Oeil pour oeil
Perrine Piat
En cette soirée de veille d'Halloween, Michel a décidé de se préparer un festin. Viande rouge saignante, petits légumes verts et un petit verre de Gamay, ou deux. Michel adore se faire à manger et n'achèterait pour rien au monde des plats tout préparés, raison pour laquelle il sélectionne précisément sa viande, la découpe avec amour et la déguste avec plaisir.
Dans une lente danse qui lui appartient, Michel attrape la barbaque dans le sac devant lui et la pose sur sa planche en bois. Après avoir délicatement séparé la peau de la chair écarlate, en prenant soin de ne pas laisser de poils se promener sur la viande, Michel prend son plus beau couteau. Aiguisé et tranchant, le couteau découpe la chair en un glissement net. Michel attrape les plus beaux morceaux et les jette dans l'huile chaude de la poêle. Le chuchotement de la viande qui cuit ravit Michel qui salive déjà, il faut maintenant s'occuper des restes.
Avec une force bien dosée, Michel insère la pointe d'une petite cuillère sous la paupière de l'animal. Un petit craquement, un petit coup de poignet, encore un petit effort et voilà l'œil en entier qui sort de son orbite. Il n'y a plus qu'à découper finement le nerf qui y reste attaché, et à recommencer avec l'autre œil. Une fois les yeux bien nettoyés, Michel les emballe de papier aluminium et les dépose dans son réfrigérateur. Voilà une petite gourmandise à croquer pour ses longues soirées d'hiver.
Malgré toute cette organisation, Michel n'a toujours pas résolu l'une de ses questions, que faire de la carcasse et de la peau de tous ces chiens qu'il cuisine. Alors, il garde les peaux, soigneusement rangées dans sa cave, au cas où. Et les carcasses, à la poubelle.
Depuis la rentrée de septembre, le petit village de Viols-le-fort, vit dans l'ombre d'une menace sans précédent. Au milieu de nulle part, perdu entre le Pic Saint-Loup et les hectares de garrigue, le petit village médiéval voit disparaître, les uns après les autres, tous les animaux qui vivaient jadis entre ses murs. Chiens, chats, lapins, animaux domestiques mais aussi moutons et chevaux de Camargue, ils disparaissent les uns après les autres, sans explications. Au début, on a évidemment soupçonné le boucher, en ces temps de crises, quoi de plus normal. Celui-ci s'est expliqué en place publique, a proposé des ateliers de découpe de viande, a exposé la traçabilité de ses bêtes. Il s'est déculpabilisé mais malgré sa bonne foi, la punition est tombée, les habitants ont arrêtés de manger de la viande. Complètement. Le village entier est devenu végétarien, chaque habitant préférant se passer de viande plutôt que de risquer de croquer un bout de son chien ou de son chat.
Ce soir, la peur s'est emparée de chacun, plus que de coutume. Tout le monde pense au monstre tueur de bêtes, qu'il soit humain ou pas, et puis c'est la fête d'Halloween, la soirée des morts, des fantômes.
A l'école, les enfants ne comprennent pas vraiment ce qu'il se passe, ils ont la tête à se déguiser, à manger des bonbons. Dans la cour de récréation, les petites têtes blondes s'amusent à se tuer, ils ont du faux sang sur les joues, des dents de vampires, des capes. La cloche sonne, c'est reparti pour deux heures de classe avec M. Arnaud. Aujourd'hui, l'instituteur leur explique les origines d'Halloween, et en profite pour condamner au passage les fêtes païennes, la culture américaine, la mondialisation. La plupart des enfants ne comprend rien et reste assis à rêvasser.
Quand la cloche sonne, les enfants rangent leurs affaires et s'apprêtent à sortir. Que c'est beau l'enfance, ces années où la vie est rythmée par les jouets, la récré et les goûters. M. Arnaud tape d'un coup sec sur son bureau du plat de sa grande main sèche.
- Asseyez-vous, crie-t-il. Je n'ai pas fini !
Les enfants ont sursauté, ils se regardent, et se rassoient.
- Bon, les enfants. Ce soir, comme vous semblez le savoir, c'est Halloween. Papa et Maman vous l'ont sûrement dit, dans le village il y a un gros méchant et il ne faut pas sortir ce soir. Alors vous dites bien à vos parents de fêter Halloween chez vous et tout se passera bien. Allez, bonne soirée les enfants.
La classe entière a les yeux écarquillés. Ne pas faire Halloween, il est fou ce M. Arnaud.
En cette soirée d'Halloween, Michel a décidé de se préparer un festin. Viande rouge saignante, petits légumes verts et un petit verre de Gamay, ou deux. Comme tous les soirs. La nuit est tombée, le froid aussi, et Michel s'installe à table. Il termine son plat de la veille en dégustant les abats du chien qu'il n'avait pas encore mangé. Foie, cerveau, tripes, un régal. Dehors, les guirlandes d'Halloween habillent le village en orange et noir, on entend des pères qui effraient leurs enfants, les mères qui se prennent au jeu. « Quelle connerie tous ces gamins déguisés » se dit Michel. Depuis qu'il habite ici, Michel a sympathisé avec tout le monde mais il ne supporte jamais personne. De toute façon, où qu'il soit passé, il n'a jamais aimé qui que ce soit. Dans son village natal, il avait fini par étouffer sa mère avec un oreiller. Dans la ville où il avait fait ses études, il avait égorgé son colocataire, ne supportant plus ses bruits de mastication et de déglutition. Il l'avait fait disparaître sans laisser de traces. Il ne faut jamais laisser de trace. Pas de corps, pas d'empreinte.
