On a compris.
El. Imy
- Bordel mais qu'est-ce que t'as foutu le bleu ?!
- J'sais pas patron, j'ai déconné…ce gars est un connard il m'a provoqué.
Ce gosse bon sang c'était moi y a de ça vingt ans, la fureur de vivre dans les tripes, mais la terreur de pas y parvenir. La cicatrice purulente de l'injustice dans la paroi interne de l'abdomen, des muscles secs, et des poings qui te démangent chaque fois que l'ombre de la folie te menace. J'ai juste envie de lui en coller une là maintenant parce qu'il n'est rien qu'un môme en guerre contre lui-même qui a choisi ce job pour de mauvaises raisons, ce qui en fera probablement un flic d'exception si il parvient à inverser sa propre tendance. J'inspire profondément, allume une clope et me rassoie en le fusillant d'un regard menaçant.
- T'es qu'un gamin Antoine, t'as pas vingt ans, tu dois faire tes preuves ici ! La judiciaire c'est pas pour les branques alors tu défonces pas la gueule d'un type des stup –aussi connard soit-il- en sortie de bar pour essayer de te prouver que t'as des couilles…
- J'étais pas en service chef.
- Mais lui si putain !!! Et il avait un flingue ! Tu m'vois appeler ta mère et lui expliquer que tu t'es fait trouer le cul ou la cervelle pour une connerie pareille ??
- Chef merde, désolé chef…
- Bon, fous moi le camp putain, j'te colle trois semaines avec les guignols de l'accueil en uniforme de pingouin obligatoire…et tu me laisses ton flingues jusqu'à nouvel ordre…
Là il me fait des yeux éplorés, genre je suis son modèle et j'viens de lui foutre la fessée. Le gosse est déçu parce qu'il m'a déçu, il se fout de la sanction, pas de l'humain, pas des souvenirs. Il va se faire broyer par le système mais ce môme est droit, il a des valeurs humaines, des vraies. Pourquoi il n'a pas fait prof ou docteur bordel ??... J'le sais bien pourquoi…son père était un excellent flic, il s'est fait butter sur un braquage, et le môme tient à sauver l'honneur…et moi comme un connard j'veux être le protecteur du gamin de Stan, parce que c'était mon pote de toujours…chienne de vie.
Le téléphone sonne.
- Dégage Antoine, dégage maintenant et tiens-toi à carreaux. Il y a cinq ans j'ai dû annoncer à Kathy la mort de son mari, j'veux pas avoir à lui cracher à la gueule celle de son fils. J'suis clair ?
- Oui Serguey, excuse-moi.
Ce putain de téléphone sonne encore alors que le môme passe la porte.
Je ne réponds pas vraiment, j'aboie dans le combiné.
J'aboie pas longtemps. J'crois que je gémis en moins de trente secondes, comme un chiot qui perd sa mère. D'ailleurs y a de ça clairement. Un chiot qui perd sa mère. Ouais voilà.
Je réponds vaguement un truc qui ressemble à « J'suis là dans dix minutes » et j'écrase le mégot dans la poubelle.
*
Je mets le giro et j'fais hurler le gueulard, j'sais que c'est con, ça ira pas plus vite, les rues sont vides, météo France est en vigilance rouge, les gens pareil.
Sur la côte, le restau de Gégé est barricadé avec des planches aux fenêtres, trois fois qu'il perd tout, faut le comprendre. Les caravanes et les mobile-home du camping ont été déplacés derrière les collines. L'école est fermée. Le vent se fend la gueule dans les rues, charriant des branches mortes, des poubelles et des cartons déchirés, c'est que le début putain, que le début. J'essaie de me souvenir vaguement si j'ai quelqu'un à prévenir de pas s'inquiéter pour moi, que la nuit va être longue et pénible, que j'ai le cœur qui se paralyse rien qu'à l'idée de ce qui m'attend. J'essaie de me souvenir depuis quand je suis seul à ce point, comme une bouteille à la mer, porteur d'espoir mais personne pour me rattraper tellement les courants sont violents. Et j'essaie aussi de me convaincre qu'aujourd'hui on n'est pas le jour de mes quarante ans et que y a personne qui me les a souhaités.
Le Duster est secoué par les rafales, j'avance péniblement dans l'allée et me gare en crabe devant la villa délicate de Madeleine. Tout le monde l'appelle Lady ici. Son côté anglais, son côté princesse de Galles peut-être va savoir… La baraque à la fois majestueuse et fragile surplombe la dentelle des falaises abruptes de la côte. J'crains pour les murs, j'crains pour la toiture, j'crains que tout s'envole, emporté dans la tempête, j'crains plus que tout, j'crains pour elle, cette femme à qui je dois ma vie.
