OU L'HEURE EST-IL ?
andree-lyse
Inutile d’espérer encore trouver le sommeil. Jeanne observe le plafond les yeux grands ouverts et quelle que soit la raison qui la tienne éveillée, elle use sa patience. Jeanne se lève et enfile un chandail. Cette insomnie est finalement une providence : elle retarde depuis trop longtemps la lecture de ce « pavé » prétextant qu’elle nécessite un temps de vacances. Cette nuit sera une vacance idéale. Elle fait chauffer un peu de lait et installe un coussin sur le divan savourant, par avance ce temps de liberté dévoué au plaisir ; cadeau inattendu d’une nuit de printemps. Jeanne glisse alors voluptueusement dans les entrelacs des caractères, les chapitres défilent ouvrant une fenêtre ici, posant une tuile là. L’édifice prend forme, elle s’y promène avec aisance. Quelques épisodes plus tard elle suspend sa lecture pour savourer la quiétude de ce temps volé à l’habitude. Il lui semble que l’espace a grandi, comme si la vie se dilatait aux heures de pleine nuit. Cette idée lui plaît, elle s’étire. Elle pourrait bien dormir à présent. Sa position immobile l’a considérablement refroidie, elle met le radiateur en marche, allume la radio et se remet au lit. Quand elle est tout à fait réchauffée, elle cherche alors la plage fraîche à l’ombre de l’oreiller, la parcourt du plat de la main, étire ses jambes et ses orteils comme un chien bienheureux. La radio diffuse « Funny Valentine », elle monte le volume et reprend la pose pour une destination vers les dépendances de Morphée. « La vie est formidable » se confie-t-elle comme une prière.
Comme un coup de canif dans une balle de coton, un soubresaut expulse Jeanne du sommeil. Quelques secondes plus tard elle comprend qu’un bruit étranger et persistant l’a réveillée : quelqu’un tambourine à la fenêtre. Dans un réflexe absurde elle regards l’heure : deux heures. Personne ne lui rend visite si tôt habituellement, d’ailleurs personne ne se présente jamais à la fenêtre du troisième étage ! Jeanne se lève et écarte les rideaux. Elle aperçoit une silhouette agitée qui, à peine a-t-elle ouvert la fenêtre, propulse son visage à l’intérieur, tel un coucou sorti de son horloge, et vocifère :
_ C’est pas bientôt fini ?
Jeanne découvre alors un personnage portant lunettes et bonnet rouge, dont le visage empreint d’adolescence arbore une barbe naissante.
_ Qu’est-ce que vous faites sur mon balcon ? S’inquiète -telle
_Si vous faites un raffut pareil on entendra jamais la fuite !
_La fuite ? La fuite de quoi ?
_ Ben la fuite du temps !
Jeanne tente une brève analyse de la phrase qu’elle vient d’entendre : il est urgent de repousser l’individu, ce qu’elle tente de faire en faisant mine d’inspecter les lieux. Elle constate alors qu’aucune corde ou échelle n’est accrochée à la balustrade ; il sera donc monté en escaladant. Comme elle le scrute avec méfiance, il ôte son bonnet et dit en s’excusant :
_Je me présente : Harold ROSETTI, plombier intemporel et s’écartant d’un pas :
_ Voici mon assistante, Ursula.
Jeanne voit un grand cou se pencher sur elle, tout à coup elle comprend :
_ Attendez c’est un gag ! C’est très réussi mais vous êtes découvert. Comment avez-vous fait pour monter cette autruche au troisième étage ? Et elle éclate de rire sous l’œil incrédule de l’intrus.
_Vous n’y êtes pas du tout et c’est pur hasard que ça tombe sur vous ! avertit Harold ROSETTI en remettant son bonnet.
_On était bloqué dans le mur depuis un bon moment, à croire que personne ne chauffe dans cet immeuble !
Elle répond hilare :
_Allez dites-moi qui lest l’auteur de cette farce grandiose !
_ Comment expliquez-vous que les gens ne chauffent pas ? Insiste-t-il.
_ Quoi ? Interroge-t-telle en s’essuyant les yeux
_ Le chauffage, personne n’en met ?
_ Ce sont des vacances….
_Les vacances ! Vous croyez que le temps prend des vacances peut-être… Toujours sur la brèche Harold ROSETTI…..et Ursula bien sûr !
