On danse sur les quais
Dorian Leto
La nuit, on ne dort pas, la nuit, on ne croit plus :
Il faut laisser l'esprit se perdre dans les sons,
Porté par la musique, les cris et le surplus
Des mauvais alcools, pour croire mourir. Laissons
Les déferlantes naitre et venir se briser
Contre nos illusions, comme des murs de béton,
Élevés et figés, protègent des risées
Les âmes malléables. Car la nuit, le laiton
Est broyé par l'acier, les corps sont dénudés
Et les incertitudes hachent les caractères.
Alors pour les faire taire, l'idée est éludée :
On danse à en mourir, fige le délétère.
Dites-moi, quand la musique s'arrête-t-elle ?
Dites-moi, comment fait-on taire un cœur qui tremble,
Qui hurle à l'agonie, qui saigne et qui s'apprête
A se laisser partir, quand ses vœux se rassemblent
Et lui laissent entrevoir juste l'inanité ?
La nuit, on ne dort pas, la nuit, on perd son être :
Les monstres ensommeillés sont en félicité,
Déchirent les entrailles, laissent un néant à naître,
En puissance dans l'âme. Et restent les corps nus,
Quand les déchaînements cèdent place à la paix,
Une paix trop pesante, présage biscornu.
Une époque lointaine : l'innocence drapait
Les ambitions malsaines -c'est vrai, c'était hier.
Hier ? Demain ? Mais où ? Hier ? Demain ? Pourquoi ?
Calme avant la tempête et naissent les prières.
Comme un appel ultime, un doux rire narquois,
Transcendance s'élève, elle est dernier recours
Dernière négation. Qui veut nier annonce :
La conscience du vide est tapie mais elle court.
La nuit, on ne dort pas, la nuit, l'Homme renonce :
Il renonce à la paix, car il saisit le temps
Et que sa petitesse, soudain, vient l'écraser
Et que l'insignifiance, soudain, vient en jetant
Toute son évidence, comme pour abraser
Son cœur déjà usé. Et reste son corps nu.
L'homme se tient ici, tout droit dans le néant
Et il se laisse aller aux rêves bicornus
Où désespoir et rage deviennent fainéants
Et ce pour laisser place à une douleur floue
Et une indifférence, que seule une âme éteinte
Peut ressentir si belles. Il faut aller dormir :
Les peines déchaînées et les amours atteintes
Sont lavées par l'aurore. Et puis pour affermir
Les douces certitudes, on s'aide de raison,
Mais au retour du soir, saute encore le loquet
Et la folie s'en mêle, elle mêle les saisons :
La nuit, on ne dort pas, on danse sur les quais.