai fait un peu, dans le temps...

Ici, le genre humain boxe dans une autre catégorie... Leur ville, elle s'est construite sur une île, encerclée par deux rivières qui elles-mêmes coulent dans la mer... Incroyable, pas vrai ? 

J'ai acquiescé avec un demi-sourire crispé. Je comprenais bien les mots, mais j'entravais rien à ce qu'il essayait de me dire. Pauv' vieux.

_ Eh ben le plus fantastique t'y es pas encore, et de loin ! Tu la vois toute cette crasse ? Tout ce pétrole, ce plastique, les chewing-gums... Tout ce carton, les gobelets à café, les emballages de pizza, les sacs en papier, et le reste... Les montagnes de bouffe en gelée que tu vois jamais diminuer dans les vitrines, tout ça... Tout finit dans les baraques à fumée. Sans exception !

En saucisses au poulet, en filets de poissons, en boulettes de boeuf... Hot-dogs, burgers, falafels, bagels ! et le fromage...

_ Tu veux pas dire que...

_ Evidemment ! Tout est récupéré, transformé, recyclé... Tu veux des preuves ? Pas la peine de me regarder comme ça... Est-ce que t'as vu une seule mouche depuis que t'es là ? Raconte un peu...

J'ai réfléchi et c'était vrai, j'avais pas vu une seule mouche depuis mon arrivée. En tous cas, aucune dont je me souvienne à ce moment-là.

_ Les mouches ne survivent pas ici ! Parce que les mouches, c'est nous… On est là, dix millions de mouches sur un gigantesque tas d'ordures qui s'auto-suffit et se régénère en permanence... Cette ville a quelque chose de magique je te dis, vraiment magique... 

J'en revenais pas. J'avais beau garder le nez en l'air, à reluquer tout ce que je pouvais dans tous les sens, j'en revenais encore pas.

_ Tiens tu vois les rats là-bas, sur la pelouse ?

_ Hein ? Où t'as vu des rats j'ai dit, c'est des écureuils ça...

_ C'est des rats. T'es drôlement naïf pour un type qui prend des airs... Tu te fies aux apparences, forcément... C'est pas parce qu'on leur a collé une queue en peluche au derrière et qu'ils ont appris à se tenir sur deux pattes pour nous apprivoiser... C'est des rats, crois-moi.

Au-dessus des arbres, de l'autre côté du square, un immense panneau lumineux affichait un nombre astronomique qui n'en finissait pas d'augmenter. Un nombre à quinze chiffres au moins, peut-être plus.

_ Et ça... c'est quoi ? j'ai demandé à Louis en me retournant. Le vieux avait réussi à s'assoupir dans le col de son manteau, entre deux phrases - d'un coup il a sursauté dans un hoquet :

_ Ah, ça... c'est le compteur de la machine ! La grande machine à laver, la lessiveuse quoi... Quand tu poses le pied sur cette île, tu repars à zéro, que tu le veuilles ou non, c'est la règle... Sacrée magie indienne hein ! Plus de temps, plus de passé ! T'es remis comme un sou neuf, tout le dedans bien sûr, et en disant ça il montrait sa casquette ; je te parle des choses de là-haut...

Je restais silencieux.

_ La machine compte le temps qu'elle avale aux types comme toi, comme moi, comme les autres... Ça va peut-être te faire un coup, mais à partir de maintenant... Dis-toi que c'est comme si tu venais de ressortir tout propre d'un gros ventre bien rond et chaud ! Plus question de vieillir !

Je regardais autour de moi, inquiet.

_ Oh mais t'en fais pas... Pour eux aussi, c'est le même tarif ! Regarde-les courir... Tu crois qu'ils sont pressés ? Mais non. Personne n'a besoin de courir... En réalité ils font ça pour ne pas trop penser... Le sport ça abrutit, c'est connu...

_ Mais alors... Quand est-ce qu'on...

_ Meurt ?! Ha !

Là-dessus le vieux s'est mis à tousser un rire qui l'a pris à la poitrine, en crachant tout ce qu'il pouvait de larmes au coin de ses yeux plissés :

_ Jamais ! il a fait en s'arrêtant. La mort c'est dépassé, hors-sujet... C'est même pas la peine d'en causer. Pas... pas ici, il a fait en parlant plus bas... 

Et puis il n'a plus rien dit, alors je me suis aperçu que j'avais faim.

***

Le Chrysler aux chromes étincelants, le Rockefeller raide comme un glaive, le Metlife un peu obèse, et l'Empire State comme une seringue plantée dans le cul du ciel.

On a laissé passer l'après midi comme ça. A un moment, le soleil s'est trouvé pile au-dessus de nous, comme l'oeil d'un cyclope   vaguement furieux.

J'ai bien regardé les gens, les trottoirs et les rues, mais plus moyen d'apercevoir une ombre. A croire qu'elles étaient parti se planquer sous terre en attendant que la colère se calme. Ensuite l'oeil est redescendu doucement de l'autre côté du ciel, vers la huitième avenue et au-delà, et les ombres ont retrouvé leur place.

