NYC Vs les fantômes (4/5)

riatto

Chronique américaine / New York City

Le vieux s'était mis à trottiner en jurant tout ce qu'il pouvait, crachant des mots sur ses chaussures. Je lui filais le train, direction quelque part.

_ Des foutaises, des saletés ! Des ingrats, des cruels moi je vous le dis... cruels et lâches ! Où que c'est qu'y sont tous maintenant ! Je vous le demande... Mais moi oh non ! pensez... rejeton d'une dentelière des grands boulevards, élevé dans les chapeaux à plumes, et du fait-main, du sur-mesure ! C'est loin tout ça, c'est du néant... Même le passage a disparu, c'est plus rien qu'un long hall de gare avec une plaque. Et sur la plaque, il y a mon nom, mais tout le monde m'a laissé tout seul... Je suis bien content, et bien tranquille...

On descendait toujours plus bas, lui devant et moi derrière, jusqu'aux entrailles de la nuit. Tout au fond de la ville monstre. Au-dessus de nous pas d'étoiles ; juste une forêt de fenêtres jaunes, comme des hublots allumés, des lucarnes sans rideau, des feux de détresse au néon, empilés les uns sur les autres, en équilibre jusqu'au ciel.

Downtown ouvrait grand sa gueule, je courais maintenant derrière le vieux pour m'y précipiter aussi.

                                                 ***

- Hey Louis, regarde ! J'tiens sur un seul pied ! Ça veut dire que ch'uis même...pas bourré...Et avec mon pouce sur le nez en plus ! Hey Louis, regarde... REGARDE !

_ Ferme-là ! Déshabille-toi et ferme-là, tu vas nous faire repérer...

Me déshabiller me déshabiller. Il était marrant Louis, comme si que c'était facile à faire ! Avec le plafond et les murs qu'arrêtaient pas de tourner, d'avancer, de repartir dans tous les sens ; je me concentrais pour tenir sur une jambe en essayant d'atteindre la chaussure accrochée à l'autre pied.

Je m'en tirais pas trop mal.

Autour de moi dansait la caverne des horreurs.

L'hypermarché de la farce ! Le paradis du carnaval en plastique, de l'hémoglobine en capsules et du squelette en mousse ! Dix mille mètres carrés de costumes, de panoplies, de déguisements... Et des sinistres... Jamais vu ça nulle part ! Les Galeries Lafayette du bal masqué, deux étages de la taille d'un terrain de football, le tout garni d'horreurs en latex ! Le cauchemar à portée de main. De l'infirmière-vampire-en-string jusqu'au costume intégral de Teletubbie, en passant par les inévitables blouses de savant fou, la créature du Lagon, celle de Frankenstein, maître Yoda ou Bob l'Éponge... Impossible de rater son bonheur dans un endroit pareil, à moins bien sûr de le fuir exprès.

Là-dessus le plafond m'est tombé sur le crâne. J'ai bien essayé de me raccrocher à des toiles d'araignée en polyester mais c'est pas solide ces machins-là, pour se retenir ça vaut rien.

Tout le magasin m'a sauté dessus et finalement je me suis laissé envahir par une envie de sieste aussi langoureuse que soudaine. Ce moment d'oubli céleste où on s'endort n'importe où...

                                                 ***

A mon réveil la nuit était dehors, à son aise.

Des images me revenaient en désordre sans que je puisse toutes les relier entre elles. Je me sentais vaguement perplexe, un peu comme devant un film de Lars Von Trier quand on a raté le début.

Des rues, des rues à n'en plus finir, et des Avenues et d'autres rues, jusqu'au Village, ses maisons basses flanquées d'escaliers de couleurs et finalement Le Trou - dans lequel on a forcément dû tomber puisque je me souviens pas d'être passé à côté.

Une arrière-cour de briques, ouverte sur un paisible ciel d'été, la caresse d'une mélodie bleue. Un piano liquide, une basse douillette, un sax inimitable. Des morceaux d'étoiles s'éparpillant en flocons au-dessus de nos têtes.

- On est où ?

_ Sur la Quatrième, écoute un peu ça si c'est bath...

- La Quatrième !? Elle existe pas j'ai dit sans y croire.

_ Shhhh ! a fait le vieux, et dans ses yeux j'ai vu clignoter la guirlande d'un Noël d'enfant - en plein mois d'août. C'est toujours pareil avec les types comme toi il a dit en chuchotant, ça n'arrête pas de dire que ça ne croit que ce qu'il voit... Mais quand finalement ça voit, ça se refuse à croire...

Au fond de la salle, une scène minuscule captivait tous ceux qui se trouvaient là. Sous une douche de lune Stan se tenait debout, à peine voûté ; portant pour nous, de toute sa classe, le poids de la nuit sur ses épaules. Dans son costard impeccable, derrière un rideau de lunettes noires. Les cheveux repassés, une chevalière en or à la main droite. Et ce son... Impossible de le confondre. Il suffisait de fermer les yeux pour y croire. Après un temps j'ai même reconnu le morceau - "Here's that rainy day", si des fois un jour ça vous intéresse.

Me penchant vers Louis, j'ai demandé tout bas :

- Lui là, c'est...

_ Stan.

_ Oui, mais c'est Stan Getz non, je suis pas dingue ?

_ Si tu le dis.

_ Mais euh, je savais pas par où commencer, y'a longtemps qu'il joue ici ??

