Ô fortuna
petisaintleu
Par lâcheté et par hypocrisie, l'homme a développé la sociabilité, ce paravent qui permet de masquer, dans l'immense majorité des cas, la part sombre qui nous habite. Souvent, elle s'arrête aux portes de l'entre-soi pour ne tendre que vers ses propres bénéfices. Quel intérêt pour le commun des mortels de porter la moindre politesse ou civilité quand elles ne viennent pas le servir ? Chez Pierre, c'était l'inverse. On le prenait pour un gros lourd, un abruti voire un marginal qui se plaisait à flirter avec la provocation. Il adorait brouiller les pistes et laisser à penser ce qu'il n'était pas. C'était particulièrement vrai avec les parvenus incultes, sa cible favorite. Incapables de saisir, au-delà des mots, que se cachaient les signes de son dégoût pour les faux-semblants et les faux derches.
Quand le ciel se recouvrait jusqu'à son firmament d'une noirceur qui tend vers l'infini, il se travestissait ou, plus précisément, il reprenait sa véritable nature. Après avoir fait ses exercices ignatiens, il croisa, en passant devant la salle de remise en forme, des acharnés de la gonflette dont l'intelligence se limite à calculer le nombre de tractions ou à peser au gramme près les protéines et les flocons d'avoine. Pierre, lui, s'inquiétait du nombre de sandwiches qu'il avait préparés pour les distribuer. Ces derniers temps, il avait pu constater que le miracle promis de sortir le pays de la pauvreté ne s'était pas produit. Il se désespérait de la multiplication des pains qui poussaient les plus démunis à se battre pour la moindre miette.
Dylan, comme une pierre qui roule, avait dévalé la pente qui l'avait conduit de l'extrême précarité au dénuement le plus complet. Il aurait pu avoir une vie, ne serait-ce que de peu, si son père alcoolique ne l'avait pas mis à la rue le jour de ses seize ans. De ses études de plomberie avortées, il avait conservé quelques réflexes pour obtenir les bons tuyaux. C'est ainsi qu'il avait eu écho de Pierre et de ses maraudes. Elles lui avaient plus d'une fois sauvé la mise, lui permettant de rester au moins le ventre à peu près plein avant de se planquer sous un tas de cartons mâchés par la pluie.
Ça drachait dru. Quand Pierre s'approcha du pont du canal qui sentait la pisse et la bière rescapée de canettes éventrées, il constata que Dylan n'était pas là à l'attendre. Après avoir patienté dix minutes, il reprit son chemin. Quand il parvint aux anciens entrepôts, la base arrière des punks à chiens, il ne fut accueilli que par les rats qui surfaient entre les seringues. Le constat fut identique aux arrières de la gare où des gitans, las d'arpenter des chemins de traverse, vivotaient dans des caravanes exsangues.
Nom de Dieu, que se passait-il ? Où étaient passés ses enfants ? Ne restaient-ils que les pharisiens qui se vautraient dans l'indifférence en ce bas-monde ? Il fit demi-tour pour rejoindre son modeste appartement et se réfugier dans la prière.
Le lendemain, c'est un rayon de soleil qui pointait entre les stores qui le réveilla. Par un subtil jeu de camera obscura, il se dessina sur le mur de sa chambre l'image inversée de la Vierge qui occupait une niche votive de l'immeuble qui lui faisait face. Était-ce enfin le signe que ses exercices de contrition avaient été entendus ?
Après avoir arpenté sans résultat les friches, les bas-fonds et les cours des miracles, Pierre se sentait estropié, son frigo dégueulant de nourriture qui ne trouvait plus preneurs. Quand on sonna à sa porte. Il eut du mal à reconnaître Dylan, rasé de près, sentant l'après rasage, les cheveux rasés et souriant. Il le prit simplement par la main, comme un petit frère des pauvres, pour l'inviter à le suivre.
Le prodige s'était produit. À chaque distribution, Pierre insérait dans un papier aluminium un ticket de loterie. Dylan avait décroché la timbale, 220 millions, somme qu'il se hâta de distribuer à tous les indigents.
Quelques semaines plus tard, le sous-secrétaire d'État aux questions sociales, en visite dans la métropole, put se vanter d'y avoir éradiqué la misère. Tout le monde avait gagné.