Oirféas
Oscar Arensberg
D'abord, il fut trop tard. Ensuite, tu tentas de rattraper.
Comme celui qui frappa trop tard à la porte. Le déménagement, tout ça. Tout ça, c'est déjà fini. Autoenlacement solitaire. Il est trop tard et te sens tu coupables ? Recommence. Prendre le temps de recommencer. Peut-être ça ne fonctionnera pas. Peut-être si. Vie mécanique, engrenages rouillés. S'en va acheter de l'antirouille.
L'homme attrape son œil mécanique. L'écho de la nuit n'est pas insensible, il reflète quelque chose que l'homme appelle la souffrance ou qu'il appelle la douleur (à cet instant exactement, il se moque terriblement des mots). Ses pieds sont des vagues. Il a l'air prêt à chuter. Je crois pourtant qu'il n'a pas bu. Presque pas, pas une goutte de beoir. Moins que d'habitude, au moins. Moins, moins que rien.
Ferme les yeux, fils, il est l'heure de se souvenir. Frappe à ta propre porte. Il n'a jamais été possible de remonter le temps. L'espace ? Fourbement, c'est contraire à l'éthique. Mais ton éthique à toi, elle est dans le fond de ta poche et elle pue le renfermé, des miettes de moisi et rien d'autre de plus. L'éthique transcendante s'est fait couper les jambes. Elle geint faiblement dans l'arrière-cours d'un politicien alcoolique.
Ton devenir transpire de solitude. Tu as pleuré hier, dans le moelleux de ton pieux. Merde à la mort. Et pourtant... Tu ne fais plus le fier dans ton costume trois pièces. Ternie, le blanc éternel de ta chemise trop grande.
Tout à l'heure ils ont été voir sa mère. Chape de plomb comme de l'incertitude. Elle a dit beaucoup de silence. Et un long cri à faire crever un de ces salopards d'Anglais. Après elle a pris le temps de se noyer dans les larmes.
Elle a voulu voir le corps ; eux ils ont dit non. « C'est pas une bonne idée » ils ont dit. Fallait voir la gueule du cadavre aussi.
La mère elle a hoché la tête – elle était pas la première à vivre ça – puis elle s'est attaché les cheveux et elle est allée se changer.
Toi putain tu te sentais mal.
Tu as essuyé la flaque de tristesse avec ta manche. La trouée. Tu as fait comme si tout allait bien et rien n'allait bien du tout mais comme si pour dire que tu es un homme. En même temps le mal de tripes.
Il attend que la vieillarde redescende. Il veut être poli avant de devenir tout à fait lâche. Au revoir. Une cigarette ? Oui, plaisir, merci. J'y serai pour sûr (non il n'y sera pas). Trop de noir et blanc.
De toute façon l'adieu est déjà fait.
Salopards de traîtres, oui, suppôts du diable, de rien, même. Et enfants de putains, aussi. Foutus fascistes. Oui pour changer de coupable. La haine, oh ! oui, la haine. Qu'ils meurent, et un peuple entier ira leur faire bouffer leurs entrailles. Délicieuse cérémonie dominicale.
Ce n'est pas encore la nuit. C'est déjà la nuit. Tu es en train de tout vivre, de tout revivre. Sauf ta vie. Il fait froid dans le soir, derrière les briques rouges teintées de rien d'autre que toute une masse étouffante de malheur. Quel froid atroce, d'ailleurs, qu'elle dit l'autre dans la baraque d'à côté. Tu ne l'entends pas. Tu n'as pas froid de toute façon alors tu t'en fous bien de ce qu'elle elle peut penser.
Délicatement le café dans la tasse, pour se donner des excuses quant à l'insomnie. Il souffle dessus, il n'aime pas se brûler les lèvres. Il n'est déjà rien d'autre qu'un bout de charbon. Ce n'est pas juste elle, c'est le blanc tout entier.
Un café, noir.
A cet instant exactement, il aimerait bien s'envoler. Très haut dans le ciel, pour prouver le blanc à se noyer dans les nuages. Non, non, il n'est que l'heure de descendre, que l'heure de s'enfoncer, que l'heure de disparaître. Une gueule ouverte, les trois gueules ouvertes. Le diable est un chien.
Se noyer dans un fleuve de café.
De café, noir.
Et dans des draps rêches, sur de la paille rêche, se souvenir du Temple, et par le souvenir faire vivre le fantôme. Non, il est trop pale. Tu ne daignes pas assez le regarder pour le faire vivre vraiment. Le fantôme n'est rien qu'un fantôme tout petit et très moche et même toi tu ne l'aimes pas, non. Rouvre les yeux.
On fait quoi, lors ? Je veux dire : à part se perdre, on fait quoi ? On déambule, un peu seul, un peu trop dans la foule en se disant que le temps est passé et qu'en cela même, il continuera à passer, parce qu'il est comme n'importe quel homme, le temps, il s'ennuie, et qu'il n'a que ça à faire que de passer, le temps. On est tendre face au temps parce qu'on s'y voit bien dedans, c'est plus simple pour dire l'empathie.
