Omissions

isabellemarie

Les pneus de la petite citadine crissèrent sur le gravier lorsqu'elle se gara devant la maison bourgeoise, dans un vieux quartier de la ville. Pressée, elle saisit son smartphone, des clés et des housses en plastiques de chez le teinturier.

" Ouf!" Elle était enfin arrivée! Elle jeta les clés sur la console dans l'entrée, fila jusqu'à la chambre déposer les chemises sur le lit, se précipita dans la salle de bain et ouvrit en grand le mélangeur de la baignoire.

" Un bain moussant et parfumé!" Voilà ce qu'il lui fallait, elle disposait d'une bonne heure pour se relaxer. Demain, ce sera un grand jour! Elle appuya sur le bouton d'une télécommande; la musique retentit dans la suite parentale.

 Le ballet "Casse-noisette" de Tchaikovsky  était une de ses compositions favorites, dans une autre vie, elle avait été danseuse. Elle en avait gardé un port de tête gracieux. D'abord " petit rat" elle avait sans relâche monté un à un les grades de la hiérarchie du corps de ballet. Jusqu'au jour où s'était produit l'irréparable; une voiture folle l'avait fauchée à pleine vitesse alors qu'elle traversait à pied et sagement dans les clous, une avenue de la capitale.

Fracassée en plein élan d'une carrière prometteuse; envolé le rêve de devenir une étoile, elle fut anéantie. En une fraction de seconde, sa vie avait été irrémédiablement transformée et redirigée malgré elle vers une autre voie. La douleur physique et la déchirure de devoir abandonner son art, l'avait menée vers la prostration, la dépression.

On l'avait envoyée en rééducation au bord de l'océan, les équipes soignantes avaient accompli des miracles, jamais elle ne pourrait les oublier. Progressivement, elle reprit goût à la vie même si son corps ne serait plus tout à fait celui qu'elle avait modelé, forgé des années durant à force de discipline et de travail.

Mais ce fut justement parce qu'elle avait ce corps d'athlète que ses blessures guérirent vite. Se sentant à nouveau forte, elle était revenue à Paris, elle ne souhaitait pas retourner vivre en province " Une vie à l'étroit!" comme elle disait.


Cette dernière journée de préparatifs en vue du mariage de sa fille unique l'avait éreintée. " Pour Marion, tout sera parfait!" Murmura t'elle avec tendresse. La cérémonie, le repas allaient se dérouler dans un manoir niché dans un écrin de verdure. Elle avait tout passé en revue, prévoyant même un envol de colombes pour encore plus de romantisme. " Tout est ok!" se répétait-elle en soufflant légèrement sur les bulles du bain.

Parée d'un kimono en soie brodé, elle eut envie de fumer une cigarette, la première de la journée, elle n'était pas une vraie fumeuse. Elle parcourut le salon, l'entrée, à la recherche de son sac à main, elle alla voir dans la voiture, il n'y était pas. Elle retourna dans la chambre, fouilla le dressing, sous le lit, rien, disparu...

Ce sac était une acquisition récente; un cuir pleine fleur façon croco de couleur grise, sobre et chic à la fois. Elle avait adoré le tissus intérieur imprimé de motifs de papillons noirs.

Assise sur le rebord du lit, elle se remémorait les endroits où elle était allée; le traiteur, le pâtissier, le fleuriste et le bijoutier chez qui elle avait récupéré un cadeau pour sa fille car c'était aussi son anniversaire " Vingt-cinq ans déjà!" Ensuite, elle était passée au pressing " Mais bon sang, quelle étourdie!" Elle entreprit de téléphoner à chacun des commerçants mais aucun n'avait son précieux bien.

Faisant à présent les cent pas dans le living-room, elle se tordait nerveusement les mains. Elle énumérait mentalement le contenu du sac; portefeuille avec ses coordonnées, quelqu'un d'honnête pourrait le lui rapporter. Une trousse de maquillage, un miroir, un carnet de poésies et de pensées intimes jetées pêle-mêle sur le papier. " Quoi d'autre ?" Une photo d'elle et de sa meilleure amie à l'âge de dix-sept ans, elles étaient belles, souriantes, les yeux brillants semblaient affirmer que la vie serait une fête incessante parée d'heureuses surprises et pourtant...

Dans ce sac, il y avait bien sûr le bijoux précieux pour sa fille mais...Elle se prit la tête entre les mains, il y avait bien plus grave, dans une poche intérieure se trouvait la clé numéroté d'un coffre de banque. Celui-ci contenait des souvenirs inavouables, des carnets intimes, des relevés de comptes, des photos de voyages, sur certaines elle était en compagnie d'un homme.

Les images du passé resurgirent et elle revit en pensée ces années où elle avait vécu une existence hors-norme, en dehors de la société, marginale diraient certains parce qu'elle avait été une escort-girl de luxe.

C'était après sa convalescence, elle avait été approchée par un réseau, guérie physiquement, elle avait vingt-ans et retrouvé une allure superbe, sa classe et sa séduction valait de l'or, lui avait-on dit...

L'attrait du luxe et de l'argent l'avaient tentée et le fait de devenir libre financièrement et peut-être aussi, les reproches silencieux de parents déçus par les investissements à fond perdu de ses années à l'école de danse.

Pendant cinq années, elle avait rencontré des hommes riches, influents, certains agréables et d'autres non. En leur compagnie, elle avait voyagé; lucide, elle avait partagé l'or de leurs palais et vu aussi par les hublots de leurs jets privés, les bidonvilles de certaines capitales. 