J'inspire tout ce que je peux, je serre le volant pour que mes mains cessent de trembler, je retiens l'envie d'une clope encore.
Je sors de l'habitacle. Ça devient dangereux, ça devient foutrement terrifiant ce cyclone venu de la mer. J'entre sans frapper et je tombe nez à nez avec deux yeux gris, chavirés, on dirait qu'il y a l'océan en furie à l'intérieur et tout autour un visage sable, d'une douceur de journée d'été. J'reste comme un con, j'ose plus bouger. Une voix comme un poème de Rumi qui s'élève vers le vieux plafond moisi et qui me dit :
-Merci d'être venu si vite. Je suis Elena. Vous devez être Serguey.
Je serre la main tendue. Ce contact avec l'épiderme de cette femme, ça me secoue direct et en même temps ça vient donner un ancrage à l'absurde de ma vie et à cet instant précis.
-Elena…
Je dois vraiment avoir l'air con, sous le choc, rien ne me vient, rien qui me sort de brillant, ni même de courtois. Haussement de mes épaules, je ne sais pas quoi faire d'autre.
-Je suis … en fait j'étais son aidante, ça fait presque un an et je suis devenue son amie je crois au fil des mois… Madeleine parle si souvent de vous que j'ai pensé enfin…je ne sais plus bien…excusez-moi…elle m'a dit de vous appeler.
Elle semble si fragile et en colère aussi. Il y a tout ce qui passe dans ses yeux gris, que j'arrive pas à saisir, tellement ça déborde. Et Madeleine elle m'avait bien dit qu'elle se sentait vieille mais bordel, à ce point-là ? Pourquoi j'ai pas capté, pourquoi j'suis pas venu depuis Noël bordel ? Putain j'ai personne, et pas grand-chose qui me tient dans cette putain de vie, et j'suis pas venu ici depuis presque six mois mais qu'est-ce que je fous ? Une aidante ça veut dire quelqu'un qui vient l'aider à bouffer, se laver, s'habiller, ce genre de conneries là ? Ça veut dire qu'elle va de plus en plus mal Madeleine, et que moi j'ai rien vu venir putain…
J'arrive juste à dire :
-C'est grave ?
Et j'vois à sa mine de poupée chiffonnée que ouais ça craint cette fois. Elle passe une mèche qui s'échappe de son chignon derrière son oreille et murmure à mon intention :
-Venez elle ira mieux de vous tenir la main.
Cette phrase elle est comme magique. Je m'accroche à cette phrase et à cette femme, Elena. A sa voix, à la blancheur de sa nuque, au crayon dont le bout est mâché qu'elle a planté dans ses tifs pour faire tenir son chignon, et malgré moi je tombe sur son cul. Je sais bien que c'est pas le moment mais là j'peux détailler sa carrure frêle, la cambrure de son dos, sa putain de chute de reins, et son cul… Elle pose sa main sur la rambarde en montant l'escalier, je fous les miennes dans mes poches.
On débarque dans l'immense chambre de reine de Madeleine, qui en fait n'est pas une piaule mais une bibliothèque dans laquelle elle a toujours choisi de dormir depuis la mort prématurée de son roi Marius.
Ma Lady est dans son grand fauteuil, un bouquin de Nabokov sur les cuisses, son regard perdu vers la tempête qui sur l'océan se déchaine de l'autre côté de la baie vitrée. J'ai la vision terrible de la vitre qui explose en millier d'éclats de verre sous la pression des rafales, et Madeleine emportée à jamais dans les eaux noires et furieuses. Je serre les dents, je m'approche d'elle, accroupi contre l'accoudoir du fauteuil et j'embrasse sa main ridée.
-Qu'est-ce tu te perds avec ce con de russe de Nabokov ?
Je la sors de sa rêverie avec ma question hyper débile, et elle me balance son putain de sourire d'or qu'elle ne se garde que pour les grandes occasions, genre arrivée du printemps, ou journée du cerf-volant. J'peux pas lui résister, mon cœur peut pas lutter contre l'amour de cette femme qui m'a sauvé du néant alors que j'avais à peine 17 ans et que j'voulais crever violement pour faire ressusciter les morts.
Et pendant que j'cogite à tout ça, ma petite vieille elle en est toujours à son Nabokov et voilà qu'elle me répond dans son sourire espiègle :
-On ne passe jamais l'âge d'être une Lolita. Et les auteurs russes me rapprochent de toi, petit orphelin de mon cœur.
Elle est essoufflée dans sa voix. Elle fait une pause, et tranquillement rajoute :
-Tu n'es plus si petit cela dit, tu es bien un grand maintenant. Tu es costaud, un peu bourru, mais toujours les cœurs restent liés et ça tu le sais.
