Ongle incarné, thé vert et bandanas

padam

Ce matin, j’attends Matéo au coin de la rue, comme tous les matins.

Ensemble, on prend le bus de 7h21. Même si cela peut sembler louche, dans notre village, ici, à Liloin, le bus est toujours à l’heure.

D’habitude, Matéo n’est jamais en retard. Mais ce matin, il se fait attendre. Je saute sur place pour ne pas m’engourdir. Mon haleine se transforme en fumée. Dans une semaine commencent les vacances de Toussaint, et qui dit Toussaint dit retour du froid.

Les réverbères viennent de s’éteindre. Le petit jour pointe le bout de son nez. Mais toujours pas de Matéo à l’horizon.

J’entends un bruit infernal qui s’approche, on dirait le bruit d’une armoire à conserve qui s’écroule. Je n’ai pas le temps de me retourner que le « Vieux » passe tout à côté de moi, poussant devant lui un caddie rouillé ne roulant plus que sur deux roues qui auraient bien besoin d’être huilées. Dans le caddie, un petit chien aux oreilles dressées est assis sur une pile de vieux magazines.

Je ne peux m’empêcher de faire un bond en arrière. « Allez viens, Ongle Incarné, ne restons pas là » marmonne le « Vieux » entre ses dents – ou ce qu’il en reste. Et déjà il s’éloigne dans un bruit de crécelle.

Arrive alors Matéo essoufflé « mon réveil n’a pas sonné, désolé » dit-il et il m’emboite le pas.

En rejoignant l’arrêt de bus, je lui raconte pour le « Vieux ».

On dit des choses terribles sur le « Vieux ». Il paraît que si on le touche on meurt instantanément, qu’il vaut mieux ne pas rôder aux alentours de sa maison, la dernière du village, parce qu’il y trafique des choses pas nettes. On raconte même qu’il y a des courageux qui s’y sont aventurés et qu’on ne les a jamais revus. Ils seraient empaillés dans une galerie souterraine où le « Vieux » met au point des mixtures étranges. Il chercherait un filtre pour devenir immortel et pour cela, se nourrirait des âmes de ceux qui essaient de percer son secret.

« Heureusement, je l’ai évité de justesse » dis-je à Matéo. « T’imagine s’il avait touché mon manteau ? Mon sang se serait mis à bouillir et j’aurais fondu avant même de monter dans le bus ».

Matéo est aussi peureux que moi. Il préfère changer de sujet. On parle de nos vacances. Il a de la chance, il part avec sa famille en Bretagne. Moi je reste ici et comme toujours, je vais m’ennuyer.

Mes parents travaillent toute la journée. Je ne les vois jamais et quand ils sont là, ils passent leur temps à s’engueuler. Alors, pendant les vacances, je suis prié de me trouver un stage pour m’occuper. Mais les stages, je les ai déjà tous fait : escrime, flûte à bec, nage papillon, théâtre, ombres chinoises, initiation à la photo, ornithologie et même « découverte de l’archéologue qui sommeille en nous ». Cette fois, je devais normalement participer à un stage de cuisine, mais je m’y suis pris trop tard et le cours était déjà complet. Alors, je resterai chez moi. J’irai à la bibliothèque communale et je lirai les BD’s que je n’ai pas encore lues.

La semaine s’écoule sans faire de bruit. Matéo est parti en Bretagne ce matin avec ses deux frères et sa sœur. Moi, je me rends à la bibliothèque. Arrivé devant le bâtiment, je découvre sur la porte un avis annonçant la fermeture du lieu pour une période indéterminée. Il est question d’inventaire. Je fais rapidement le tour de la question : chez moi il n’y a personne, mon meilleur ami est en vacances, il ne me reste plus qu’à prendre mon mal en patience. Je décide de déambuler dans le village. Prendre l’air ne peut pas me faire de mal.

Le village de Liloin est tout petit, on en a vite fait le tour. C’est un village classique, sans envergure, avec, pour seule distraction, une bibliothèque et une supérette. Vous connaissez déjà le sort réservé à la bibliothèque, la supérette, quant à elle, est toujours investie de gars plus âgés, qui tournent autour d’elle avec des motos et des foulards de couleur noués à leurs poignets. Comme je ne suis pas le garçon le plus téméraire du monde, je n’ose pas trop rôder autour d’eux. Je préfère me balader seul.

A force de rêvasser, je n’ai plus fait attention aux rues que j’empruntais et j’arrive à l’orée de la forêt. Avant de pénétrer dans ce bois communal (je pourrais aller y cueillir quelques champignons, d’autant que l’an dernier j’ai participé à un stage qui m’a permis de distinguer les champignons vénéneux des autres) il faut passer devant la bicoque du « Vieux » et ça, c’est beaucoup moins réjouissant.