La dernière année, elle n'avait eu qu'un seul client qui avait exigé qu'elle ne vit personne d'autre, ce qu'elle fit. En la quittant, il lui avait fait un gros chèque qui avait enrichi son trésor de guerre qu'elle avait habilement placé. Considérant cet argent comme une issue de secours si son union avait mal tourné, c'était son secret.

Elle tremblait à présent, elle avait eu l'idée dangereuse de transférer photos et documents sur une clé USB qui était restée dans le sac. " Quelle idiote! Si quelqu'un la visionnait! "

Et si c'était à son époux que l'on ramenait le sac et qu'il regarde à l'intérieur? Il avait un bureau en ville et leur nom était connu.

Et le pire amenant encore pire, il y avait aussi une lettre non décachetée dans un des compartiments à fermeture. Pourquoi avait-elle attendu pour la lire? Pourquoi avait-elle demandé ce test ? Etait-ce parce qu'il était si fière de mener sa fille unique à l'église ? Pourquoi avait-elle perdu ce sac ? Est-ce que tout cela n'avait maintenant plus d'importance ? Etait-ce l'instant de vérité ?

Parce qu'elle avait un doute sur la paternité de son enfant, le géniteur était-il celui avec lequel elle n'avait été qu'une fiancée de luxe ou l'homme qui était devenu son époux ?

Lassée des mensonges sur cette période de sa vie, était-ce le moment de se délester, d'avancer légère, libre mais sans doute seule ?

Elle aimait sa vie de femme, de mère, sa famille, elle en avait fait un royaume ressemblant à cet instant à un fragile château de cartes. S'ils avaient connaissance de son passé, elle serait anéantie, elle ne pourrait supporter l'opprobre, le chagrin, les insultes peut-être, les reproches se déversant sur sa personne. Elle était prête à s'effondrer lorsque dans un éclair, elle se rappela; stressée par toutes ces courses prénuptiales, elle s'était très mal garée en ville. Elle était arrivée juste à temps car la fourrière municipale allait embarquer son auto. Ouvrant la portière passager de la cabine du camion, elle avait posé son sac sur le siège tout en plaidant l'indulgence auprès du chauffeur. Arguant qu'elle mariait sa fille le lendemain, son charme avait agi sur le fonctionnaire, il avait libéré la voiture.

Soulagée, les cintres dans une main, les clés, le téléphone dans l'autre, contente, elle s'était mise au volant et avait démarré en trombe, son sac resté dans le camion.

" J'y vais immédiatement! " S'esclaffa-t-elle, la joie revenait, l'esquisse du malheur se délitait. Elle se rhabillait lorsqu'elle l'entendit arriver, sans oser bouger, elle écouta les bruits familiers de la maison. Il alla directement à la cuisine se servir de l'eau fraîche. L'air estival était chaud et lourd, elle, le sang lui bouillait les tempes, se dirigeant vers l'entrée, elle crut défaillir, son coeur bondissait, allant sûrement s'extirper de sa poitrine, sa vue se brouillait, embuée par trop d'émotion.

Il l'avait rapporté! Son sac était posé sur la console près de ses clés. Doucement, elle s'en approcha, de ses doigts tremblants, elle l'ouvrit, actionna les fermetures, tout y était exactement rangé comme elle l'avait fait le matin même. la lettre toujours scellée. " Elle était sauve!"

" Tu étais inquiète chérie ?" Lui cria -t-il depuis la cuisine. " Un employé de la mairie m'a prévenu! " Le ton frôlait l'ironie. " Tu te gares toujours n'importe où!"

Il se moquait avec tendresse plus qu'il ne lui faisait de reproches. Imperturbable, elle prit un ton badin et entreprit de lui raconter sa journée.


Lui non plus ne lui dira rien, comment lui avouer après vingt-six ans de vie commune qu'il savait tout ou peu près d'elle ?

Subjugué lorsqu'il l'avait vue la première fois dans ce bar d'hôtel luxueux, il l'avait imaginée en princesse parente d'une Shéhérazade moderne, parée de longs cheveux noirs, d'une peau velouté couleur de pêche dorée, éclairée de magnifiques yeux pers.

Alors, il avait fait semblant d'être là par hasard, il était en fait son client. Il s'était assis loin d'elle mais pas trop, l'observant consulter sa montre jusqu'à l'instant où il fut évident que son rendez-vous ne viendrait pas. Il n'avait pas souhaité l'aborder et la connaître de cette manière, redoutant qu'ensuite elle ne le méprise et ne voie en lui qu'un moyen financier.

En toute simplicité, il lui avait adressé la parole, devisant de façon anodine ensuite ils allèrent dîner. Ils s'étaient revus, fréquentés et puis naturellement mariés.

Fou amoureux, jamais il n'avait regretté ce mensonge, il avait été heureux chaque jour, sa confiance en elle était infaillible. Quant à cette lettre mystérieuse; une recherche de paternité grâce à un test ADN, il en connaissait le résultat: il se savait stérile, cause de la rupture avec sa première femme.

Lorsqu'elle lui avait appris sa grossesse au bout de quelques semaines seulement, il l'avait acceptée tel un cadeau et, pour ne pas les perdre, il avait omis, uniquement par amour de lui révéler la vérité.

Debout, appuyé contre une porte, il l'observait attentivement, rien ne trahissait sa gêne, son inquiétude, elle était magnifique comme toujours. D'un air détaché, elle saisit le précieux sac, théâtrale, masquant à merveille ses émotions, elle déclama.

"Mon sac! j'y ai glissé ma vie! Enfin je le retrouve!"

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