Elle me dit vraiment ça Madeleine, parce qu'elle parle comme dans les livres. Elle a tellement vécu avec eux, que leur empreinte s'est fichée dans son langage et ça donne un truc magnifique. J'embrasse sa main à nouveau et je dis :
-Je suis là.
Elle répond :
-Oui, tu es là. Tu es venu souffler tes bougies avec Elena et moi, et ouvrir ton cadeau aussi.
Là je sens le putain de guet-apens de merde qui va me faire monter dans les tours que la soi-disant « aidante » Elena ait osé me balader de la sorte pour me foutre dans ce genre de traquenard. Mais un coup d'œil rapide vers les yeux gris chavirés m'informent que non, l'autre n'en savait rien, et qu'elle est autant victime du caractère facétieux de Madeleine que ma pomme.
-Alors tu vas bien ? J'veux dire t'es pas mourante ou ce genre de connerie ?
-Ah ça ?
-Ben ouais putain !!
J'sens que je vais vriller pas tard si j'bois pas vite un truc fort, elle est pâle comme la dentelle de ses draps, elle est sans force, j'le vois, j'le sens, dans chaque détail, quelque chose est en train de fuir de son corps et de son âme…et pourtant là, j'veux qu'elle me dise qu'elle va bien.
-Serguey, nous verrons un peu plus tard pour cela. Aide-moi à m'installer près du feu, j'ai un peu froid.
Alors je m'exécute, je la prends dans mes bras, elle pèse rien putain et je la dépose sur son divan. Elena l'emballe dans une couverture genre écossaise, et lui cale de gros oreillers dans le dos. Et puis Madeleine nous fait asseoir à ses pieds, on est comme deux gosses à la veillée. Elle parle avec beaucoup de peine, il y a des mots qui nous échappent, elle parle de sa vie, de son enfance, de sa rencontre avec moi, de celle avec Elena, elle fait que de dire merci, au moins par millier, et elle pleure que son Marius lui manque, et qu'il l'attend là-haut. Plusieurs fois j'ai envie de lui gueuler dessus qu'elle se la ferme, mais plusieurs fois rien ne sort de moi. Je sais que c'est trop tard, je sais qu'elle m'a piégé parce qu'elle ne veut pas que j'reste enfermé après dans sa mort. Elle sait bien comment j'ai fait après la disparition de mes vieux, et celle de Stan, et aussi quand Marie m'a plaqué pour ce connard de directeur d'école parce qu'il était plus stable, plus calme, moins Serguey même si c'est moi qu'elle aimait… Madeleine me sait par cœur et elle veut mourir avec mon autorisation pour pas que j'parte en live après. Et elle a tout prévu putain, son testament, ses adieux, mon anniversaire et même, elle a prévu…Elena…pour moi.
Elena qu'est en train de disparaître sous le tapis tellement elle a mal de la situation là maintenant.
Madeleine qui désigne son immense bibliothèque, ses milliers de bouquins dedans, et qui nous explique de sa voix qui s'éteint à petit feu, que nous en sommes les héritiers uniques Elena et moi et qu'on va devoir tout lire avant d'être morts nous aussi, ce sont ses dernières volontés. J'essaie de faire de l'humour en déconnant que moi j'en ai déjà lu les trois-quarts, mais ça se bloque en sanglots dans ma gorge, « J'suis pas prêt putain Madeleine » que j'répète « J'suis pas prêt à vivre sans toi ».
Et puis le fracas terrible du tonnerre, les vagues qui s'écrasent sur les flancs de la falaise, l'eau qui s'infiltre au rez-de-chaussée, on l'entend presque gravir l'escalier, les éclairs, et ce putain de vent assourdissant…j'vois à cet instant que Madeleine ne va pas tenir, qu'on s'en sortira pas cette fois, que les éléments se déchaînent, qu'ils sont aussi furieux que moi qu'elle parte, mais qu'ils pourront rien y faire…au-delà du sifflement du dehors, j'entends horrifié celui dans les bronches de ma Lady, et j'observe impuissant le filet de sang au bord de ses lèvres à chaque quinte de toux. J'hurle à Elena de faire le 15. Ma voix se perd dans le bruit assourdissant des vitres qui explosent, je choppe Madeleine dans sa couverture et je serre la main d'Elena, nous montons au grenier en courant. La charpente doit tenir. J'me répète ça connement LA CHARPENTE DOIT TENIR. Je sens que le corps dans mes bras perd de sa vie, et les yeux furieux et apeurés d'Elena me supplient de nous sortir de là. Je pense alors que son cul mais aussi ses lèvres sont magnifiques, que je la désire comme un dingue et que si on en sort vivant, elle et moi, on sera amant. On se cale tous les trois au fond du grenier, serrés les uns contre les autres. Il n'y a plus de réseau, je passe un appel d'urgence et je parviens à donner notre position avant d'être à nouveau coupé. Nous sommes dans le noir complet. Je sens le souffle d'Elena dans mon cou. Je serre le corps de Madeleine. Inanimé.