A l’écoute de son nom Ursula pose sa tête sur l’épaule de son compagnon dans une attitude confiante.
_ Allez, dites-moi qui vous a engagé ?
_ Je travaille chez CHRONOSECUR
_ Non, je veux dire la personne qui a loué vos services pour me faire une farce !
_ Moi je suis au service du Temps. Je suis là pour la fuite je vous dis !
Jeanne tente un retour à la réalité et avance :
_ Cette autruche ? Vous l’avez trouvée dans un cirque ?
_ Non, on fait équipe…
_ Vous voulez dire qu’elle est à vous ?
_ Non, on fait équipe !
_D’accord. Et vous la logez où ?
Harold ROSETTI réfléchit en se grattant un sourcil :
_ Il y a quoi ? Bien 7 ou 8 ans qu’on est dans ce mur. Y a pas beaucoup d’accidents vous savez ; le temps a sa réputation ! Enfin là, c’est une chance que vous ayez chauffé ce soir parce que votre balcon a juste la congruence
Ah non ! Ils exagèrent ! Ils m’envoient un gars complètement allumé ! La farce va tourner vinaigre !
_Ca c’est une chance en effet, mais voyez-vous mes voisins ont exactement le même et de plus, ils ne sont pas là : vus pourrez opérer en toute tranquillité …
_ Je vois, dit-il en souriant vous ne connaissez rien du tout à la mesure du temps…
_ J’en ai sans doute une connaissance incomplète, mais là voyez-vous il est deux heures dix et je dois me lever à sept heures. Je me rends compte qu’il me reste peu de temps à dormir….
_ Parce que vous aviez l’intention de dormir pour la dernière fuite du temps ?
_Ah, c’est la dernière… et bien, c'est-à-dire que je ne dormirai que d’un œil. Faites-moi signe le moment venu…
_ Y a qu’un moyen devoir : il faut guetter.
_ Bon et bien je vous souhaite bonne continuation dit Jeanne en le poussant vers la fenêtre. Elle remercie le ciel en constatant que l’autruche n’a pas bougé du balcon.
_ C’est idiot, la fuite a lieu dans une impression ou deux….
_ Ah ! Et vous mesurez ça comment une impression ?
_ A la trace.
_ Ecoutez, vous êtes bourré de talent et votre imagination est débordante. Bravo ! Mais il faut cesser maintenant. Vous savez ce qu’on dit : les plaisanteries les meilleures….
_ Vous êtes obscure vous, hein ? J’ai du travail moi ! Ca n’a rien d’une plaisanterie. Mais je ne vous oblige pas à vous instruire, j’ai juste besoin de votre balcon pour travailler.
Vraiment, elle les retient les petits plaisantins !!!!
_ Ah bon ? Dans ce cas je vais vous laisser travailler. Je ferme la fenêtre vous serez plus au calme.
_ A condition que vous soyez plus discrète..
_ C’est promis j’éteins la radio.
_ Non, non, n’éteignez pas !
_ Bob, bon….
Jeanne referme la fenêtre soigneusement. Comment va-t-elle encore pouvoir dormir avec un homme et une autruche sur son balcon ? Allez, elle téléphone à Clément : c’est forcément une idée de Clément avec son sens de la démesure !
_... »Vous avez 40 secondes pour vous manifester ou retourner à l’oubli.. »
Evidemment, il s’est bien gardé d’être là !
Jeanne s’assoit et tente de réfléchir. Comment les faire déguerpir !
Elle rouvre la fenêtre
_ Je voulais vous dire, dès que vous aurez fini, toquez à la vitre ; je vous ferai descendre par l’escalier ; ce sera plus simple !
_ Vous êtes gentille mais on fera comme pour venir. En revanche, si vous aviez quelque chose à boire ce ne serait pas de refus. Rien de tel qu’un doigt d’objectif pour combattre le froid !
_ Malheureusement je ne bois pas.
_ Un peu de lait fera l’affaire.
Jeanne soupire.
_ Ursula en veut aussi ?
L’autruche sourit en entendant son nom.
_ Une larme. Répond Harold ROSETTI.
Elle revient quelques instants plus tard avec deux verres de lait.
_ Merci beaucoup dit Harold ROSETTI en la gratifiant d’un sourire. C’est quoi votre nom ?
