O

My Martin

Parle-moi

-"Allo, N ?"

-"Père ? Mais vous..."

-"Attends, ne raccroche pas. Ton frère a disparu."

-"O ? Depuis quand ?"

-"Vendredi. Le matin, il ne s'est pas présenté à son stage. L'entreprise a informé son école, qui m'a téléphoné. Va sur place, N. Va le chercher, ramène-le."

Mon père me donne des renseignements.



Je rejoins la ville en région par l'autoroute. Bon hôtel à côté de la mairie, de la place d'armes, des restaurants.

O a un studio sur le boulevard qui ceinture la vieille ville. Maison étroite, style début XXe, scindée en plusieurs appartements. Deux portes bleu vif identiques. Je vérifie l'adresse, n° 87. Interphone lumineux, sonnettes avec des étiquettes disparates.

O. J'appuie sur le bouton. Personne. La porte sur rue n'est pas verrouillée, grosse poignée ronde, couloir, escalier sombre à angles droits. Palier premier étage, à droite étiquette de papier, O.

J'abaisse lentement la poignée, la porte s'ouvre dans un murmure. J'entre. Je suis chez mon frère.

Mon frère... Ces mots se réveillent en moi. Souvenirs proches et lointains, douceur et d'amertume. Comment es-tu maintenant ? Tant d'années. Je n'ai rien oublié.

Chambre austère, haute sous plafond, des moulures tarabiscotées sur les bords et grande fleur au centre, avec un crochet noir. Lit, armoire, table, le lavabo est caché par un paravent défraîchi. La fenêtre donne sur le boulevard bruyant.

Pas de veste, blouson, ordinateur, portable. Dans l'armoire, des vêtements. Sur la table, des piles de livres, revues spécialisées. Bloc-notes, pot de crayons et stylos, calculette. Sur le bloc-notes, des numéros de téléphone, une liste de mots barrés, des gribouillages. Nos écritures ne se ressemblent pas.

Une peluche adossée à une pile de livres. Je le reconnais. Mon raton-laveur, WoWo. O l'a prise avec lui, elle lui tenait compagnie.

J'ai une impression indéfinissable. Un naturel pas naturel.

Un moment, j'ai pensé m'installer dans la chambre inoccupée, plutôt que dans un hôtel anonyme. Pour être proche de O, pour être réceptif. J'ai bien fait de ne pas donner suite.

J'arrache la feuille du bloc-notes, la fourre avec le raton-laveur dans mon sac et sors de la maison.



Je reviens sur mes pas. Sur le palier, je frappe à la porte voisine, face à la chambre de mon frère. Personne. Je griffonne un mot, glisse ma carte sous la porte.

Sur le trottoir, je téléphone aux contacts que m'a donnés mon père, l'université, l'entreprise où O effectuait son stage. L'entreprise, on accepte de me recevoir. En périphérie vers l'aéroport.

J'ai lu que l'aéroport pouvait accueillir les avions de ligne mais qu'il était sous-utilisé. Trop d'aéroports. Un avionneur l'utilise pour tester ses appareils, des stop & go.



Zone industrielle, un lacis de voies, les voitures vont vite.

Un sous-traitant pour l'aéronautique, pas de logo. Des locaux sécurisés.

Accueil, vérification d'identité, puis je suis conduit dans une salle de réunion. Des posters d'avions militaires ou d'affaires au mur. Mon interlocuteur est jeune, cheveux courts, allure sportive. Ingénieur attentif, parcours sans faute. J'explique le motif de ma visite.

-Votre frère effectuait un stage dans notre entreprise, il avait presque fini. Vendredi matin, il ne s'est pas présenté. Panne de réveil ? J'ai cherché à le joindre sur son portable, j'ai laissé des messages.

-"Quel était l'objet de son stage ?"

-"Il étudiait les systèmes informatiques pour dessiner les pièces."

-"Tout se passait bien ?"