_ Oh non, ça va faire un peu près vingt ans je dirais... pas beaucoup plus.

_ Non parce que... Stan Getz il est mort, quand même...

_ Shhh ! Si tu veux je te présenterai... T'as l'air d'y tenir... Mais vite fait, parce qu'il aime pas trop la causette, ni s'arrêter de jouer...

_ Vous le connaissez en plus !?

_ Ah tu me dis vous maintenant ? Ben mon vieux... T'as la cuite timide..."

Je suis resté assis sur ma chaise, les yeux ouverts en grand tout autour, à regarder les autres clients du Trou.

Tout près de la scène j'ai reconnu Miles - Il écoutait religieusement, dans un nuage de lucky sans filtre. A sa table John souriait, je le voyais que de trois-quart bien sûr mais facile de le reconnaître. Ses lunettes rondes métalliques posées sur son nez d'oiseau, mais surtout dans son imper la brûlure de trois coups de feu tirés dans le dos. Et ainsi de suite à toutes les tables... On le croirait sûrement pas même si je racontais en jurant.

Dans un coin plus sombre du club, un indien en forme de montagne vidait verre sur verre, sans se presser. On aurait dit un automate, une sorte d'horloge à picoler tellement il était régulier.

Les cheveux longs et crasseux, un regard de corbeau pas content. La gueule du type qui a perdu tous ses copains de classe dans un accident de car un jour où lui est resté au lit avec la grippe.

J'ai secoué l'épaule de Louis et je lui ai montré l'indien assis dans le fond.

Louis m'a raconté l'histoire du type, mais en pointillés seulement parce qu'il écoutait toujours Stan et que mes questions commençaient à l'agacer.

J'en ai retenu que le vieux corbeau s'appelait Sagisgura - ce qui en indien de là-bas doit vouloir dire "la montagne assoiffée" parce qu'une descente comme la sienne, même à Belleville j'en ai jamais vu. Bref. Le pauvre indien n'en revenait pas de tout ça et il restait là toutes les nuits à boire et à se demander encore et encore s'il avait fait une bonne affaire en vendant l'île de Manhattan pour soixante guinées, une caisse de tabac hollandais et une bouteille de scotch.

A ce moment-là, Oscar est monté sur scène et s'est assis au piano. Avec Stan ils ont enchaîné  "My one and only love" et "You look good to me". Que du grand.

Au bout d'un temps, je me suis aperçu qu'un truc clochait dans cette histoire. Ça faisait maintenant une bonne demi-heure que je regardais l'indien se remplir des verres à moutarde et se les enfiler en petit train sans bouger, la bouteille n'en finissait jamais !

A chaque fois qu'il la rebasculait c'était comme si elle était pleine. Incompréhensible ! Face à ce miracle, j'ai soudain éprouvé un irrépréssible besoin de savoir - je suis sûr que vous auriez fait comme moi. En règle générale, plus j'ai soif plus j'ai besoin de savoir.

Je me suis assis en face du Chef en lâchant un mot amical :

_ Hugh ! J'ai fait, mais sans lever la main.

Le Chef n'a pas eu l'air contrarié. Il a continué à regarder droit devant lui, c'est-à-dire dans ma direction, mais comme si je n'étais pas là.

Derrière moi ça commençait à envoyer du lourd et la tension était montée d'un cran. La trompette de Miles et le sax de Charlie avaient repris le souffle de Stan en plein vol, et ça swinguait sévère !

_ Moi... Français ! Paris ! Et avec ça je mimais la Tour Eiffel du mieux que pouvais. Je dessinais des Louvre et des châteaux de Versailles dans la fumée, Notre-Dame et Montmartre mais rien à faire. Le Chef n'aimait pas voyager.

_ Dis donc euh... Chef ! Ça m'a pas l'air dégueu ton anti-gel... Ça te dit qu'on fasse un peu connaissance comme ça pour voir ?

Là-dessus j'attrapai un verre au vol sur un plateau à hauteur d'épaule - un beau geste vraiment, et je le posai devant moi, sûr que le Chef me comprendrait dans le langage des signes... plus universel.

Le regard du Chef n'avait pas de fonds. Il me servit de son geste mécanique, top ! Jusqu'au bord mais pas au-dessus.

Mon verre non plus n'avait pas de fonds. Une couleur de single malt ambré, tourbé, fleuri et brûlé, le paradis en bouteille.

Pour éviter la brûlure et parce que j'aime ce genre de coup de fouet bien sec, qui claque avant de résonner en échos dans tout le palais, je me jetai en arrière d'un coup.

Aussitôt la nuit vira aux ténèbres. Les comètes en suspension se consumèrent en un feu sombre. Le ciel se changea en puits, les buildings se muèrent en chute. Je tombai sans pouvoir voler, du haut d'un million d'étages... systématiques... numérotés.

L'espace n'avait plus de frontières. Ni à l'endroit ni à l'envers, rien à quoi s'accrocher, se retenir. Et encore, New-York est bien plus haut que ça.

                                                ***

  • Salut Laurent !
    Comme le reste de ta série, du bien lourd et du bien vivant (marrant pour des fantômes non ?;-).
    Alors CdC bien évidemment.. (et merci aussi pour les références musicales !)

    · Il y a presque 11 ans ·
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    wic

    • Merci ;)
      Les fantômes sont parfois des bons vivants en effet...

      · Il y a presque 11 ans ·
      Lo new york

      riatto

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