On n'imagine pas combien ça peut être difficile d'ouvrir une porte
Matthias Claeys
Dans un espace pas défini. Le public au début est installé à l'inverse de d'habitude, face aux gradins. Jill, Jeanne et Julie entrent et s’installent avec le public. Quand tout le monde est en place, la salle est plongée dans le noir.
** INTRODUCTION **
Apatride, ce serait quelqu'un sans chez lui. Pas de pays. Vient de nulle part. Peut pas s'échapper. Quand on lui demande d'où il est, vu son accent - on l'a remarqué, il n'est pas d'ici - on lui pose la question et il ne peut rien répondre de tangible. Et s'il dit qu'il vient du coin de la rue, on pourrait le prendre mal. Et s'il ne répond rien, évidemment, c'est louche. Et s'il s'enfuit en courant, ça l'est encore plus. Il pourra dire quels pays il a traversés, s'il en a traversés, il se souviendra peut-être d'où il est né, et si c'est le cas pourra nous en informer, mais il ne pourra jamais dire "je suis ça." Même pas qu'il est du monde parce que de nulle part précisément dans le monde. Ca ne doit pas être facile d'être un apatride. Pas du tout.
** LE BORD DES CHOSES **
Dans le noir. Au bout d'un moment :
JILL. - Je ne sais pas vous, mais moi…
JEANNE. - Ah, enfin, quelqu'un parle, j'ai eu peur !
JILL. - Peur de ? Je n'ai pas réfléchi, j'ai parlé sans trop hésité, finalement…
JEANNE. - Tu as eu raison - je te tutoie -, j'avais peur de rester là et d'être toute seule, ou avec des gens qui ne parlent pas, un peu comme une salle d'attente, tu sais, dans les salles d'attente, tu es en transition, les gens ont l'air sympathiques, ils sourient et disent bonjour et pourtant ils ne vont pas plus loin, et c'est frustrant et on se sent seul et je n'ai pas envie, là, maintenant, d'être frustrée et de me sentir seule.
JULIE. - Il n'y a pas une lumière qu'on pourrait allumer ?
JILL. - Oh, on est trois à parler alors, bonjour !
JULIE. - Oui bonjour.
JEANNE. - Oui, bonjour !
JULIE. - Je vais voir pour la lumière, quelque chose qui soit plus convivial, ou au moins qui nous permette d'apprécier l'espace… Et voilà ! (Elle allume des lumières.)
JEANNE. - Ah oui, c'est mieux, c'est bien mieux. Je crois que je n'aime pas trop quand c'est sombre, donc je crois que c'est mieux, pour moi en tout cas.
JILL. - Oui c'est vrai.
JEANNE. - Qu'est-ce que tu allais dire - ça ne vous dérange pas qu'on se tutoie ? Je crois que je préfère tutoyer les gens - tu allais dire quelque chose et je t'ai interrompue tout à l'heure.
JULIE. - Moi ça me va qu'on se tutoie…
JILL. - Ah oui ! Je disais que moi, je ne sais pas vous, mais moi, je n'aime pas les gens qui me regardent de dessous leur capuche, vous voyez ? Mais si ! Avec la capuche, là, qui s'arrête au bord des yeux, tellement au bord, là, comme ça, à tel point au bord des yeux qu'ils doivent lever légèrement la tête pour regarder en face, exactement en face d'eux. Alors, ils lèvent légèrement la tête et ils me regardent, et du fait de leur capuche et du fait qu'elle arrive tellement au bord de leurs yeux qu'ils sont obligés de lever légèrement la tête, eh bien, j'ai l'impression, l'impression qu'ils me toisent et ça me met dans une position inconfortable.
JEANNE. - Moi ce qui me met dans une position inconfortable, comme tu l'as dit, tu as dit ça et j'ai trouvé que c'était bien formulé, ce sont ceux qui, dans la rue, qui t'obligent - je ne sais pas, mais je crois qu'il y en a qui font exprès - qui t'obligent à frôler le mur et à râper ton blouson.
JULIE. - Ou à marcher tout au bord du caniveau !
JILL. - Ou à te cogner aux rétroviseurs !