Michel n'était là que depuis deux mois mais il s'était fait une promesse. Si un enfant venait sonner à sa porte seul, non accompagné par ses parents, dans le but de lui crier bêtement « des bonbons ou la vie », il ne lui donnerait aucun bonbon mais il lui prendrait certainement la vie.
Ses bonbons, il passait des heures à les confectionner. Il les fabriquait lui-même, adorant emballer des yeux glissants dans de petits ballotins d'aluminium. Congelés, glacés, c'était aussi croquant que succulent et il n'allait sûrement pas les donner aux têtes blondes stupides, déguisées de façon morbide pour contenter les fantasmes puérils de leurs parents écervelés.
On frappe à la porte, Michel sent tous ses poils se hérissés. « Bande de petits cons » pense-t-il en ouvrant la porte.
- Les bonbons ou la vie ? demande un minuscule Frankenstein.
Michel regarde aux alentours, l'enfant est seul. Michel soupire, l'empoigne par le col et le jette dans son intérieur. Il va chercher son grand couteau aiguisé et tranche la jugulaire de l'enfant en prenant soin de tout éponger avec un torchon. C'est toujours comme ça avec le sang, il faut nettoyer avant que ça s'incruste.
- Ah tu voulais des bonbons petit Noé ? dit Michel en prenant sa cuillère préférée. C'est toi qui va me donner tes bonbons.
Et il dégoupille les yeux de leurs orbites.
- Hum, bien frais, bien agréables, se délecte Michel.
On sonne à la porte, Michel se retourne, surpris. Il n'a pas le temps de cacher le corps et va ouvrir la porte, prenant soin de ne l'ouvrir qu'à moitié. Trois Dracula lui font face.
- La bourse ou la vie ? disent-ils en chœur.
- Pffff, n'importe quoi. Les bonbons ou la vie ! précise Michel.
Le plus grand Dracula retire son masque et dit :
- Toi aussi tu es déguisé Michel, tu as du sang partout ! dit le boucher en riant.
- Euh, oui oui, mais je n'ai pas fini de m'habiller.
- Dépêche toi et viens t'amuser avec nous, lance le Dracula moyen de sa voix de femme.
- Promis, j'arrive, dit Michel en fermant la porte.
L'enfant l'empêche de ferme la porte.
- Eh attends, et mes bonbons alors ?
Michel commence à s'énerver sérieusement. Il ne peut rien faire à l'enfant devant ses parents, il ne peut pas ouvrir grand la porte non plus.
- Euh oui, j'arrive dans deux secondes.
Quand Michel revient avec ses ballotins en aluminium, le visage de l'enfant s'illumine.
- Waouh, merci m'sieur !
- Allez, allez à tout à l'heure.
Les heures qui ont suivies furent les plus délectables de la vie de Michel. En l'espace de quelques heures seulement, son congélateur s'était empli d'une dizaine de paires d'yeux d'enfants et cela le rendait inventif, ironique même. Au lieu de les manger congelés, s'il essayait les yeux au plat ou les yeux brouillés ? Il lui en fallait plus car, comme tout cuistot, il raterait sûrement sa recette avant de parvenir à un chef d'œuvre gustatif. Après avoir bien rangé les corps d'enfants à côté des peaux de bêtes, délestés de tous les organes comestibles, Michel sortit de chez lui, des envies plein la tête. Le clocher de l'église sonnait minuit, voilà donc la raison pour laquelle les rues étaient désertes. Si les enfants étaient couchés, il lui faudrait s'attaquer à plus grand, mais peu importe. Au hasard de ses pas, Michel assommait ses victimes, quelles qu'elles soient, et leur fourrait un chiffon dans la gorge. Il profitait de leur incapacité à crier pour leur dégoupiller les yeux avec sa petite cuillère préférée, coupant les derniers nerfs optiques avec de petits ciseaux à ongles. Il avait calculé qu'il lui faudrait dix yeux pour tenter une omelette, et quelques autres encore au cas où. Toute la nuit, sans un bruit et sans un cri, Michel récupéra des yeux, sous les étouffements ridicules de victimes souffrant horriblement. L'avantage du chiffon, c'est qu'il rentrait un peu plus dans la gorge de celui qui étouffait doucement à chaque fois qu'il voulait crier de douleur.
Au petit matin, Michel dépose le dernier carton de ses affaires dans son coffre. Il jette un dernier coup d'œil à sa maison et monte en voiture. A côté de lui, un panier de pique-nique en osier, rempli des yeux qu'il a dégoupillé toute la nuit.
En prenant la route, il quitte un village décimé, son plus bel ouvrage. Il sait bien qu'il n'a que très peu de temps avant que la police ne le retrouve car cette fois-ci, ses empreintes sont partout. Après un dernier coup d'œil au village dans son rétroviseur, il picore un œil d'enfant dans son panier, le croque, aspire le liquide salé qui s'en découle et le fait tourner en bouche avec sa langue. Ce chewing-gum d'un nouveau genre l'amène à une pensée poétique « c'est superbe de voir le monde à travers les yeux d'un enfant » se dit-il en pouffant.
Le lendemain, à la une des journaux, on peut lire « Michel Arnaud, instituteur de village, est recherché pour le meurtre de 7 adultes et 6 enfants ».