Louis a continué son chemin, derrière lui je commençais à souffrir. Mal aux jambes ; aux cuisses un peu, et puis aux genoux, aux mollets, encore un peu aux chevilles mais surtout mal aux pieds. J'ai demandé pour qu'on s'arrête mais Louis m'a répondu pas tout de suite, qu'on était pas au bon endroit, qu'on allait bientôt se reposer, que je serais sûrement pas déçu, qu'on était bientôt arrivé.

Pour ne pas penser à mes pieds, il m'a dit de regarder en l'air, que lui aussi avait eu mal, il y a longtemps, que maintenant il n'y pensait plus.

J'ai fait ce qu'il m'a dit. Pas par goût, parce qu'en général j'aime plutôt pas obéir à des types que je ne connais pas, mais parce qu'à force de le regarder, Louis me faisait penser à un docteur, avec sa veste noire et sa tête toute creuse. Un docteur ça met en confiance, et on fait ce que ça dit.

La chose qui m'a le plus frappé quand j'ai levé la tête, c'est de voir voler toutes ces gargouilles. C'est fou ce qu'il y en a ! Parfois juste au-dessus des têtes, parfois plus haut, perchées aux coins des buildings et qui regardent les rues en contrebas. On en voit quasiment partout. Partout des petits monstres grotesques agrippés au-dessus des porches, qui crachent des grimaces obscènes sur les passants juste en dessous. Je me demande comment font les types de la mairie pour gérer ces bêtes-là ?

Des gargouilles qui vivent comme ça, en liberté, ça doit salir un maximum.

***

J'en pouvais plus. La tête me tournait jusqu'aux vertiges à force de marcher et de regarder en l'air tout à la fois. Ces flèches, ces hauteurs, ces parois, tout ce vertical... Ça m'a fait comme la fois où je suis allé au pied du Mont Blanc, il y a des années. On m'avait vanté l'air pur et les espaces, résultat j'ai fait un malaise au bout d'une heure. Trop haut, trop pur... Overdose d'oxygène ont dit les infirmiers en se fendant leurs gueules bronzées devant ma tête toute pâle.

Parfois je me demande si je devrais pas voyager avec un masque et des bouteilles. Peut-être même un scaphandre, une combinaison bien étanche et solide qu'on me ferait rien que pour moi. On l'attacherait à un long tuyau en caoutchouc pour que je respire. Comme ça je pourrais aller partout sans risquer les insolations, les nausées, les mauvaises surprises.

Je voyagerais tout en respirant le bon air dont j'ai l'habitude. Un vrai bon air et qui n'a jamais rendu personne malade ! L'air de Paris et de la rive droite.

Ça serait pratique comme machin... Dans le dos je pourrais même porter une réserve, une sorte d'engin réfrigéré qui me suivrait partout, et puis dedans un petit tonneau d'une Côte-du-Rhône toujours fraîche, pour les endroits où j'ai trop chaud, c'est tout.

A force de réfléchir pour rien, j'ai fini par perdre de vue le vieux.

Tant pis je me suis dit, tant pis... Oh et puis j'en sais assez comme ça !

Louis c'est le type sympa d'accord, mais c'est aussi le genre qui colle un peu à la semelle, le genre dont on n'arrive plus à se défaire même en secouant sa chaussure comme un con pendant que tout le monde vous regarde.

Finalement je suis entré dans une espèce de grand bar mexicain que j'ai choisi pour sa vitrine. Gigantesque et transparente, qui fait le tour de tout un carrefour avec des écrans dans tous les sens, et sur les écrans des tas de sports dont on ne connaît pas les règles. C'est comme ça que j'aime la télé, quand je ne parle pas la langue et que j'entrave rien à ce qu'elle raconte.

C'est exotique et ça repose, comme de regarder un aquarium.


  • Plaisir à suivre.

    · Il y a plus de 10 ans ·
    30ansagathe orig

    yl5

  • J'aime ton ton (pas Mitterrand, non, juste le mood qui transpire dans les phrases, genre la tonalité, les arrêtes qui donnent de la perspective... bref, un musicien tel que toi devrait comprendre - lol ;-),
    Par contre, en parlant de musique et puisque le mot est lâché, perso elle (me) manque dans ce texte. Je m'attendais à trouver des références furtives (si NY n'est pas Nashville ou Chicago, on y trouve quand même de sacrées pointures... non ? ;-), des rappels aux évidences, des petites touches qui rappellent ces sonorités urbaines si caractéristiques auxquelles on est soumis en permanence...
    Qu'en penses-tu ?

    · Il y a plus de 10 ans ·
    332791 101838326611661 1951249170 o

    wic

    • J'en pense que tu es dans le vif du sujet, et que la suite réserve les surprises que (j'espère) tu attends. Comment raconter New York sans Miles, John et Stan, pour ne citer qu'eux ? A suivre...

      · Il y a plus de 10 ans ·
      Lo new york

      riatto

    • Le contraire m'aurait étonné de toi, Laurent ;-)
      Alors je reviendrais dans les parages très bientôt donc...

      · Il y a plus de 10 ans ·
      332791 101838326611661 1951249170 o

      wic

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