JEANNE. – Oui ! Oui, c'est ça, exactement ça, ceux-là, ou par extension, et par extension, c'est intéressant, tout ceux qui font que tu dois rentrer en contact avec quelque chose que tu n'avais pas prévu de toucher, vous savez, le mur, le rétroviseur, la porte avec la peinture fraiche…
JULIE. – Le pied de la table…
JEANNE. – Le pied de la table !
JILL. – Le pied de la table… Ça me fait penser à quand ton orteil…
JULIE. - Oui, oui oui oui…
JEANNE. - N'en parle pas !
JULIE. – Oui, oui oui, quand ton pied s'est cogné et que tu te souviens, ou plutôt que tu prends conscience que tu as un orteil, que tu as un bout de toi, encore, à cet endroit-là, que si bas de toi c'est encore toi, c'est fou ça, comme c'est clair, d'un coup, tu te cognes ton orteil contre le pied de la table et tu sais dire très précisément où se situe la limite de ton corps.
JEANNE. - Je ne sais pas si je considère mes orteils comme la limite de mon corps… Vous n'avez jamais l'impression que le sol sous vous c'est encore un peu vous?
JILL. - Je ne crois pas non.
JULIE. - Par contre, des fois moi, je me dis que moi, moi ça s'arrête avec mon haleine, je m'arrête définitivement là où on ne sent plus mon haleine.
TOUTES. - …
JEANNE. - C'est intéressant.
JILL. - C'est rigolo, ici avec vous on parle directement de choses profondes, j'ai l'impression qu'on ne passe pas par les chemins habituels de présentation.
JULIE. - C'est vrai oui. Je ne sais pas si j'ai l'habitude de passer par les chemins habituels de présentation, maintenant que tu le dis.
JILL. - Ca tient peut-être au lieu, à l'endroit…
JEANNE. - On est où en fait?
JILL. - Moi personnellement ça m'importe peu, ça a l'air beaucoup plus sympathique que l'endroit où je me trouvais, je n'ai pas l'intention d'essayer de m'enfuir d'ici pour me retrouver là où j'étais.
JULIE. – Ah, ça, moi non plus !
JEANNE. - Moi non plus…
** HYPNOTHÉRAPIE**
JILL. - Je crois que…
JEANNE ET JULIE. - Oui?
JILL. - … Je suis perdue. Je crois que ça c'est très juste. Je suis complètement perdue. Ouh là là. J'essaie de m'attacher à des choses très matérielles, vous voyez, des choses très concrètes pour organiser ma vie. Pour ne pas m'envoler. Ça peut paraître bête, mais c'est une sensation que j'ai vraiment, j'ai l'impression, vous savez peut-être, vous aussi, ce que c'est, j'ai l'impression que je n'ai pas de vrai ancrage, je ne sais pas, c'est bête, que je ne subis pas la gravité, que si je ne régis pas ma vie, comment dire, avec des points de repère très précis, des lignes de conduite, voilà, des lignes de conduite, ne me regardez pas comme ça…
JEANNE. - On t'écoute ça nous intéresse, on t'écoute, c'est vrai, n'est-ce pas que c'est vrai que ça nous intéresse ?
JULIE. - Oui oui oui.
JEANNE. - Tu vois, ça nous intéresse, ne perds pas le fil, ne te bloque pas, laisse aller, c'est très intéressant, laisse-toi parler -
JILL. - D'accord, d'accord, je continue, mais, non, non, laissez, je continue, c'est un peu gênant, eh bien, voilà, j'ai l'impression que si je n'avais pas ces points de repères et ces lignes de conduite… Ça peut être très bête, d'ailleurs, c'est très bête, je vais vous dire, par exemple, je vais vous donner un exemple : je me tiens à une chose, concernant la nourriture, une chose en particulier, c'est de ne manger que des fruits et légumes de saison, vous voyez, ça n'est pas un commandement puissant, je veux dire, si je transgressais ça, ça ne remettrait pas en cause ma vie, si j'étais comme les autres, si je ne doutais pas de l'effet de la gravité sur moi, eh bien, je pourrais m'y tenir le plus possible en m'autorisant des écarts, si j'étais bien sûre de ne pas m'évaporer, mais moi, moi, je suis tellement peu sûre de ce qui arriverait que je me couperais une main plutôt que de manger une fraise en hiver ! C'est excessif… Je sais que c'est excessif, mais je suis tellement sur un fil, je suis tellement comme ça, comme une funambule, j'ai tellement peur de basculer de l'autre côté, là où je n'aurais plus de poids, j'ai tellement peur de m'évaporer, est-ce que tout le monde ne réagirait pas comme ça s'il avait la conscience aigüe de vivre à la limite de l'évaporation?