-"Comment dire ? ... J'ai eu du mal à communiquer avec lui, à savoir où il en était. Il ne se livrait pas. Comment dire ? Il n'avait pas le profil habituel. Il était très concentré, au point de ne pas remarquer ma présence, de ne pas me répondre. Il passait des moments à la fenêtre, à regarder dehors. Il a rapidement relevé des insuffisances dans nos procédures, des points à améliorer."

Je ne vais pas plus loin sur les questions techniques, je ne connais pas le sujet.

-"Et son comportement, ses propos ? Vous n'avez rien remarqué ? Il était soucieux, préoccupé ?"

-"Nous ne nous parlions pas beaucoup. Il ne déjeunait pas avec nous à la cantine, malgré mon insistance, il préférait manger son sandwich, assis à son poste de travail. Il restait dans son sujet, suivait ses idées jusqu'au bout."

Je ne vois rien d'autre à ajouter. Je prends congé, il me raccompagne à l'accueil.

-"S'il vous plaît, tenez-moi au courant", me dit-il.



Puis l'université en centre-ville, l'association des élèves. Bâtiments historiques, peintures murales sur les murs, figuratives, colorées, années 1930. Les quatre disciplines, Droit, Lettres, ... Accueil par deux étudiants. Ils connaissent sans doute mon frère. Sages comme des images, comme des jeunes qui font les sages devant les vieux. Présentation. Ils connaissent O. Il a travaillé pour l'association des élèves, les fichiers, l'informatique. Du bon travail, indispensable. Pas un fêtard, du genre à se mettre en avant. Pas d'informations quant à sa disparition.

Les jeunes me raccompagnent, me saluent. Je suis désorienté sur la place, devant l'église.

-"Monsieur..."

L'un des jeunes, qui accompagnait le président de l'association.

-"Je connais O. J'étais son meilleur copain. Je l'ai aidé pour trouver son logement, il ne connaissait personne en arrivant dans la ville. Nous avons travaillé ensemble, il m'a expliqué des notions. Il était très fort, passionné, très au-dessus des autres, il voulait comprendre. Mais..."

-"Dites-moi, il faut me dire."

-"Il a beaucoup changé. Il est devenu distant, nerveux, il s'est refermé sur lui-même. Nous nous sommes disputés. Il s'est éloigné de moi. A mon avis..."

Il hésite.

-"Il se droguait. Un soir sur le trottoir en bas de chez lui, je l'ai vu discuter avec un homme, le ton est monté, il était question d'argent. J'ai cru qu'ils allaient se battre. J'ai rebroussé chemin, je suis rentré chez moi. Depuis cette soirée, nous ne nous sommes plus jamais parlé. Je n'ai plus cherché à le joindre, lui non plus."

Je le remercie, je lui demande des précisions, des dates. Peut-il décrire l'homme ?



Je rentre à l'hôtel. Je passe devant les restaurants, je n'ai pas faim.

Téléphone. La voisine de palier de O. Voix réservée, accent indéfinissable, phrases courtes.

Je lui explique la situation. Connaît-elle O ? Ils se sont croisés dans l'escalier. Elle est étudiante, elle travaille le soir et le week-end comme serveuse dans un restaurant, elle est rarement chez elle. O recevait des visites, elle entendait les pas dans l'escalier, toquer à la porte.



Dans ma chambre d'hôtel, je m'allonge sur le lit. Les conversations me reviennent en mémoire, se mêlent. O se dessine en filigrane. Présent absent, absent présent. Le visage sans les traits du visage.

Je prends mon bloc-notes, résume les conversations, les faits importants. Pauvres lignes. Et puis après ? Téléphoner à mon père ? Pour quoi lui dire ? Je n'ai pas retrouvé O. Aller à la police ? Je n'y tiens pas.

Raconter ma vie, nos vies. Répondre aux questions, m'expliquer, me justifier. Plus tard, lorsque j'aurai du concret.

Je ferme les yeux.



"... les parents se sont séparés... O a été très perturbé... il a raconté des choses à l'école, signalement, enquête... O a raconté avec précision, dessiné, il n'a pas pu imaginer... j'ai été accusé, mon père a été accusé, il a démissionné... O s'est rétracté mais trop tard, le mal était fait, la famille a explosé, la haine s'est installée. Nous ne sommes plus jamais parlé..."