Les rues de Galway sont si belles la nuit. Il a sa parka sur le dos, sans honte, même. Il se moque bien de tout cela. Tout ce qu'il souhaite, c'est assassiner ses propres jambes pour souffrir assez pour oublier que sa propre conscience l'assassine. C'est un complot peut-être. Qui sait ? La terre de ses ancêtres est ternie de tant de gouttes de sang, après tout, les siennes pourquoi pas ? Serait-ce pour lui le tendre matériau d'une fierté malléable ? Il est trop jeune encore entre ses deux yeux pour dire oui ou pour dire non. Demain revenez, revenez lui posez l'indélicate question. Les pavés de Galway diront oui ou diront non, il s'agit de savoir si la ville pleure ; ses pleurs ne savent que dire le réel. C'est cela la vérité de Galway.
Cela et dans son esprit à lui c'est aussi la mort. Il veut partir.
Plonger dans l'enfer du passé, du visible, de ce que l'on sait encore voir. (Plus, pour le moment, que de savoir regarder la mort en face.)
Des fois, être persuadé que ce n'est pas si complexe. Dans une valise, quelques bouts de tissus et faire croire à maman que ce n'est pas définitif, que c'est l'histoire de quelques jours, de quelques semaines, de la vie peut-être mais que tout de même, bien sûr qu'on se reverra. Faire croire à maman qu'il est bien trop tôt pour pleurer parce que les larmes ont le même goût âcre chez tout le monde et toi tu sais déjà ce que c'est que la larme, et une fois oui, mais deux fois non. C'est trop pour un seul homme ou pour toi en tout cas. Toi tu n'as pas le courage de dire oui une autre fois même pour soulager maman. Le mensonge c'est tellement plus simple. Ou rester ici aussi. Non, le mensonge le sac et les routes. Bosselées, tristes, comme un pas en arrière rien qu'à l'ide de pouvoir avancer.
Eux, ceux qui ne souffrent pas, ils disent passer à autre chose.
Il n'est pas encore temps.
Il met des cailloux noirs au fond de ses poches pour expliquer à quel point – un point gigantesque dont on ne saurait même pas sur les doigts compter la taille – il sait être triste lui aussi, même si c'est parce que ça semble plus facile d'être triste que d'être coupable.
Au départ, ce n'était que pas grand chose, le bruit de rien. Ce n'est qu'après que tout a pris une forme étrange, malsaine le mot est peut-être trop horrible mais en même temps ça y ressemble. Ce délicat passage de l'indifférence à la fascination, cette tendre fascination ; celle de l'enfant pour le parent, de l'élève pour le professeur. La fascination de celui qui a su se persuader qu'il ne saura faire se tourner l'œil.
La fascination même de celui qui a tord.
(Et qui ne le sait pas encore.)
Allez faire dire à l'élève qu'il a tout réussi, qu'il y est parvenu, que finalement tout cela n'avait rien de si compliqué. Il ne le dira pas. L'élève dira c'est un hasard c'est un rien qui a tout forgé ainsi. Et peut-être n'aura-t-il pas tord. Parce que chacun de son côté dit oui c'est ainsi ou non c'est différemment mais au final personne n'est capable de dire s'il y a un destin. Et l'étudiant est toujours attiré par son professeur sans jamais savoir s'il peu oser – tenter le coup – ou si les choses sont déjà écrites : autrement.
Il dit à sa mère la fatigue de l'immobilité. Maman, je suis fatigué d'être immobile, de rester là, les pieds dans la boue, la boue jusque dans la bouche. Ça y est : pour lui c'est dit. Il ne reste que tout le reste du monde. Un détail. Sur l'instant, comme pour tous les autres instants qu'il a vécu cependant, il ne pense qu'à lui. Pour une fois, il a son excuse. C'est Je suis triste, son excuse. Simple, pour sûr, efficace aussi, cependant. Il y a longtemps pensé, il en est convaincu.
Tu te dis que c'est une bonne excuse.
La souffrance, c'est à s'en faire péter la cervelle. C'est pour ça qu'il marche. Pour essayer de semer la souffrance, pour que cette putassière invention des faibles n'ait pas la force de le rattraper. Mais c'est tout le contraire qui arrive, tout le contraire. C'est lui qui n'a pas la force de lui échapper.
