Old.

Madness

Un vieux texte. Un peu trop vieux.

Pousser les gens à l'aide de ses coudes, presser le pas, entrer dans le minuscule wagon, chercher un siège des yeux puis réaliser qu'il n'en reste qu'un seul : près de la fenêtre, tout au fond, à droite de la porte de sortie. S'approcher de lui au pas de course, bousculer encore quelques passagers vulgaires, qui jurent lorsque tu passes à côté d'eux, puis vouloir s'asseoir et réaliser qu'un adolescent rebelle vient juste d'y prendre place. Soupirer de désespoir, fermer les yeux et avoir le temps de rapidement attraper la barre de métal derrière toi avant que ledit métro démarre. Puis rouvrir les yeux, tourner sa tête à droite : regarder les gens lire, écouter leur musique et taper du pied au rythme déchaînant de celle-ci, puis rire silencieusement des mères qui tentent désespérément de calmer leurs petits qui ne cessent de se donner des faibles coups ; puis tourner à gauche et observer les mêmes évènements, puis rire et se dire qu'au fond, tout le monde est pareil. 

Le métro s'arrête, tu vacilles sur place et resserres ton poing pour ne pas tomber, comme à ton habitude. Tu regardes les portes s'ouvrir et les gens se ruer vers la sortie : les mères traînent les enfants et les lecteurs affichent un air bête parce qu'ils n'ont pas eu le temps de finir leurs phrases qu'ils doivent déjà ranger leurs amours. Toi, tu restes là, tu les regardes partir et tu ne bouges pas, vu que ton arrêt est celui qui vient dans une dizaine de stations, puis il faudra changer de ligne pour te rendre vers la station de ton travail. Satané travail qui te bouffe ta vie ! Pourquoi as-tu eu l'idée de le pratiquer, le sais-tu ? Non. Surement parce que cet uniforme te donne une certaine classe. Ou parce que tu aimes bien te vanter de travailler dans un tel endroit. N'est-ce pas ? Tu en es fière, même si tu n'apprécies pas spécialement cet emploi que tu trouves même trop gore pour ton âme hypersensible. Mais bon, l'on fait tous des choses dont l'on n'est pas fiers et l'on le nie tous. Toi, tu as fait le mauvais choix étant encore une jeune adulte et maintenant, tu t'en veux. Mais ton orgueil t'empêches de l'assumer. De toute façon, cela fait trop longtemps que tu travailles là pour changer, pas vrai ? Malheureusement pour toi.

De nouveau, le wagon s'arrête. Resserrer le poing. Surtout ne pas oublier de resserrer le poing. Et regarder les passants, il faut voir s'il y en a qui partent et si tu as la vitesse d'aller prendre sa place avant qu'un autre rebelle comme celui à ta gauche arrive. Foutu garçon. Tu as les escarpins qui te défoncent déjà les pieds. La pauvre misérable petite adulte que tu es ! Condamnée à porter de telles chaussures. Voilà ce que cela fait, de refuser de manger ses légumes alors que l'on est adolescents. Ce gamin aussi, il restera petit toute sa vie. Puisque le Karama est un salaud, et les salauds aiment bien se venger. Donc bon, le rebelle aura sa punition. Cette pensée te fait rire et tu jettes un regard compatissant vers l'enfant. Toi aussi, tu partages sa douleur d'être de petite taille. Malheureusement pour lui, il est un garçon : et les garçons ne portent pas de souliers à talons hauts. Vivement le sexe féminin ! Et puis, même si tu détestes le fait d'être minuscule, cela n'est pas tout à fait un point négatif. Tout ce qui est petit est mignon. Tu es mignonne. Tu es donc forcément sexy. De nouveau un sourire illumine ton visage. Ce que tu aimes les compliments ! Tu ris face à tes pensées déplacées, regardes le nom de la station prochaine : Cité. Encore une station et tu es enfin arrivée à la fin. Mais as-tu envie de sortir là, entrer dans la masse, marcher pendant un long instant et te rendre à ton travail ? Ou préfères-tu utiliser l'internationale excuse de la maladie, prétendre en avoir une et utiliser un de ces trois jours de congés payants dont du disposes ?