Je repense à lui, poussant son caddie couinant avec son mini chien dont seules les oreilles dépassent d’une pile de journaux et un frisson d’effroi parcourt mon dos.

Je regarde à gauche, puis à droite, je m’assure que les environs sont déserts pour m’avancer sur le chemin qui mène à la forêt.

« C’est bon, personne dans les parages » me dis-je en pénétrant dans le bois. On ne peut pas dire que je connaisse bien l’endroit, mais si je suis le chemin toujours tout droit, je ne devrais pas me perdre. Je marche. Il fait sombre sous les feuilles des arbres. Je me retourne tous les deux mètres pour vérifier que personne ne me suit. Je ne suis pas très rassuré. Mais à chaque fois, c’est mon imagination qui me joue des tours et qui invente des bruits qui n’existent pas.

A peine me dis-je cela pour me rassurer que j’entends une branche craquer à quelques mètres de moi. Je me retourne et constate, une fois encore, que je suis seul dans cette forêt. Je fais mine de reprendre ma promenade quand surgit au-devant de moi une figure hirsute aux cheveux en pagaille et aux habits multicolores : le VIEUX.

Je ne l’ai pas vu venir ; le voici qui me barre désormais la route. Je suis muet de peur.

Il explose de rire et se met à frapper des mains : « AhAhAh ! je t’ai fait peur ! ». Je n’ose rien répondre. Je voudrais qu’il me laisse passer. Je suis coincé.

Le « Vieux » semble lire mon inquiétude sur mon visage. Il s’approche, me regarde avec attention, puis touche mon épaule. Par réflexe, je recule. Et si tout ce qu’on raconte à son sujet était vrai ? Peut-être n’ais-je plus que quelques minutes à vivre. Je panique.

« Tu es tout pâle, tu es sûr que tout va bien ? Viens, je vais te faire à manger ». Me dit-il. D’un geste, il m’invite à le suivre.

Mon esprit fonctionne à toute allure. Il faut que je trouve un moyen de fuir… Et si je courais à toute vitesse ? Il est vieux, il ne pourra pas me suivre. Et pourtant, une fois le premier sentiment de panique retombé, quelque chose chez cet homme me donne envie de le suivre. Aimanté, je pars avec lui, irrésistiblement, sans un mot.

Sur la route, c’est lui qui me parle.

« Jamais personne ne vient dans ce coin du village. Quand je t’ai vu arriver, je me suis dit que ce serait drôle de te faire peur. » Il me regarde et ouvre de grands yeux ronds. Son visage est élastique, il fait tout un tas de grimaces bizarres. Il exécute une dizaine de postures différentes très drôles. A un moment, je n’y tiens plus, j’explose de rire.

« Ah voilà ! Enfin ! Un moment j’ai cru que tu n’étais pas normal ! » me lâche-t-il.

Et voyant que je ris de bon cœur, il fait d’autres grimaces, il saute, marche sur les mains et fait la roue. Je n’ai jamais vu ça de ma vie. J’ai maintenant mal au ventre et au visage tellement je ris.

On arrive chez lui. Le « Vieux » fait mine d’être mon serviteur. Il me fait passer devant et au moment où je passe la porte, il fait des courbettes de bienvenue.

Cela fait longtemps que je n’ai plus autant ri. J’avais même oublié que le rire détend, que le rire rend confiant. Puis, je reprends soudain conscience du risque que je cours. Pour quelqu’un qui, une demi-heure plus tôt, voulait s’enfuir, je me suis piégé tout seul. Une fois à l’intérieur de la maison, il devient beaucoup plus difficile de s’échapper. Malgré moi, je me remets à paniquer. Mais l’angoisse s’évanouit quand, quelques instants plus tard, une odeur de plats mijotés vient me chatouiller les narines. Le « Vieux » s’affaire dans la cuisine, j’entends des bruits de cuillères et de casseroles. Il fait tellement de bruit qu’on dirait une fanfare à lui tout seul. Moi qui d’habitude n’ai jamais faim, l’idée de partager un repas dans une contexte aussi insolite m’ouvre l’appétit. D’un coup, je me rends compte à quel point mon estomac crie famine. Il est temps que je mange !

Plus guilleret que jamais, le « Vieux » apporte une omelette en sautillant. Le chien aux oreilles dressées, aperçu une semaine plus tôt, court dans les jambes de son maitre, visiblement excité par ses pas primesautiers.

« Ongle Incarné, au panier ! Qu’est-ce que j’ai dit ? On n’embête pas les invités, allez, file ! »

Le « Vieux » m’invite à prendre place à sa table et nous savourons ensemble un omelette aux fines herbes délicieusement baveuse.