Tu as fait semblant de savoir exactement ce que tu devais faire. Tu as attrapé ta parka, et ta toute petite, minuscule valise, dans ta main gauche ton œil mécanique. Pour marcher vers le haut comme tu disais quand t'étais môme. Vers le nord maintenant que tu as compris la guerre. Pas qu'il soit l'heure de mourir, mais c'est tout comme. Ou peut-être qu'il est déjà trop tard. Sourire impromptu. Faire du malaise la solution à un problème dont on n'a pas encore parfaitement su tracer les contours. Ce n'est pas de la lâcheté, c'est l'humanité au sens stricte du terme. Sans destin, sans liberté. L'humain qu'on lâche sur une route, malgré les bosses et les creux. L'humain lâché sur une route sans savoir quelle est la ville dont il est parti, à quelle ville il arrivera. L'humain face à la nature, face à sa propre nature. Inconsciemment, aussi, l'humain face à sa propre mort, qui passe par la mort de l'autre. Le seul moyen un tout petit peu concret pour pouvoir hurler j'ai peur ou murmurer je n'ai pas peur. Peut-être que c'est un peu cela l'humanité dans un homme, quand bien même il soit le plus triste ou bien le plus sombre des hommes. Pouvoir dire je veux vivre tout en sachant que la mort existe, en ayant expérimenté la mort, en sachant qu'elle est terriblement palpable.
Et malgré tout cela, savoir mettre un pied devant l'autre.
Il lève son pouce en longeant la route. Pour partir, il a choisi de faire du stop. C'est moins cher ; lui, il est plutôt pauvre.
C'est moins cher, forcément, les voitures ne s'arrêtent pas. C'est à dire qu'un pouce levé, c'est trop optimiste pour l'ouvrier qui s'en va bouffer le trèfle par la racine en moins de temps qu'il ne lui en faut pour mettre ses pompes à coque, celui qui pour le moment use ses mains trop usées contre un volant trop usé, dans une bien vieille carcasse. Et qui a des yeux aussi vieux que la bagnole, bien trop vieux pour voir l'ombre de l'immobile funambule. C'est du temps, c'est de l'énergie, c'est de l'essence, c'est de la salive perdus. Le patron ne serait pas content.
Alors pour le moment tu marches tout seul sur l'herbe. Il y en aura bien un pour avoir de son temps à étriper en ta tendre, en ta meurtrière compagnie. Après tout, tous ces autres derrière leur ferraille, ils ne peuvent pas savoir. Et puis tu n'as pas fait exprès que de fermer les yeux. Il va bien falloir que les autres te pardonnent à un moment, putain, ça ne peut quand même pas durer toute une vie, si ?
C'est peut-être pas tout à fait de ta faute, après tout. Peut-être un symptôme post-traumatique que le plus minable des psychologues serait capable d'expliquer. Un genre de connerie du survivant ou tout autre truc minable, dans la même idée, avec les mêmes caractéristiques et puis le même ridicule, quoi. Quelque chose de doux en bouche pour les innocents, les presque purs ou bien pas loin.
Il suffit juste d'admettre que tu te pardonnes, alors, pour revivre, revivre vraiment au moins jusqu'à la mort. C'est que tout de même la vie est plus agréable que la semi-vie ou que la semi-mort et même la mort qui sait ? est peut-être plus agréable.
Il pose sa valise en carton-pâte sur le sol, il la pose entre ses deux jambes pour qu'elle ne tombe pas parce qu'elle est beaucoup trop fragile pour se permettre de la faire tomber. il n'a rien du vagabond, du baroudeur ; il n'est que le faux-voyageur, le tendre malade, le petit poète qui se croit capable de grandir en parcourant des routes qui ne furent pas construites pour lui. Il a une valise de sédentaire. Des jambes fatiguées de sédentaire et un costume de sédentaire. Des lunettes rondes en métal fin et une coupe de cheveux bruns et un nez droit de sédentaire. Peut-être un petit peu une volonté de nomade, mais un faux nomade, enfin, un citadin à coulure, un mal fini, un qui se croit plus grand que le monde et que le soleil aussi. Seul à ne pas se voir plus petit qu'une fourmi.
Mais il a conscience de cela, il ne part que pour apprendre à se souvenir, pour tenter de retrouver la vue capturée, quelque chose comme un soupçon de visage perdu. Faire le chemin en sens inverse. Tourner la page d'un livre qui ne s'est pas écrit.
Tu sais bien que la marche est vaine, que ce n'est pas le pas devant l'autre que tu dois apprendre, que la douleur physique ne sert qu'à oublier la douleur dans ta tête. Que c'est ridicule, mais à trop bien le savoir tu n'en as plus rien à faire. Le bitume te susurre son nom à l'oreille et c'est le nom d'un camarade, que tu entends, bientôt le nom d'un ami ou d'un frère. C'est presque comme reprendre les armes, c'est sourire à l'ennemi qui tombe. (Sourire sadique.)
Et s'engouffrer dans la bagnole vieillissante, dire merci puis dire le sommeil. Entendre vaguement la radio qui crachote des airs qui sentent bon l'enfance, qui sentent le juke-box d'un pub nord-irlandais. Vouloir fredonner et se taire tout en même temps. Se revoir marcher dans les rues grises d'une ville à feu et à sang.
Et y aller le cœur ouvert. Avec un fin scalpel. Délicatement désinfecté.
C'est à ce moment précisément que commence ta descente aux enfers.