J'ai refoulé ces moments qui revivent en boomerang, aussi violents qu'au premier jour.



Je prends la peluche dans mon sac. Finalement elle a été le lien entre O et moi, un lien de douceur.

Raton-laveur. Il n'est pas abîmé, peluche de qualité, avec laquelle on n'a pas joué mais qui était présente, à proximité. Gardienne.

Ventre rond, des brins de plastique font les moustaches, une large queue plate dans un plan perpendiculaire au sol, comme le gouvernail d'un bateau. Sans doute comme les vrais raton-laveurs, pas une queue plate façon truelle, comme les castors.

Le ventre rond est douillet. J'aimais bien passer ma main sur lui, appuyer, sentir le rembourrage. Je retrouve la sensation que j'éprouvais jadis. Je presse, les doigts sur le dos, les pouces sur le ventre.



Je m'assieds mieux sur le lit, recommence. Un objet oblong, mon pouce suit les contours. Je retourne la peluche, l'examine avec attention. Une couture dans le dos, irrégulière avant la queue. Fil blanc, elle a été recousue. Je coupe le fil, fouille à l'intérieur avec mon index. J'extrais l'objet, une clé mémoire USB blanche.

Je la branche sur mon ordinateur. Des fichiers. Des schémas, des notices techniques, le mot "emport" en titre. Le dessin de l'aile delta d'un avion, les mâchoires sous l'aile pour l'armement. Câblages, commandes, ...

Ces informations appartiennent à l'entreprise dans laquelle O effectuait son stage ; pourquoi les conservait-il par devers lui ? Pourquoi cacher la clé dans la peluche ?

J'éjecte la clé, referme la protection.

Je prends la feuille arrachée au bloc-notes de O. Une liste de courses. Des mots illisibles. Des numéros de téléphone. Je les compose. Répondeurs, dentiste, garagiste, faculté, ... Numéro de portable. On décroche.

-"Bonjour, je suis le frère de O ? Puis-je vous parler un instant ?"

-"O ? Je le connais, l'ami d'un ami, passionné comme moi par l'informatique."

Pointe d'accent.

-"Je pourrais vous rencontrer ?"

-"Pourquoi ?"

-"Pour parler de O."

-"Où ?"

-"Sur la place d'armes, devant l'hôtel de ville."

-"D'accord. J'y serai dans un quart d'heure."



Le portable est posé sur le lit, à côté de la clé USB. Je me prépare, je range mes affaires dans mon sac. La chambre est nette.

Je sors. Des passants dans la rue. Devant les bars, des jeunes, un verre à la main. J'ai le sentiment de ne pas être dans la même réalité qu'eux. Rires, conversations animées, les filles sont élégantes. Un fast-food brillant, des livreurs à vélo attendent. Un cinéma, des groupes. Des jeunes assis sur les marches en biseau. Des skateurs.

Je me suis placé au coin de l'hôtel de ville pour observer la place. Coup d'œil à ma montre. Le quart d'heure est passé.

Un homme, la trentaine, mince, cheveux courts. Il marche lentement. Il ne regarde pas autour de lui. Il s'arrête au centre de la place.

Je vais vers lui.

-"Bonsoir, je suis le frère de O."

Sourire chaleureux, il se présente, me tend la main.

-"Le frère de O. Je le connais, je l'ai rencontré, je lui ai posé des questions pour la programmation, il m'a bien dépanné. Il est très fort. Il n'est pas avec vous ? Vous lui ressemblez, incroyable."

-"Il est très occupé en ce moment. Un rapport de stage, il est en retard."

-"Ne vous inquiétez pas. Votre frère tiendra les délais."

-"Vous l'avez vu récemment ?"

-"Deux ou trois semaines."

-.".. il tiendra les délais. En fait, il a fini son travail."

-"Vraiment ?"

-"Tout est là."

J'ouvre la main. La clé USB blanche.

Mon interlocuteur n'exprime rien.

-"Combien ?"



Je sors le revolver de ma poche. Je tire.

Balle en plein cœur.


*

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