Tu n'as pas le temps d'analyser cette éventuelle proposition que tu sens un liquide brûlant couler le long de ton chemisier. Tu lèves tes yeux vers la personne qu'a osé renverser du café sur toi et la fusilles du regard. Avec ces éclairs bleus que tu as lorsque tu t'énerves. Tu rougis, aussi. De honte. Parce que ton chemisier est blanc et que lorsque de l'eau tombe dessus, on commence à voir la couleur de ton soutien-gorge coloré. Alors que normalement, cette chose n'est pas censée être transparente. L'un des désavantages de travailler dans ta compagnie : les vêtements ne sont pas d'aussi bonne qualité que l'on le dit. Foutues rumeurs, te dis-tu en essuyant du mieux que tu peux la tâche brunâtre avec le mouchoir que te tends le coupable d'un air désolé. Tu penches ta tête en soupirant et fourre le mouchoir dans les mains de l'homme. Il s'excuse bêtement, t'explique que s'il a un café, c'est parce qu'il était trop pressé ce matin, et que normalement il ne fait pas ce genre de gaffe. Puis il plaisante en disant que comme ça, au moins, il a eu l'occasion de te parler. Tu le dévisages. Ses traits sont doux, ont quelques choses de menaçants. Tu n'aimes pas les traits doux. La plupart du temps ce sont les gens qu'ont le plus l'air innocent qui sont en vrai coupable. Tu affiches un sourire niais, l'insistes à continuer avec tes réponses monotones. Il parle encore, jusqu'à la station prochaine. Châtelet. Tu as l'impression qu'il t'a parlé pendant des heures, mais en fait il n'a que dit quelques mots, et qu'en quelques minutes. Quatre précisément. Tu regardes l'heure : neuve heures dix-neuf. Tu as le choix entre demander à l'homme son prénom et faire en sort à ce qu'il t'invite à prendre le p'tit déj, ou à déjeuner avec lui ; ou bien, tu peux sortir et lui dire que tu acceptes ses excuses. 

Et évidement, avec ta malchance du matin, lorsque tu te décides enfin à sortir et que tu avances vers les portes, celles-ci se ferment devant ton nez. Saloperie ! Pourquoi prends-tu toujours autant de temps pour des décisions simples ? Tu frappes la porte avec ton pied et te retourne vers l'homme, haussant les épaules.

« Disons que pour aujourd'hui, je n'ai pas de travail. » 

Tu reviens vers lui, resserres ton poing autour de la barre de métal et le regardes dans les yeux, avec ce regard manipulateur, quelque chose d'irrésistible chez toi. L'homme fixe tes yeux violets avec les siens. Tu remarques qu'il a des yeux vert forêt. Comme ceux de ton boss que tu détestes tant. Mais tant pis, lui au moins, il n'a pas les cheveux bruns châtains. Ses cheveux... Tu lèves un peu la tête pour pouvoir admirer ses yeux et avoir une vue sur ses cheveux blonds. Des mèches blondes lui tombent sur le visage, mais pas sur les yeux. Non, ses yeux sont bien dégagés et ils ne cessent de t'observer, comme s'ils cherchaient à comprendre quelque chose. Comme s'ils voulaient percer ton âme. Chose impossible : puisque ton âme n'appartient qu'à toi, et que personne n'arrive à le déchiffrer. Même pas toi, naturellement. Tu ris bêtement. Tes réflexions te font trop rire, ce matin, cela te perturbe un peu. Le garçon fronce les sourcils. Tu remarques qu'avec cet air, il prend quelques années. Sûrement fait-il un ou deux ans de plus que toi. Voire trois, mais sans plus. Peut-être qu'en fin de compte, tu te trompes et il en a moins. Mais ses vêtements disent le contraire. Personne d'un âge plus bas que le tient ne puisse se permettre de s'habiller aussi richement et avec un goût aussi aiguisé. Hormis les gosses de riches. Mais vu ces cernes sous ses yeux, il a sûrement dû bosser toute sa vie pour arriver à pouvoir se payer de telles fringues. Tu souris de nouveau. Peut-être qu'au final, cet homme n'est pas aussi mauvais et le Karma n'est pas aussi salaud. 