Le Vieux me verse un verre d’eau et me regarde. Cette fois, il ne cherche plus à me faire rire « comment t’appelles-tu ? » demande-t-il.

« Romuald », je réponds. « Enchanté Romuald, moi c’est Edgard et tu peux me tutoyer. » Il me sourit.

-       ce n’est pas la première fois que je te croise, seul, dans le village.

Je suis surpris. Si ce n’est la semaine dernière, jamais je ne l’ai croisé. Pourtant il semble bien me connaître.

-       Tu ne dois pas avoir peur. Je sais qu’on colporte toute une série d’histoires à mon sujet. Aucune n’est vraie et aucune n’est fausse. Je passe mon temps à écrire des livres, donc, il se peut que les gens confondent le contenu de mes histoires avec ma vie.

Tu aimes la musique ?

Le « Vieux » – heu Edgard – m’emmène dans son salon. Je n’ai jamais vu un endroit pareil. Les murs sont de toutes les couleurs, on dirait un arc-en-ciel enfermé dans une pièce. Le sol est jonché de piles de livres qui atteignent parfois le plafond. Il suffirait d’un courant d’air pour que tout s’écroule. Dans un coin, une cage à oiseau balance doucement. Je m’approche pour regarder et j’entends un « t’es qui toi ? t’es qui toi ? ». Edgard m’explique qu’il s’agit de son perroquet. Il est déçu, l’oiseau ne sait dire que « t’es qui toi ? ». Il aurait tellement aimé faire dire au volatile des gros mots.

Edgard s’approche d’un vieil appareil à musique. Il prend sur une pile une pochette en carton de laquelle il extrait ce qu’il appelle un « vinyle ». Il place l’objet sur une sorte de couverture ronde en caoutchouc, il actionne un bras mécanique qu’il pose sur le vinyle et une voix de femme remplit la pièce. Il me parle d’Ella Fitzgerald, et de cette chanson, qu’il ne se lasse pas d’écouter « My funny Valentine ». Il esquisse quelques pas de danse dans le salon, mimant une invisible partenaire.

L’après-midi passe, indolente. Nous écoutons des tas de disques, il me fait découvrir le jazz, John Coltrane et Miles Davis. Mais on écoute aussi Phill Collins, John Lennon, Queen, Bobby Lapointe et les frères Jacques. Je me rends compte que le « Vieux » me fait autant rire par la musique que par les grimaces qu’il faisait, tout à l’heure.

Dehors, la nuit est tombée depuis longtemps. D’un coup, le « Vieux » sursaute. « Il est tard. Rentre chez toi. Je ne veux pas avoir de problème ». Il fait mine de me pousser dehors. Mais avant de me renvoyer à la nuit frissonnante, il prend la peine de me dire « demain, si tu n’as rien à faire, viens chez moi. Je te ferai écouter d’autres choses. ». Il me fait un clin d’œil et tel un chat, bondit à l’intérieur en un saut souple.

Chez moi, il n’y a personne. Je ne trouve qu’un mot de ma mère sur la table de la cuisine « il y a un reste de lasagne dans le frigo, mets-le dans le four pendant 20 minutes à 220 degrés. Je suis à une réunion. Ton père termine un dossier urgent. Ne nous attends pas. Bon appétit. Bisous, Maman. » Il faut croire que mes parents ont oublié qu’il y avait une vie en dehors de leur travail.

Pour une fois, je suis content d’être seul. Je m’installe devant l’ordinateur et cherche, sur internet, les chansons qu’Edgard m’a fait découvrir cet après-midi. J’en découvre d’autres. Je me couche sur le sol, dans le noir et me laisse envahir par les univers très différents de tous ces artistes. Je me raconte des histoires. Tantôt je suis dans un club de jazz enfumé. De gros gangsters, accoudés au bar, sont occupés à fumer de longs cigares et à tremper leurs lèvres dans un breuvage ambré.

Une femme à l’ondulante silhouette arrive sur scène et chante, accompagnée d’une batterie et d’une trompette. Tantôt, je me vois, courant dans la rue comme si je fuyais quelque chose, j’entre dans un hangar où des drôles de personnages déguisés en diables rouges et noirs lancent des éclairs sous un petit chapiteau de cirque. Tantôt encore, je roule à vélo, empruntant des routes en lacet, quelque part, dans le sud de la France, je fais la course avec une silhouette qui a beaucoup d’avance sur moi. Il fait chaud.

La musique s’arrête et en même temps qu’elle les petits films que je déroulais silencieusement dans ma tête.

Ce moment dans le noir m’a donné envie de dormir. A peine suis-je couché dans mon lit que je m’enfonce dans des rêves profonds.