JEANNE. - Sûrement, oui.
JULIE. - Oui, sûrement… Il faudrait trouver quelque chose à faire. Mettre de la musique, ou autre chose. Je sens qu'on est sur une mauvaise pente, je suis un peu mal à l’aise.
JEANNE. - Je crois qu'elle devrait continuer, je crois que tu devrais continuer, on est là, de toutes façons, il faut bien se rendre à l'évidence qu'on est là, et au lieu de rester comme ça, les bras croisés, je veux dire, autant provoquer les choses, autant qu'on soit utile les unes aux autres, ça n'est pas plus bête qu'autre chose, autant qu'on te soit utile, je veux dire, je pense pouvoir t'être utile, je t'écoutais et je me disais ça, cette fille, tu peux l'aider, tu peux, je ne sais pas, l'écouter peut-être, rien que l'écouter, la mettre en confiance, peut-être que c'est ça qu'il faut que je fasse, ça qui est fait moi, ou pour quoi je suis faite, dans un sens ou dans l'autre.
JILL. - Je ne sais pas, je me sens regardée, je n'aime pas me sentir regardée.
JEANNE. - Peut-être que tu devrais fermer les yeux, souvent on dit ça, que fermer les yeux ça aide.
JULIE. - C'est vrai oui. Elle a raison, j’ai bien connu quelqu’un qui disait ça, quelqu’un dont c’était le métier, d’aider les gens je veux dire, et qui disait ça, que fermer les yeux ça aise, et qui disait aussi qu’il ne fallait pas y mettre de mauvaise volonté. Je ne sais pas pourquoi je vous raconte ça. C’est… Bon, laissez tomber. Toujours est-il que je suis d'accord, et même je vais fermer les yeux aussi, on se laisse guider à deux, tu te sentiras moins en porte-à-faux. Ça se dit, ça, en porte-à-faux?
JEANNE. - Oui, oui, oui, c'est une bonne idée, on pourrait tous, d'ailleurs, fermer les yeux, vous pourriez tous fermer les yeux, et on ferait comme une sorte de, je ne sais pas le nom…
JULIE. - Je ne sais pas si j'ai bien utilisé l'expression…
JILL. – Si, si, « porte-à-faux » c’était tout à fait approprié.
JEANNE. - … une sorte de séance de relaxation, un peu, ça n'est pas vraiment ça, mais pas de l'hypnose non plus, je n'ai pas cette prétention-là, mais comme une sorte de séance de relaxation hypnotique qui aurait pour objet d'accéder à son subconscient et de laisser son moi profond s'exprimer en dehors de tout conformisme social. Wahou ! C'est sorti tout seul !
JULIE. - Peut-être qu'il faudrait mettre de la musique. J’aime ça, moi, la musique.
JEANNE. - Non, il faut partir du silence, j'ai l'intuition comme ça, qu'il faut partir du silence, je ne sais pas si je suis quelqu'un d'intuitive, mais je crois que ça me plairait d'être une personne intuitive, alors faisons ça, si vous le voulez bien, bien sûr, partons du silence, et, si on peut dire, plongez dedans, plongez-vous dedans tout en restant disponible à ma voix, ça a l'air compliqué mais je pense que ça ne l'est pas, il s'agit, à mon avis, il s'agit seulement de se laisser partir. Je vais me mettre là, moi. Je vous laisse vous concentrer et je reviens vers vous… Où êtes-vous?
JULIE. - Je suis dans le sellier.
JILL. - Je mange une pomme.
JEANNE. - Où est le sellier ? Quelle est la couleur de la pomme?
JILL. - J'avais oublié le goût de la pomme…
JULIE. - Je suis dans le sellier, entre la cuisine et le garage, et je crois que je vais attraper froid parce que je suis entre l'air chaud de la cuisine et celui très froid du garage, c'est l'hiver…
JEANNE. - Est-ce que vous êtes seules?
JULIE. - Oui.
JILL. - Il est devant moi !
JEANNE. - Qui?
JILL. – Simon !
JEANNE. – Tout se passe bien dans le sellier ?
JULIE. – Non ! Je vais attraper froid et je ne peux pas avancer. C'est la nuit maintenant, et la nuit, c'est quand on dort, c'est bien une chose dont je suis certaine, mais je ne peux pas avancer, je ne peux pas avancer, je ne sais pas vers où je devrais avancer, je suis indécise comme jamais je ne l'ai été, c'est abyssal, je ne sais pas quoi faire de moi, je ne penche ni d'un côté ni de l'autre, mais je sais qu'il faut que je choisisse, et je vais attraper froid à rester là.
JEANNE. - Qu'est-ce que tu fais?
JILL. - Il est nu. Un foetus. Il nage dans l'air. Le rejoindre… Le rejoindre…
JULIE. - Je ne peux pas avancer !
JILL. - Le feu ! Du feu, il crie !
JEANNE. - N'aie pas peur…
JILL. – Ah, non, pas le droit i TU N'AS PAS LE DROIT D'AVOIR PEUR, TU ES MORT. Pas le contraire ! Oh ! Une bulle !
JULIE. - Je ne peux pas avancer !
JEANNE. – Je ne sais pas quoi te dire, n’essaie pas alors, attends… C'est quoi cette bulle ?
JILL. - Plus de bulle. Vide. Plus rien. Tout blanc. Des médicaments. Des médicaments. Se réveiller. Je ne peux pas me réveiller.
JULIE. - Moi je ne peux pas avancer.
JILL. - Une main sur mon épaule. La face, les yeux, les doigts. Des médicaments. La pluie. La pluie. Tambourine.
JEANNE. - Les médicaments, ils sont où les médicaments?
JULIE. – J » vous préviens, moi, j’ouvre les yeux ! J'ai envie d'une bière. J'en ai marre de jouer à ça, c'est stupide et ça ne marche pas. Regardez dans quel état on est, ça rime à quoi de se mettre dans un état pareil ? A force de jouer à passer de l'autre côté de la barrière, ça va faire qu'on va y rester, et définitivement, comme trois pauvres folles. La pluie. La pluie. Tambourine. Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce que ça t'évoque à toi ? Il y a quelque chose que tu peux en déduire, sur pourquoi elle ne va pas bien, quelque chose qui puisse l'aider ? Rien du tout ! Rien du tout ! Et tu diras quoi ? Tu diras que tu ne sais pas ce que ça signifie mais que sûrement si elle l'a dit c'est que c'était nécessaire, que ça ne peut pas faire de mal ? Tu lui diras ça ? Regarde dans quel état elle est, elle pleure. Je n'ai pas envie de passer le temps que j'ai à passer ici à la consoler, pas du tout, je veux une bière, j'ai envie d'une bière. Non, mais, très franchement - ne me regardez pas comme ça - mais très franchement, on va faire quoi après, qu'est-ce que c'est la prochaine étape ? Le spiritisme ? C'est ça ? Toi, t'as pas un mort qu'on pourrait appeler ? Non ? Un qui te hante et avec qui tu veux mettre les choses au clair ? Non ? Moi j'en ai plein si vous voulez, on va passer de bonnes soirées, j'ai de quoi hanter quatre maisons, on a l'air de grosses connes, je veux une bière ! JE VEUX UNE BIERE, JE VEUX UNE BIERE, JE VEUX UNE BIERE, JE VEUX UNE BIERE.
JEANNE. – Tu as raison, je n’aurais pas dû, je n’ai sûrement pas les compétences, ça n’a l’air de rien comme ça, mais je me rends bien compte que ça nécessite des compétences que je n’ai pas.
JULIE. – Je n’aurais pas dû crier, je ne crie jamais d’habitude.
JILL. - Moi aussi je prendrais bien une bière.