Tu ne remarques même plus les stations passer tellement tu es perdue dans tes pensées. C'est le même cas pour l'homme. Le blond n'a toujours pas cessé de te dévisager. À croire qu'il veut apprendre les traits de ton visage par coeur, et pas que ceux de ton visage. Tu remarques que ses yeux ont baissé de niveau et qu'il regarde à présent un peu plus bas. Vers ton cou, voire plus bas. Mais tu n'as pas envie d'y penser, vu que c'est le genre de choses qui t'énervent. Tu n'aimes pas les pervers, malheureusement. Mais cet homme a un certain charme et tu te sens déjà attirée par lui. Le coup de foudre ? Peut-être que tu le connais. Peut-être qu'en fait, c'est ce doute qui sème au fond de ton cerveau qui le laisse te reluquer comme ça. Oui, sûrement que tu le connais. Peut-être un ancien client, peut-être un ancien collègue, voire même un des garçons qui fréquentaient ton lycée. Avec ta mémoire, on ne peut jamais savoir. Et puis, les gens ne regardent pas les inconnus aussi bizarrement. Alors sûrement se dit-il qu'il te connaît. Peut-être il partage les mêmes doutes que toi. Mais tu n'oses pas demander. Et lui non plus, visiblement, parce que depuis que vous vous regardez, il n'a pas prononcé le moindre mot. Pourtant, il t'a parut bavard. Surtout qu'il parlait vite, il y a quelques minutes. 

Toujours perdue, tu ne remarques plus rien. La seule chose qui existe, c'est cet homme qui est devenu ta nouvelle obsession du moment. Tu ne penses même plus à ton travail, à l'excuse que tu devras inventer. Non. Toute ton attention est à cet inconnu. Ou à cette connaissance... Tu n'en sais rien. Tu lèves de nouveau les yeux vers lui et l'observe pour la troisième fois. Ses traits n'ont pas changé. Tu espérerais qu'ils changent ? Tu soupires et ris pour la centième fois de la matinée. Mais qu'as-tu à autant te marrer ? Tu ignores. Le garçon balance sa tête en arrière et affiche un sourire en dévoilant ses dents extrêmement blanches. Sûrement refaites, te dis-tu, perplexe. Peut-être qu'au final, cet homme est effectivement un gosse de riches et ses cernes sont dues à ses nombreuses nuits blanches passées aux côtés des prostituées ou des stripteaseuses des bars les plus branchés. Tu calmes ton rire et retrouve un semblant de sérieux avant de commencer une vraie discussion :

« Donc, donc, où vous arrêtez-vous ? 
– À Simplone. Vous ? »

Tu comprends que tu dois bientôt quitter cet inconnu, vu que c'est la prochaine station. Tu prends ton courage à deux mains et tire une tête étonnée en lui balançant :
« Oh, vous aussi ? La classe ! » suivi de ton super sourire innocent et d'un battement de cils. 

L'homme rit et se retourne lorsque le métro arrive à ladite station. Tu lâches enfin cette barre et te rends compte que ta main est rendue moite. Tu plies et replies tes doigts en suivant discrètement l'inconnu, essayant de ne pas le perdre de vue. Il se faufile à travers la foule de gens et essaye tant bien que mal de ne pas marcher trop rapidement pour ne pas que tu te perdes, sûrement a-t-il deviné que c'est la première fois que tu viens ici. Il s'arrête devant la porte de sortie et t'attends pendant quelques secondes, le temps qu'il te faut pour prendre un sprint et arriver à ses côtés. Tu ris de nouveau, te sentant idiote et lui tends la main en prononçant ton nom.

« Romi ! Et vous ? dis-tu, enjouée.
– Taras, répond-t-il en prenant ta main et la serrant dans la sienne, tendre et protectrice. 
– C'est comme Chevtchenko ! C'est ukrainien, non ? demandes-tu, fière de pouvoir te vanter de tes connaissances en art.
– Oui, comme le peintre, sourit-il en lâchant ta main et en sortant.
– La classe ! C'est rare de croiser des gens portant ce genre de prénom, à Paris.
– Et ouais ! Malheureusement. Romi c'est joli, aussi. J'aime bien. Vous connaissez bien les arts ? »

Vous continuez de parler en marchant le long des longues rues de la Ville Lumière, toi heureuse d'avoir enfin quelqu'un de cultivé, et lui ravit d'avoir croisé quelqu'un qui ne lui demande pas l'origine de son prénom. Pendant longtemps, vous discutez de différents aspects de la vie, tu lui dis que tu travailles comme restauratrice dans un musée, d'où le fait que tu connais bien les peintres et autres ; lui confirme être un gosse de riches et travailler également dans le domaine des arts. Plus vous parlez, plus tu réalises qu'en fait, le Karma n'est pas un salaud, et que le hasard puisse parfaitement bien faire des miracles. Même si ta journée a commencé de façon banale, tu sais qu'elle finira comme toutes ces journées lorsque tu racontes une personne intéressante : au lit. Et cela te fais rire.

Signaler ce texte