Quand je me lève, ce matin, mes parents sont déjà partis travailler. Il ne me faut pas deux secondes pour quitter la maison et rejoindre le bout du village. De la bicoque d’Edgard s’élance une complainte aigüe et stridente par moments. Je ne reconnais pas l’instrument. Je sais simplement qu’il ne s’agit pas d’une flûte à bec. J’en ai joué assez pour savoir quel bruit ça fait.

Je frappe à la porte entre-ouverte. Au loin j’entends « entre Romuald, je t’attendais ».

Edgard n’est ni dans le salon ni dans la cuisine. Je le trouve dans une sorte de véranda en verre qu’il appelle « jardin d’hiver ».

Il se balance sur un trapèze accroché au toit de la véranda, une clarinette à la main, de laquelle il sort des bruits qui ne ressemblent à aucune mélodie connue.

Il porte un pull de laine turquoise et un pantalon rouge. Il a attaché ses cheveux épars dans un turban multicolore. Au pied, il a des espadrilles vertes qui s’effilochent.

Quand j’arrive, il saute à terre, s’en va chercher une caisse étrange dans le fond de la pièce. Il s’agit d’un petit coffre en bois noir luisant qu’il me laisse ouvrir. J’y trouve une théière noire, toute ronde, deux gobelets de terre cuite et un sachet de thé qui dégage une odeur très forte.

« Prends le sachet, ferme les yeux et respire très fort » me dit Edgard, « que sens-tu ? ». Je me concentre. Je reconnais des odeurs, de la lavande, de la menthe aussi et d’autres choses que je sais avoir déjà senti mais qui restent trop floues pour que je puisse les nommer.

« A mon tour » s’écrie Edgard, joyeux. Il plonge son nez, qu’il a long, dans le sachet et, les yeux fermés, énumère : lavande, menthe, citronnelle, millepertuis, thym, cumin et thé vert.

Il ouvre des yeux gourmands et me scrute : « On le goute ? » me demande-t-il ?

« Tu vas voir, c’est en goutant les saveurs qu’on apprend à les reconnaître ».

Je le suis dans la cuisine où il sort d’une petite armoire rouge, qui ne tient que sur un pied, une vieille bouilloire pleine de bosses. L’eau bout et la bouilloire chante. Edgard verse l’eau fumante dans la théière, puis me sert un gobelet de thé.

Ca doit être la première fois de ma vie que je goûte vraiment du thé. Et je dois bien reconnaître que même sans sucre et sans lait, je trouve ça bon.

Edgard me regarde sans rien dire. Il boit de très petites gorgées. Il ne dit rien. Il sourit.

Je m’approche du coffre pour le regarder de plus près. Sous la théière se trouvent une quantité incroyable de petites fioles de verre fermées par un capuchon de liège. Chacune d’entre elle possède son étiquette. Je les passe en revue une par une, les débouchant, je respire l’essence qui s’en dégage.

« Il faut habituer son nez aux odeurs pour qu’elles appartiennent à notre mémoire. Sinon, on les ignore, pire, on les oublie. » raconte Edgard.

La journée s’égrène en silence. Pourtant, je ne m’ennuie pas. Je suis Edgard dans ses moindres déplacements. Il me montre les petits animaux qui habitent son jardin. Aux environs de la marre, je découvre des grenouilles et trois tritons. Il me présente ses arbres à qui il a donné un nom. « Ce sont mes amis. Au même titre qu’Ongle Incarné, le mini chien aux oreilles dressées » explique-t-il.

La vie avec Edgard est comme une longue respiration. Pendant qu’il fait la sieste, j’écoute des vinyles en me balançant sur le trapèze. On se prépare du thé, il me raconte des histoires et le temps passe sans aucune ombre au tableau.

Je me suis assoupi. Quand je me réveille, il fait nuit depuis longtemps. Je regarde dehors, de gros flocons de neige recouvrent tout. Je ne reconnais plus rien. Dans le salon, je trouve Edgard endormi, un livre ouvert sur le ventre qui monte et qui descend selon le rythme de sa respiration.

Seul Ongle Incarné est éveillé, qui trotte derrière moi ; ses petites griffes scandent son pas.

Je regarde l’heure et me rend compte qu’il est plus d’une heure du matin. Mes parents ont beau ne jamais être à la maison, je me doute qu’ils ne doivent pas être ravis de ne pas trouver leur fils dormant dans son lit. Peut-être même s’inquiètent-ils ?

Je commence à paniquer. Je regarde par la fenêtre. La neige tombe avec plus de force que tout à l’heure. Il me semble qu’en dix minutes à peine, la couche a augmenté de plusieurs centimètres.

Ici je suis au chaud et en sécurité. Je suis fatigué. Et puis, ça ne les changera pas de leur quotidien, mes parents, me dis-je. Il ne me faut pas cinq secondes de réflexion pour me convaincre. Je m’installe plus confortablement dans le fauteuil et me rendors aussitôt.