JEANNE. - Tu es restée longtemps dans ce sellier?
JULIE. - Oui…
** LE SYNDROME DE LA VACHE **
JULIE. - Je crois que je m'en fous plus ou moins de l'univers…
JEANNE : Ah bon ?
JULIE. – Oui…
JEANNE. – Moi je ne sais pas, je n’y ai jamais réfléchi dans ces termes. Tu y penses souvent ?
JULIE. – Non, c’est sorti comme ça, tout seul, d’un coup.
JILL. – Eh, dites, est-ce que vous avez remarqué que la vache, c'est le seul animal, je crois que c'est le seul animal qui va à un endroit pour ne rien y faire ? Réfléchissez-y, c'est très clair, en fin de compte, j'y ai beaucoup pensé, comme ça, quand j'avais le temps, je veux dire, ce n'est pas une obsession, je n'ai pas ce genre d'obsession théorique, ou zoologique, d'ailleurs, je m'intéresse en général assez peu aux animaux, à part aux chats, j'aime beaucoup les chats, mais, sinon, pour en revenir à la vache, eh bien, je crois que j'ai raison. La vache, elle va à un endroit parce qu'elle estime que c'est sa place. C'est vrai ! Quand on marche en montagne, par exemple, et qu'on tombe sur une vache, au milieu d'un sentier, et que le sentier est fait de telle sorte que de là où elle est elle ne peut rien brouter ni boire, on pourrait croire qu'elle est en chemin, en trajet, qu'elle va quelque part. mais on se rend vite compte qu'on se trompe, elle n'est pas en chemin, elle ne va nulle part, elle est là, et c'est nous qui devons faire un détour. Et elle nous regarde avec cette certitude magistrale dans les yeux, je n'exagère pas, les vaches savent faire ça, avoir une certitude magistrale dans les yeux, une façon de dire "ma place dans le monde à ce moment-là de l'univers est très exactement ici". Je crois qu'il n'y a que les vaches qui sont capables d'avoir une telle conscience du cosmos.
JULIE. - Qui soient capables, non?
JEANNE. - Le syndrome de la vache.... C'est bien comme syndrome non ? Ce serait dommage de ne pas mettre à profit ta réflexion, elle est intéressante, ta réflexion. Je pense qu'on peut l'appliquer aux hommes, et créer un syndrome. Je crois que ça me plait bien ça, aider les gens à tirer profit de leurs idées, ça s'appellerait comment quelqu'un dont la tâche est d'aider les gens qui ont des idées à tirer profit de leurs idées ? On n'aurait pas gâché notre temps, alors, non ? Je veux dire, si on avait utilisé le temps qu'on a à passer là à définir un syndrome, ce serait du temps bien utilisé, non ?
JULIE. - Il ferait quoi de particulier un homme atteint du syndrome de la vache ?
** BIERES**
JEANNE. – Oh, tiens, regarde, il y a des bières. Tu veux une bière ? J'ai trouvé des bières, elles étaient là, c'est drôle non ? Tu as dit que tu voulais une bière, et peu de temps après, parce qu'on est peu de temps après, eh bien j'en trouve, c'est drôle ça non ? Quelqu'un veut une bière ? Dites-moi maintenant. Qui veut une bière ? Dites-le moi tant que j'y suis, ce serait bête d'avoir à y retourner plusieurs fois.
JULIE. - Est-ce qu'il y a quelque chose à manger tant qu'on y est ? J'ai peur que la bière, comme ça, avec l'estomac vide, ce ne soit pas judicieux.
JEANNE. - J'ai les mains prises et je me sens assez à l'étroit là-dedans. Je crois que je n'aime pas beaucoup me sentir à l'étroit. C'est ça, je crois que j'aime aider les gens mais que je n'aime pas être à l'étroit. C'est une bonne base ça non?
JILL. - Je viens avec toi.
JEANNE. - Vous ne prenez pas de bière? Il me semblait que vous aviez envie de bière.
JULIE. - Attends, on cherche quelque chose à grignoter, c'est triste un apéritif, on pourrait dire que c'est un apéritif, eh bien c'est triste un apéritif sans rien à grignoter.
JILL. - Oui ça fait poivrot, de boire de l'alcool sans rien manger avec, déjà que la bière ce n'est pas très raffiné, ah tiens, c'est ma mère qui disait ça, que la bière ce n'est pas raffiné…
JEANNE. – Je croyais que c'était la mienne. J'aurais bien aimé dire ça : « ah tiens ça me rappelle ma mère ! » Vous trouvez?
JULIE. - Il y a de quoi faire, c'est incroyable, à croire qu'on prend soin de nous.
JILL. - Vous croyez qu'on peut mettre un peu de musique ? J'ai envie de musique…
JEANNE. - Je crois que j'aimerai bien un peu de musique oui.
JULIE. – Oh oui, j’adore ça, la musique, je vais regarder.
JILL. - Non, laisse, je voudrais le faire, j'aimerai bien le faire, je me sens toute pleine d'entrain, c'est rare, il faut que j'en profite, oulah je suis fébrile, oh là là, sans avoir bu, je n'ai pas encore bu, d'ailleurs…
JULIE. - Je n'ai jamais su ouvrir une bière avec un briquet.
JEANNE. - Moi je sais, laisse.
JILL. - D'ailleurs c'est étrange, non ? Sans avoir bu je sens déjà les effets de l'alcool… D'ailleurs, j'y pense maintenant, d'ailleurs, je n'arrête pas de dire d'ailleurs, vous croyez que c'est un tic de langage? D'ailleurs je crois que ce sera la première goutte d'alcool de ma vie, c'est un principe je crois chez moi, je ne sais pas de qui je le tiens celui-là, je me sens comme si j'avais quinze ans, comme si je fumais pour la première fois de ma vie, j'imagine très bien comment c'est de fumer pour la première fois de ma vie et pourtant je n'ai jamais fumé, c'est étrange non?
JULIE. - Tu trouves de la musique?
JILL. - Il y a des disques là, je dis disque, je crois qu'on ne dit plus disque, on dit CD je crois mais je n'aime pas utiliser des initiales, c'est brutal je trouve d'utiliser des initiales.
JEANNE. - J'ai ouvert les bières !
JILL. - J'en mets un au hasard, de toute façon, il n'y a rien de marqué dessus, alors j'en mets un au hasard, de toute manière si ça ne nous plait pas on en mettra un autre, et ainsi de suite jusqu'à ce que ça nous plaise… Je mets lequel ? Aidez-moi un peu je ne sais pas lequel mettre, et je ne voudrais pas me retrouver dans un état pas possible à cause de ça.
JEANNE. - Mets le premier ! Le premier, ça doit être ce que le dernier à avoir mis de la musique a écouté, ça fera comme une sorte de communion avec cette personne inconnue.
JULIE. – Ah ! Une bonne bière fraiche ! J'ai envie de danser, je ne danse jamais alors que j'adore danser, je crois que je fais partie de celles-là qui croient qu'il faut une occasion pour danser.
JEANNE. - Une communion, j'aime bien cette idée là…
JULIE. - Je sais que c'est bête…
JILL. - Voilà c'est fait ! C'est parti ! Les dés sont jetés ! Allea jacta est ! Youpi !
Musique. Danse.
JILL. - Je n'arrive pas à me décider à boire ma bière. Je n'arrive pas, j'ai peur, je ne sais pas, j'ai peur d'aimer ça.
** STROBOSCOPES **
JULIE. - De cet endroit-là du monde d'où l'on ne m'entend pas…
JILL. - Quoi?
JULIE. - D'ici, de là où je suis, on ne m'entend pas. Il n'est pas utile que je crie puisque la porte du garage est fermée, et la cuisine donne sur un champ, alors même si je m'époumone on ne m'entendra pas.
JILL. - Quoi?
JULIE. - Je balance mon regard de la cuisine au garage, du garage à la cuisine, et je pense au champ sur lequel elle donne, je ne sais pas pourquoi je pense à ce champ, peut-être pour passer le temps, ou peut-être, aussi, et plus sûrement, pour éviter d'avoir à prendre une décision tout de suite. Je ne suis jamais allée dans le champ sur lequel donne mon petit bout de terrain, il y a une clôture, elle ne serait pas haute à franchir, mais je n'y suis jamais allée, je me disais que c'était par respect pour l'agriculteur et son travail
JILL. - Oui ?