_ Jeanne ;
_ Vous travaillez chez qui ?
_ Ah pas du tout dans la même branche que vous !
_ Il faut de tout pour faire un monde
_ Surtout du monde ! Ricane Ursula
_ J’aurais volontiers une conversation avec vous mais il commence à se faire vraiment tôt. Si vous me laissiez ?
_ C’est les vacances… Répond-il
_ Vous ne m’amusez plus monsieur ROSETTI, maintenant vous partez !
_ Je ne peux pas Jeanne répond-il l’air consterné. Comprenez bien j’ai dit une fuite mais en fait nous n’en sommes pas sûrs. On a prévu pour ça mais ça peut tout aussi bien être une fugue, une évasion, une débâcle, une débandade, une déroute, une échappée, un déménagement…
_ Ca j’ai compris que vous étiez spécialiste du déménagement….
Clément vient de s’exposer à une rupture définitive.
_ Bien sûr et aussi des sauve-qui-peut, des subterfuges, échappatoires, des faux-fuyants, Ah ! les faux-fuyants…. Des excuses, des dérobades, des hémorragies……
_... Et des intrusions inopportunes…
Il n’écoute rien.
_Tout ça demande une technique différente ! Mais avec le Temps, on a surtout affaire à la fuite. L’Espace, je ne dis pas, il peut faire dans l’excuse échappatoire, mais le Temps, non.
_ En l’occurrence, en ce moment, c’est plutôt d’une perte de temps qu’il s’agit Monsieur…
_ Chuttt…. Ecoutez Jeanne, le Temps qui fuit. Jeanne tend l’oreille et perçoit en effet quelque chose comme un bruissement. Elle voit alors l’autruche déplier ses ailes en éventail pour faire écran à une vive lueur.
_ Voilà. Le Temps vient de s’enfuir dit Harold satisfait.
Incrédule Jeanne reste muette.
_ Vous avez vu son ombre non ?
_ Oui répond-elle abasourdie… Qui êtes-vous ?
Il fait une révérence en guise de réponse tandis que l’autruche rabat ses ailes et commence à tordre la rambarde en fer forgé avec son bec.
_ Hé ! Regardez ce qu’elle fait ! Je suis locataire ici vous savez !
_ Elle fait son métier. Après, si un morceau de fuite était rentré chez vous, vous en feriez toute une histoire !
_ Qu’est-ce qui se passerait si un morceau de fuite était rentré ? Demande-t-elle inquiète.
_ Ca ferait la part des choses et croyez-moi peu de gens en sont satisfaits.
C’est un cauchemar, elle doit se réveiller ! Bientôt une terrible angoisse l’étreint :
_ Ce…Ce truc, dit-elle en pointant le doigt vers l’extérieur, c’était une éclipse ?
_ E quelque sorte : une éclipse de Temps.
Jeanne est pétrifiée. Sa salive s’agglutine au fond de sa gorge sans qu’elle parvienne à l’avaler.
_ Qui êtes-vous ?
_ Harold ROSETTI pompier intemporel.
_ Mais qu’est-ce que c’était cette lumière ? Qu’est-ce que vous avez fait ?
_ Moi rien. Je ne suis pas le Temps. Si j’étais le Temps, moi, il y a longtemps que j’aurais arrêté. Pour ce que les gens en font !
Un horrible bruit de ferraille la fait sursauter.
_ Mais, regardez l’allure de ma rambarde hurle-t-elle. C’est le Temps qui va me rembourser les frais ?
_ Alors là, n’ayez pas d’inquiétude le temps s’acquitte toujours.
_ Dites à cette autruche de cesser immédiatement sa destruction et partez ! Partez ou j’appelle la Police s’emballe-t-elle.
8 c’est bon, c’est bon, nous partons. Ne nous oubliez pas Jeanne.
Un accessoire vient de quitter son logement à l’intérieur d’elle-même. Il y a une anomalie ça ne fait pas de doute.
Harold ROSETTI se courbe et pose ses mains sur ses genoux fléchis à la manière d’un Sumo. Sa carrure malingre le rend grotesque mais Jeanne n’a pas envie d’ironiser. Elle sent sournoisement qu’un drame se prépare. Sans savoir pourquoi elle crie :
_ Ne faites pas ça !
Tandis qu’elle le retient par le bras, elle est surprise de trouver une consistance sous ses doigts. