Omayra
Dorian Leto
Bon. Je ne sais pas trop par où commencer. Je voudrais parler d'une évolution ; pas d'une ascension –à ne pas confondre. Non, pour le coup, il s'agirait plutôt d'une décadence, puis d'une stagnation presque languissante, comme attendant sa fin. Je vais tâcher d'être plus claire.
C'est l'histoire d'Omayra. Omayra grandît dans une famille pleine, mais vraiment très pleine d'enfants. Elle était plutôt jolie, sans plus ; dotée de facilités à l'école. Ses parents fréquentaient une église chrétienne régulièrement. Elle joua beaucoup dehors avec d'autres enfants, quoiqu'ayant toujours marqué un goût très prononcé et assez inhabituel pour la solitude. Elle vécût dans un village moyen, fréquentant une école de village moyenne, jouant avec des habitants de village de classe moyenne. Emplie d'imagination, elle se construisît un monde, pleins de personnages et d'idées d'enfant. Elle était de type ‘modèle', d'apparence.
Aux alentours de ses dix ans, elle commença à souffrir d'un complexe de supériorité injustifié, à rechercher la maturité, tout en gardant un côté très enfantin dans sa manière de penser. Et puis elle entra au collège. Elle se sentît minuscule, emplie du désir de grandir encore. Vous allez me dire, « comme tout un chacun ». Certes. Mais cette enfant-là était contradictoire, dans le sens où, malgré son orgueil et sa prétention, elle était atteinte d'un problème relationnel très important et refusait –à une ou deux exceptions près- de s'engager dans une relation dans laquelle elle n'aurait pas eu l'air très « haute ». Par haute, elle entendait comme lointaine, supérieure, dans une dimension où la moyenne des gens seraient incapables de la suivre. Appelons cette dimension Bêta, pour plus de facilité. Omayra aurait voulu être l'amie de quelques personnes très spécifiques, appartenant, de son point de vue, à la dimension Bêta. Mais il me faut du temps, juste un peu, se disait-elle.
Elle souffrait aussi d'un besoin viscéral de séduire, pas forcément dans le sens commun. Elle avait besoin de sentir que les gens la respectaient, qu'elle était dotée d'une certaine légitimité. Elle fît le choix d'entrer dans la conformité des collégiens, s'accordant un temps d'observation. Ensuite, elle alterna divers styles vestimentaires, diverses manières de penser, sans qu'aucune ne lui convienne vraiment. Omayra était terriblement manipulatrice, douée pour jouer la comédie, pour changer de caractère selon ses besoins, elle s'adaptait vite et à tout. Elle était aussi pleine de complexes, par moment, se trouvant trop maigre, puis trop grosse, puis son nez était trop petit et ses yeux trop écartés, sa mâchoire trop carrée. Il y avait des jours où elle se levait et se sentait mieux que tous ceux qui l'entouraient, mais en se couchant, elle paraissait à ses propres yeux comme un déchet de l'humanité, alors que rien n'avait vraiment changé, depuis le matin. Elle souffrit à la même époque d'une ou deux ruptures amicales, de questionnements trop profonds pour une fillette de douze ans, d'un besoin de contrôler trop pointu.
Omayra commença alors à sombrer. Elle voulût se prouver à elle-même qu'elle était capable de tout, qu'elle pouvait maîtriser son corps à l'infini, que tout partait de sa tête, de sa volonté. Elle réduisit d'abord progressivement la quantité de nourriture qu'elle absorbait, jusqu'à arriver à un quasi néant, sans même avoir trop souffert de la faim. Et elle faisait beaucoup, beaucoup de sport, exactement à la même période, se poussant en avant, encore et encore, parce que tu en es capable, évidemment, tu contrôles, se disait-elle. Et elle avait raison, son corps ne lâcha pas.
D'un autre côté, dans son esprit, elle s'habitua à tout supporter. Elle refusait qu'un événement ou une simple remarque pusse la briser. Elle détruisît son cœur, de son propre gré, avec son imagination pour seul bourreau. Le soir, dans son lit, elle créait des scénarios catastrophes, et elle s'obligeait à y croire de toutes ses forces. Elle pleurait parfois des heures durant et se faisait souffrir pendant des semaines. Elle s'obligea à vivre toutes les choses qu'elle craignait le plus. Elle voulait tout essayer. Elle se prît à désirer la mort plus d'une fois, se trancha les veines, se frappa la tête et les poings contre les murs jusqu'à en souffrir atrocement. Après tout, sa résistance physique n'en serait que meilleure, pensait-elle. Parfois, elle sentait comme un pieu s'enfoncer dans son cœur pour y créer un trou noir qui absorbait toute sa vie, tandis qu'un monstre lui vrillait la tête, dévorant son cerveau. Mais elle atteint tout de même son objectif. Ses larmes se tarir, elle devint forte, anhédonique. Effrayante pour elle-même, sociopathe. Elle le savait, elle se contrôlait. Depuis cette époque, elle fut quasiment incapable de sentiments, prête à vivre toutes les choses les plus dures sans plier. Pourquoi ? Parce qu'il n'y avait plus rien à briser en elle, elle avait déjà tout détruit en parfaite connaissance de cause. Elle était du genre à savoir faire les sacrifices nécessaires pour atteindre ses objectifs.
Après être arrivée à ce résultat, elle se remit à manger normalement, se sachant capable de se réadapter au manque, comme à à peu près n'importe quoi d'autre, d'ailleurs. Cependant, elle augmenta encore la quantité et l'intensité de son activité physique, pour ne jamais devenir faible, disait-elle. Elle forgea aussi sa manière de penser, sa façon de paraître. Elle se mit petit à petit à analyser tout ce qui l'entourait, les gens, les événements, la musique, les livres, l'actualité. Elle ouvrit son esprit au maximum, acceptant de tout accepter, comprenant que plus elle comprenait, plus elle possédait de pouvoir. Elle manipula de mieux en mieux. Connaissant le comportement humain, elle savait quoi dire et quoi faire pour obtenir les réactions souhaitées. Elle se développa physiquement, devenant belle, très belle, et elle le sût, en usa. Elle comprît qu'elle était dotée de divers talents, elle les mît à profit. Et son entraînement paya, elle commença à obtenir de bons résultats.
Pour atteindre la dimension Bêta, il lui manquait une chose. Le charisme. Elle travailla sa façon de se tenir, de regarder les gens, de leur parler. Elle s'adaptait à son auditoire, de manière à toujours séduire. Elle coupa ses cheveux très courts, se perça la peau à divers endroits, se fît tatouer. Et elle réussit encore. Son regard devînt intense et perçant. Ceux qui le croisaient détournaient le leur, ne pouvant supporter cette impression d'être vidé de leur essence par quelqu'un qui lisait en eux. Elle maniait aussi les expressions de son visage à la perfection. Elle observait les gens et en déduisait ce qu'ils étaient. Elle disséquait les mots, les attitudes. Et elle écoutait, elle regardait. Ses complexes disparurent, elle s'accepta telle qu'elle était physiquement, et se poussa toujours plus loin en avant, mentalement. Les gens de la dimension Bêta voulurent la connaître. Elle avait sauté cette étape et se trouvait maintenant un niveau en avance sur eux : Gamma. Mais elle se battait encore contre elle-même, parce qu'elle savait que son seul véritable ennemi, la seule personne capable de la détruire se trouvait en elle, dans son cœur, et qu'elle ne devait jamais resurgir. Elle ne tomba pas amoureuse comme tous les autres gens de seize ans, elle était trop loin pour ça. Elle se battait toujours, parce qu'il y en avait encore au dessus d'elle, des êtres.
Il lui restait une chose à régler. Elle ne craignait plus la mort ni rien d'autre, elle était physiquement capable de choses assez extraordinaires, elle était dotée de toutes sortes de talents, elle était intelligente, armée d'un esprit d'analyse et de compréhension impressionnant, possédant sa propre philosophie, sa propre ligne de conduite. Mais elle était en quête de sens, parce que, de son point de vue incapable de sentiments, rien n'en avait. Les choses tournaient seulement, et on faisait le choix de rentrer dans la ronde ou de lâcher prise. Elle repensa à la mort.
De l'extérieur, personne ne vît jamais la révolution qui s'était produite dans sa tête, durant de longues années. On aurait très certainement conseillé à ses parents de l'emmener voir quelqu'un qui pusse l'aider, sinon. Les gens de villages n'acceptent pas l'idée qu'on ait des objectifs de vie différents des leurs. Mais ça, Omayra le savait. Ses parents, ses frères, ses sœurs, et tous les autres, elle les avait tous manipulés. Elle avait le contrôle d'elle-même, de ceux qui l'entouraient et toutes sortes de capacités. Elle pouvait aller très, très loin. Elle en avait conscience. Elle avait toujours été dotée d'un esprit placide et étonnamment clairvoyant concernant ce qu'elle était et ce qu'elle vivait. Elle écarta momentanément la mort de son esprit. Elle devait encore progresser, aller toujours plus loin. Elle avait soif de connaissance. C'était le sens qu'elle avait donné à tout ça. Aucune attache, juste de la force. Elle se sentait capable de se briser une seconde fois, si c'était nécessaire. Et vous n'imaginez même pas la souffrance que cela peut produire, même s'il s'agit de briser du quasi-néant. Elle cherchait son chemin, seule comme elle avait toujours aimé l'être.
Voilà comment une fillette que tout le monde croit normale, voire quelconque, peut être en réalité un monstre, résultat du mélange entre une créature auto-brisée, une intelligence plutôt élevée, une capacité d'adaptation affolante, des troubles psychologiques et une détermination sans faille. Votre sœur est peut-être aussi sociopathe, capable de vous assassiner –si cela est nécessaire, et de se relever après, comme s'il ne s'était rien passé. Qu'en pouvez-vous savoir ?