Dehors la tempête rugit contre l'absurdité de la vie.
*
Cette nuit, j'ai eu quarante ans.
*
-Oui cette nuit-là tu as eu quarante ans, et Madeleine nous a dit au revoir.
Ma voix résonne dans l'immense bibliothèque dévastée. Serguey silencieux, caresse la tranche des livres, alignés sans réelle logique, mais là, sauvés des eaux, dans leur écrin de bois verni, intacts.
-Elle veut qu'on lise tout…
J'observe Serguey sans détour, sa carrure massive, sa tignasse, le désarroi dans son regard d'enfant si souvent abandonné par ceux qu'il a aimé. Je me fais la promesse de ne jamais le lâcher, une promesse absurde je le sais, car personne n'écrit l'histoire, non personne. Nous sommes devant l'immense bibliothèque de Madeleine, elle repose en paix.
Les rayons du soleil filtrent à travers les grandes bâches en plastiques posées par les ouvriers en attendant les nouvelles vitres. Le visage de Serguey est près du mien. Je sais déjà que l'on va se dévorer, qu'on en crève d'envie depuis la première rencontre il y a six semaines déjà. Il choisit un livre au hasard, il en caresse la couverture, l'ouvre, laisse les pages s'aérer.
-J'ai déjà presque tout lu moi tu sais…à 17 ans j'me suis enfermé ici avec elle, pour pas me foutre en l'air, et j'ai avalé pendant des semaines une grande partie de tout ça…
-Je sais, elle m'a parlé de toi…souvent…
Il soupire, frotte son visage de ses deux mains. Il est épuisé.
-Elena ?
-J'étais pas prêt à ça putain, qu'elle parte comme ça.
-On n'est jamais prêt Serguey.
Je sais que l'un de nous va devoir toucher l'autre en premier. C'est écrit comme ça et c'est en fusion dans nos corps déjà, je le sens. Ni l'un ni l'autre n'ose alors qu'il y a cette évidence. Celle que Madeleine avait devinée en nous apprivoisant si bien lui et moi et en nous reliant en prise directe la nuit de sa mort. Petite maligne de lady à l'anglaise. Elle faisait le beau et la lumière autour d'elle, certains gens font cela. Moi pas.
Serguey s'approche encore et il souffle dans mon oreille :
-Je sais pas si c'est là maintenant que ça doit se faire mais j'ai envie de toi.
J'envisage vaguement de lui répondre que ce sont les dernières volontés de Madeleine et que donc ça peut se faire quand il le veut, mais la lave en fusion qui coule dans mes veines ne m'en laisse pas le temps. Je découvre alors le gout de sa salive, la texture de sa langue, et à quel point son épiderme et le mien peuvent ne former qu'une seule molécule. Nos corps sont sauvages et inquiets, immenses et minuscules, vivants et morts à la fois.
Ce moment est intense et unique, c'est comme s'il remettait l'univers un peu dans l'ordre, parce qu'on est là lui et moi au milieu des bouquins de Madeleine et on exécute comme il se doit, ce qu'on lui doit. On lui offre d'être en vie, au milieu du chaos de l'après tempête. Serguey entre en moi et ça ressemble exactement à la fin de mon monde. Celui d'avant où j'faisais semblant d'avoir compris, et accepté qui je suis. Serguey, sa langue enfoncée dans ma bouche, ses yeux qui me retiennent, ses coups de reins, la rudesse de ses épaules, le contraste entre la dureté de son corps et la douceur de sa peau, ma peur qu'il apprivoise, ses démons intérieurs, tout ça réunit, dans cet instant-là.
Ce moment intense, unique, qui lutte contre la sauvagerie du monde, et qui l'air de rien, remet l'univers un peu dans l'ordre.
Parce que Madeleine le savait bien. Le monde ne peut rien contre les liens qui serrent nos cœurs à vifs.
On a déconné Madeleine, et on déconnera encore et toujours, mais ça sera jamais plus comme avant.
Jamais. Parce qu'on a compris maintenant.
On a compris.
Alors, repose en paix.
Ok, j'm'incline, c'est magnifique.
· Il y a environ 10 ans ·dreamcatcher
Merci. Merci beaucoup :)
· Il y a environ 10 ans ·El. Imy