JULIE. - Mais je crois…
JILL. – Quoi ? Mais tu vas arrêter avec tes lumières ?
JEANNE. - Je ne trouve pas la bonne ambiance.
JILL. - On s'en fout, elle parle, merde !
JEANNE. - Désolée.
JULIE. - Mais je crois que ce n'est pas pour ça.
JILL. - Pourquoi alors? Pourquoi tu ne franchissais pas la barrière ?
JEANNE. – Tu avais peur de déchirer tes vêtements avec, je ne sais pas, un barbelé, je ne crois pas être de la campagne, mais je suppose qu'à la campagne, autour des champs, il y a des barbelés, ou des clôtures électriques, c'était peut-être une clôture électrique, ç'aurait été compréhensible - je ne comprends pas, il y a un truc avec la lumière, elle ne me convient pas - alors, c'était pour ça ? Par peur de l'électrocution ?
JULIE. - C'était une clôture en bois, comme pour encadrer les prés qui accueillent les chevaux, c'est simple à escalader.
JILL. - Oui c'est vrai.
JULIE. - Je crois que l'agriculteur l'avait mise parce que ça faisait rustique mais charmant, je crois que c'était un agriculteur qui avait compris l'importance du tourisme en constante progression dans la région, compris qu'avec des clôtures en bois blanches, elle était blanche, autour de ses champs, les gens seraient charmés, c'est ça charmés, et qu'ils auraient été plus enclins à lui acheter ce qu'il vendait dans sa remise, des produits du terroir, c'est ça, oui, il vendait des produits du terroir…
JILL. - Tu dévies…
JEANNE. - Ne la brusque pas !
JILL. - Mais elle dévie ! Pourquoi est-ce que tu n'es jamais allée dans le champ ? C'est agréable, pourtant, je crois que ça doit être agréable, de marcher dans les blés, c'était des blés non ?
JULIE. - Oui c'était des blés et ça devait être agréable mais je n'y allais pas.
JILL. - Tu avais peur de quoi?
JULIE. - Je ne sais pas. Je ne sais même pas si j'avais peur de quelque chose. Je crois qu'à ce moment-là, que jusqu'à ce moment-là c'était peut-être trop tôt pour se décider, voilà, ce n'était pas encore le temps de se décider…
JILL. - Ah.
JEANNE. – Et, j’y pense, là maintenant, mais : ça fait longtemps que tu es dans le sellier ?
JULIE. - Oui.
JEANNE. - Ah, voilà, c'est mieux comme ça non ? Je parle de la lumière… Je crois que c'est mieux comme ça. Je crois que c'est quelque chose qui me plairait, de savoir avec quel éclairage c'est mieux. Je veux dire, je crois que ça me plairait de donner des conseils en éclairage. Mais en éclairage d'intérieur. Est-ce que ça existe, ça les conseillers en éclairage d'intérieur?
JILL. - Qu'est-ce qui s'est passé dans le sellier ?
JULIE. - Je ne sais pas. La machine à laver a débordé, ce n'était pas la première fois, je connais la marche à suivre, mais là, je n'arrive plus à sortir du sellier, j'ai les pieds dans l'eau mais je ne les regarde pas, je ne fais que balancer mon regard de la cutine au garage, puis du garage à la cuisine, j'ai l'impression que je n'arriverai jamais à me sortir de là, que c'est définitif, mais je sais que ça n'est pas possible, ça n'est pas possible que je finisse comme ça, les pieds dans la flotte, plantée dans mon sellier, qu'il va falloir que je fasse quelque chose, parce que je vais attraper froid, parce que je vais avoir faim, et je n'arrive pas à envisager les conséquences que ça aura, je ne sais pas comment ça se fait, je suis absolument convaincue que je joue gros, là, et que c'est important, que quoique je fasse, quelque soit le mouvement que je m’apprête à faire, ça aura un effet irrémédiable sur ma vie, et ça me pétrifie, ça m'a pétrifiée, c'est ça, je suis pétrifiée.
Julie ne bouge plus, comme absente.
** DENOUEMENT **
JILL. – Je crois qu’elle est partie. Ou qu’elle est retournée où elle était…
JEANNE. - Ça fait longtemps qu'on est là ?
JILL. - Peut-être pas très, non.
JEANNE. - Autant dire que tu ne sais pas.
JILL. - Je voulais essayer de garder quelque chose de positif. Vu mon état, vous avez vu mon état, tu as vu mon état, je crois que je suis profondément dépressive, eh bien, vu mon état, tu aurais tout de même pu noter que j'avais essayé d'être positive.
JEANNE. - Tu crois que tu es dépressive ? Profondément ? Et tu crois quoi de nous ? Tu crois que nous on va bien ? Tu crois vraiment que moi je vais bien ? Honnêtement ! Regarde moi en face et dis-moi que moi je vais bien. REGARDE-MOI EN FACE ET DIS MOI QUE JE VAIS BIEN ! C'est incroyable ça ! Et voilà ! Et voilà, ça y est, tu pleures ! Regarde ! Mais regarde toi, regarde toi ! Tu pleures ! Elle pleure ! Oh là là ! Tu sais que tu as de la chance ? Est-ce que tu sais que tu as de la chance de pleurer ? Est-ce que tu sais que tu as de la chance d'avoir des repères matériels et des lignes de conduite ? Est-ce que tu sais que tu as de la chance de te tenir à l'idée de ne manger que des fruits et légumes de saison ? Qu'est-ce que tu en sais, toi, si on n'est pas plus évaporées que toi ? Qu'est-ce que tu en sais, toi, qu'on n'est pas un stade au-dessus ? De quel droit tu te places en haut de l'échelle de la perte de repère ? Est-ce que tu veux que je te raconte ma vie ? Est-ce que tu veux que je te raconte les miens, de trous noirs ? Est-ce que tu sais ce que c'est que s'évanouir dans des toilettes publiques ? Est-ce que tu t'es déjà sentie étouffer sur une plage quand tu te promenais avec tes enfants ? Est-ce que face à la mer, est-ce que toi, face aux possibles de la mer, là, avec tes enfants à côté de toi, devant toi, face à l'immensité de la mer, là, est-ce que toi face à ça tu t'es déjà sentie à l'étroit ? Tellement à l'étroit que tu a la sensation très nette que tu ne vas plus pouvoir respirer ? Que l'air va te manquer ? Est-ce que tu t'es déjà sentie face à la mer comme enterrée vivante ? Est-ce que tu sais depuis combien de temps je suis là face à la mer, avec mes enfants qui me regardent, bloquée comme une pauvre conne, à étouffer ?
Jeanne ne bouge plus, comme absente.
JILL. - Une autre de mes règles, en plus des fruits et légumes de saison, c'est de boire deux gorgées d'eau toutes les cinq bouchées. Et, au restaurant, j'étais au restaurant, avant ici, je sais que j'étais au restaurant, et, je ne sais pas, peut-être que c'était un jeu pour lui, Simon, peut-être, en tout cas, il s'avère qu'il a eu l'idée, la malheureuse idée, j'en fais des caisses, toujours, avec tout, n'empêche qu'il a eu la malheureuse idée de prendre mon verre et de boire dedans, et il savait très bien, il ne pouvait pas ne pas le savoir, il savait très bien que je ne bois jamais dans le même verre que quelqu'un, et donc, du fait qu'il avait bu dans mon verre, je ne pouvais plus l'utiliser, et je terminais ma cinquième bouchée, alors il fallait que je boive mes deux gorgées, et il me regardait dans les yeux, avec insistance, et je me suis mise à trembler, j'ai cru mourir, la pression était trop forte, beaucoup trop forte, et depuis je suis là, j'ai l'impression que ça fait une éternité que je suis là, face à lui, les yeux dans les yeux, ma bouche pâteuse, mon envie irrépressible de boire et l'impossibilité de le faire, je suis là et je sais qu'il faut que je fasse quelque chose, et que ce sera quelque chose de brutal pour ma vie.
Plus personne ne bouge, tout est absent.
Fin.