Je suis réveillé par un brouhaha fracassant. Edgard surgit devant moi, il faut croire que c’est une habitude chez lui de surgir à tout instant. Il est déguisé en esquimau, une cagoule de fourrure sur la tête, des gants qui lui font des pattes d’ours, un manteau en boudins rembourré aux plumes d’oies, un pantalon de ski jaune fluo et des bottes de trappeurs en peau autour des pieds.

« Malheur, malheur, vite, vite » baragouine-t-il dans sa barbe inexistante.

Quand Edgard remarque que je suis éveillé, il vient vers moi « tout le monde te cherche » me dit-il « il y a des battues qui sont organisées dans tout le village, des policiers partout, tous les hommes sont réquisitionnés pour quadriller le bois ».

Je saute sur mes deux pieds. Edgard me donne un manteau, des gants, de grosses chaussettes et des bottes de caoutchouc. Il enfonce un bonnet sur ma tête et ajoute une couverture par dessus tout. Je ressemble au traineau tiré par les chiens, dans la neige. Je n’ai plus rien d’humain. A deux, on essaie de se dégager un chemin pour sortir de la maison. L’accès par le jardin est bloqué. Edgard fait le tour de la maison mais visiblement c’est peine perdue. Il est tombé tellement de neige en une nuit que nous sommes bloqués à l’intérieur de chez lui.

Interloqué, je demande à Edgard : « Comment sais-tu que tout le monde me cherche si nous ne savons même pas sortir de chez toi ? »

« Les sirènes de police ? Tu ne les as pas entendues ? Elles ne s’arrêtent plus depuis ce matin ! Et dans leurs haut-parleurs, les policiers n’arrêtent pas de diffuser des avis. Je crois qu’ils souhaitent que tu les entendes et que, où que tu sois, tu te sentes rassuré en les sachant à ta recherche » m’explique-t-il.

« Mais je suis bien, moi ici » je lui réponds. « C’est ton avis, Romuald, pas celui de tes parents. Oh mon Dieu, qu’ais-je fait ? » Il se prend la tête dans les mains. Il semble désemparé, comme s’il avait quelque chose à se reprocher.

Je m’approche de lui et tente de le rassurer comme je peux « tu n’as rien fait de mal Edgard, je leur expliquerai ».

Il relève la tête et me regarde gentiment, sa bouche se tord en une moitié de sourire « tu es gentil. ». Mais je vois bien qu’il n’est pas convaincu.

D’un bond, il s’extrait du fauteuil. Il marche à grandes enjambées vers une petite pièce que je n’avais encore jamais vue et qui se trouve juste à côté de la cuisine. C’est une sorte de remise dans laquelle on trouve des plantes vertes en phase terminale avec des perfusions élaborées contenant une haute teneur en engrais biologique « pour leur redonner goût à la vie », on trouve des cadres avec des papillons, scarabées, mouches et autres libellules de toutes les couleurs, un fatras incroyable d’outils en tous genres, deux trottinettes rouillées, le caddie remplit de journaux avec qui j’ai déjà eu l’occasion de faire connaissance, un vélomoteur orange tout droit venu des années soixante et une petite porte vitrée.

Edgard s’approche de la porte et sans réfléchir, attrape le premier outil venu : une bêche. A grands coups il brise la vitre. Il prend bien soin de ramasser les morceaux de verre et de déblayer les environs, puis, il frappe des coups énergiques dans la neige pour essayer de dégager un passage qui nous permettra de sortir.

Je m’empare moi aussi d’un outil et je joins mes forces aux siennes pour tenter de dompter la neige qui nous encercle.

Il nous faudra près de trois heures pour dégager la porte à hauteur du tronc. Reste encore le bas à dégager. Pour gagner du temps, nous déciderons finalement de sacrifier la porte, arrachant le chambranle en bois pour passer par dessus la butte de neige, en un saut.

Edgard se précipite dans la rue pour appréhender un policier. Il lui expliquer que « le petit va bien, qu’il est sain et sauf, qu’on peut le voir, il est à côté de moi ». Il faudra du temps aux gens pour comprendre que la chose mouvante qui se trouve enfouie sous des tonnes de vieilles loques ne peut être que le pauvre Romuald que l’on cherche depuis plus de dix heures !

Les événements s’enchainent très vite. Un policier menotte Edgard et le fait entrer dans un fourgon qui démarre toutes sirènes hurlantes.

Une dame en uniforme reste auprès de moi en attendant mes parents qui sont encore dans le bois en train de me chercher.

Elle me fait entrer dans un combi de la police, me sert un cacao chaud et me pose des questions. Elle veut savoir ce qui s’est passé chez Edgard. Je sens à sa voix qu’elle me plaint. Elle me touche le bras comme si ce que j’avais à raconter était douloureux et pénible.

A ce moment-là, mes parents arrivent. Ma mère m’embrasse comme si elle ne m’avait plus vu depuis des siècles et mon père, gauche, comme à son habitude, me sourit et me caresse les cheveux.

« On a eu tellement peur, Romu ! ». Ma mère se met à pleurer. Cette fois, toute la famille est assise dans le fourgon. L’ambiance est tendue. Personne ne parle. On attend, autour de gobelets en plastiques fumants, que je prenne la parole.

Alors j’explique. Je raconte les blagues, la musique, le thé et les odeurs.

Je vois à la tête des adultes qu’ils sont surpris.

La policière me demande :

-       Pourquoi ne pas être rentré, hier soir ? On t’en a empêché, c’est ça ?

J’explique les choses, tellement évidentes. Je me demande pourquoi les adultes veulent toujours comprendre des choses simples de manière compliquée. Mais ça, je ne le leur dit pas.

Les policiers repartent. On remercie les voisins qui ont participé à la battue. Je me sens honteux d’avoir généré autant de remue-ménage dans le village de Liloin, d’habitude si tranquille. D’autant que je ne vois pas où est le problème.

De retour chez moi, ma mère me fait à manger, elle me parle, me raconte des tas de choses, comme si elle ne pouvait plus s’arrêter. Mon père est assis à côté de moi. Il me regarde. Comme s’il ne m’avait jamais vu. Mais personne ne revient sur la nuit dernière qu’on envisage comme un « incident ». Ils veulent faire comme si rien, jamais, ne s’était passé. Comme si la vie était restée la même.

Ils passeront toute la journée avec moi. Le lendemain, ayant pris congé, ils décident de partir quelques jours à la mer, pour le reste des vacances.

C’est chouette la côte. On fait des ballades quand le vent n’est pas trop fort et le reste du temps, on mange des crêpes, des gaufres, des croquettes de crevettes.

Mais je m’ennuie. Je sens bien que mes parents ne sont pas habitués à ce genre de vie. Ma mère tourne dans la pièce tel un lion en cage, on dirait que ça lui démange de ne rien faire. Mon père, lui, a réussi à se trouver une connexion internet. Il fait semblant de surfer sur la toile, comme si personne n’avait remarqué qu’il était en train de travailler.

Moi, je m’ennuie.

On revient à Liloin. Les vacances sont terminées.

Le lundi matin, je retrouve Matéo à notre coin de rue habituel. Il a des tas de choses à raconter. Excité, il explique la Bretagne. Ils ont trouvé un chien errant, leur distraction de la semaine qu’ils ont pu ramener avec eux. Moi, je lui parle de gangsters fumeurs de cigares, de trapèze dans un jardin d’hiver et d’un vieux qui marche sur les mains. « Quelle imagination tu as, Romu, je voudrais pouvoir inventer autant d’histoires que toi ».

Je lui envie ses deux frères et sa sœur, leurs jeux d’aventure à quatre. Lui, il m’envie mon monde intérieur. Je souris. Je ne lui raconte pas qu’il s’agit du « vieux qui fait peur ». Je ne sais pas pourquoi, j’ai le sentiment qu’il ne comprendrait pas non plus.

Ce soir, quand je rentre chez moi après l’école, la maison est vide. Ma mère a, comme toujours, laissé un reste de repas à mettre au four et un petit mot.

Je m’installe devant la fenêtre et j’attends. J’espère qu’il va se passer des choses. N’importe quoi plutôt que l’ennui. Mais je rêve, j’ai beau scruter l’horizon, rien ne se passe. Ca se saurait si Liloin était secoué d’événements en tous genres.

J’ai très envie de courir à l’autre bout du village, près de la forêt, mais je ne peux pas. Je risquerais de créer de nouveau un scandale. Alors, j’attends le moment où j’aurai atteint les limites de l’ennui.

J’allume la télévision. Je zappe et fais défiler une à une les quelques milliers de chaines auxquelles nous sommes abonnés. Rien ne retient mon attention jusqu’à ce que je tombe sur un film en anglais. C’est la première fois que je regarde un film dans une autre langue que la mienne. Heureusement, je comprends grâce aux sous-titres en français. Je tombe sur  une scène avec des chevaliers. Le roi Arthur combat le chevalier noir, l’ennemi suprême. Rapidement, le roi prend le dessus en coupant un premier bras au chevalier, puis un second, une jambe, puis l’autre. Le méchant n’est bientôt plus qu’un homme tronc sans défense. Malgré cela, il continue de penser qu’il a gagné le combat. « Le chevalier noir est toujours victorieux ». Je suis absorbé. Je bascule à l’intérieur de l’écran. Quelque chose se passe. Je me sens bien dans cet univers décalé, dans cet univers qui raconte quelque chose. A la fin, j’apprends qu’il s’agit d’un film d’une bande de comiques anglais, les Monty Pythons.

Il est près de 22h et mes parents ne sont toujours pas rentrés. Cette fois, je piétine d’impatience. N’y tenant plus, je me dirige vers la dernière maison du village.

La porte est fermée, les volets baissés.

J’essaie par l’arrière, mais tout est bouclé. Même la porte du débarras a été réparée. Il est impossible d’entrer chez Edgard. Pourtant, quelque chose me dit qu’il est à l’intérieur.

Je frappe à la porte. Je crie. Silence. Je me faufile dans le jardin et m’approche de la véranda. De là, je pourrai voir s’il y a de la vie dans la maison ou non.

Mais la véranda est éteinte. La maison est comme morte. Je continue de crier « Edgard, Edgard ». Toujours rien. Je crois entendre le bref aboiement d’un chien, mais ça peut tout aussi bien être mon imagination qui me joue des tours.

J’attends encore quelques instants puis rentre chez moi, bredouille.

Là aussi la maison est silencieuse. C’est bien d’avoir un monde intérieur mais si on n’a personne avec qui le partager, c’est tout de suite moins drôle. Je prends une feuille de papier et me mets à écrire. Je note toutes les choses que j’aurais racontées à Edgard si j’avais pu le voir ce soir, bien décidé à glisser la lettre sous sa porte, le lendemain.

Tout de suite après les cours, je file chez Edgard. Quand j’arrive à proximité de la maison, je m’arrête, le souffle coupé. On est venu tagger des graffitis sur les volets, les portes et même les murs de sa maison. On peut lire des inscriptions comme « cochon », « gros porc », « va te faire soigner », « des gens comme toi on devrait les tuer ».

J’ai la tête qui tourne, j’ai envie de vomir. Je ne suis pas très grand mais je comprends tout de même le rejet, la haine, l’injustice. Vite, je glisse ma lettre sous la porte. Je ne peux m’empêcher de me dire que tout ça est de ma faute. Alors, je cours chez Matéo, bien décidé à lui raconter ma vraie version des vacances.

La première réaction de Matéo est de me dire « t’es cinglé ou quoi, t’as osé suivre le vieux, avec tout ce qu’on raconte sur lui » ? Je lui demande de se taire et de m’écouter jusqu’au bout. « Chez moi je suis tout seul, ce n’est pas comme si j’avais deux frères et une sœur. Avec lui, c’est comme avec toi. C’est un ami ».

Mais visiblement, quand on est petit, on ne peut pas avoir un ami âgé. S’il avait été mon grand-père, personne n’aurait rien dit. S’il ne s’était pas habillé de rouge, de rose et de jaune flash, personne n’aurait rien dit. S’il n’avait pas un chien qui s’appelle Ongle Incarné, personne n’aurait rien dit. Mais Edgard porte des pantalons multicolores, il a un hôpital pour plantes vertes, il parle aux escargots et aux moineaux, il écoute de la musique, couché sur le sol de son salon, il écrit sur ses murs des phrases qu’il trouve dans les livres, il déambule dans les rues avec un caddie bourré de magazines. Et pour toutes ces raisons-là, il doit rester seul et n’approcher personne, encore moins un garçon de 12 ans.

« Mais pourquoi tu me racontes tout ça seulement maintenant ? Tu me donnes envie de le connaître, moi, Edgard ! » Matéo a un large sourire qui lui barre le visage.

« On peut pas laisser faire ça ! Il faut qu’on fasse quelque chose ! » Matéo est plus déterminé que jamais. Le poids que j’avais au fond de mon ventre s’envole d’un coup.

A l’école, le lendemain, Matéo et moi on rassemble les copains et on leur raconte toute l’histoire. Quelques uns sont réticents, d’autres sont carrément contre nous « ma mère m’a raconté des choses atroces sur ce vieux dégueulasse, moi, si je viens avec vous, c’est pour cracher sur sa porte » nous rétorque Mathias, un de nos amis. On ne pourra pas compter sur tout le monde mais on arrive tout de même à rassembler un groupe de 15 personnes.

Plusieurs après-midis d’affilée, après l’école, le groupe se réunit chez moi. On s’organise. Et un soir, alors que le village est endormi, on se faufile hors de nos maisons pour se rassembler autour de celle d’Edgard toujours fermée, toujours bourrée de graffitis.

Un des nôtres joue le rôle de sentinelle. Si quelqu’un approche, il siffle un code connu de nous uniquement et on se replie dans la forêt. Heureusement, ça n’arrive pas.

On s’est réparti en deux équipes. La première s’active à nettoyer volets et façades avec des éponges et du détergent. Pendant ce temps-là, l’autre équipe est occupée à confectionner des banderoles de toutes les couleurs. Plutôt que d’écrire des slogans d’hommes et femmes en colère, on a décidé de noter les mots qu’on trouve beaux et d’en faire des phrases.

On s’active pendant toute la nuit. Puis, sans bruit, chacun rentre chez lui. On se prépare pour aller à l’école, sans que personne ne se doute de rien.

Les conséquences ne sont pas longues à se manifester. L’après-midi suivante, un tas de curieux est amassé devant la maison d’Edgard.

On peut y lire des phrases comme « montre-nous comme elle est belle, ta différence », « les grimaces sont aussi puissantes que les armes, apprends-nous à désarmer les grincheux », « la musique et les histoires n’ont jamais tué personne, l’ennui si ». Le tout décliné en mille couleurs ultra-flash pour que l’on puisse les voir de loin.

La police intervient, elle tente de disperser le petit groupe de curieux : « vous n’avez rien à faire ici, rentrez chez vous ». Moi, je reste. Je frappe à la porte d’Edgard, bien décidé à lui parler. Il faut croire que ce qui sort de l’ordinaire attire les foules. Le groupe de badauds, plutôt que de diminuer, ne fait qu’augmenter.

Rapidement, notre groupe se réunit. On décide de profiter de la situation :

Chacun part d’un côté et de l’autre pour se mettre en place. A quinze on arrive à encercler la maison.

Les badauds se montrent plus curieux que jamais.

D’un coup, je m’avance vers la foule. Je monte sur un petit muret et prend la parole. Je crie pour être bien sûr que tout le monde m’entende :

-       Vous croyez connaître l’homme qui vit ici alors que vous ne connaissez même pas son nom. Je le connais moi : parce que je l’ai rencontré. Il s’appelle Edgard. Je peux vous dire qu’il ne ressemble pas du tout aux rumeurs qui circulent à son sujet. Seuls les gens qui l’ont rencontré, comme moi, peuvent vous dire que vous vous trompez sur toute la ligne. Plutôt que de croire n’importe quoi, intéressez-vous à l’homme qui habite derrière ces murs. Et vous verrez que vos inquiétudes sont justes bonnes pour la poubelle. Si, un soir, alors que tout le village est à la recherche d’un petit garçon, vous découvrez qu’il est chez ce vieux monsieur, plutôt que de penser qu’il y est séquestré et qu’il a subi les pires sévices de sa vie, demandez-vous si le petit garçon n’y est pas allé de son plein gré parce que là, au moins, le petit garçon peut parler à quelqu’un qui s’intéresse à lui, peut rigoler, peut rêver.

Nous sommes plusieurs à avoir nettoyé les graffitis et à les avoir remplacé par des phrases plus appropriées. Je vous demande de ne plus importuner Edgard sauf si vous décidez de vous intéresser à lui, pour ce qu’il est.

Je redescends de mon muret. Le petit groupe m’applaudit « bien dis Romu, tout bon ! ».

Plus efficace que les forces de l’ordre, mon discours semble avoir fait mouche. La petite masse de curieux se dissout progressivement. Les gens rentrent chez eux parce qu’il n’y a plus rien à voir.

Bientôt, nous ne sommes plus que les 15. A l’intérieur, on perçoit comme un bruit. A l’étage, un volet se débloque et une fenêtre s’ouvre. Edgard sort timidement la tête pour voir ce qu’il se passe. Il nous voit et nous fait un signe de la main : venez les enfants, on voit boire du thé.

Il descend, débloque tous les volets. Sa maison s’ouvre de nouveau. Il nous invite à entrer. Quand il me voit, il me lance un large sourire. « J’ai entendu ce que tu as dit ! Il ne fallait pas ». Je sais que c’est sa façon à lui de me remercier. Quand j’entre dans son salon, la première chose que je vois c’est ma lettre, accrochée au mur. Je souris.

On s’installe. Edgard nous fait du thé et comme la nuit se met à tomber, il allume des bougies,  met un disque de musique classique puis il nous raconte une histoire. C’est un conte. Ca se passe en Orient, avec une jolie princesse, prisonnière d’un sultan. Si elle veut garder la vie sauve, elle doit lui raconter une histoire tous les soirs.

Nous sommes suspendus à ses lèvres. Je n’entends même pas que d’autres gens rentrent.

Bientôt, une cinquantaine de personnes ont pris place dans le salon d’Edgard. Ils écoutent.

Je vois ma mère et mon père. Nos regards se croisent. Sans un mot j’ai compris que je viens de gagner ma liberté. Mon asile est ici et personne, désormais, ne pourra me le retirer.

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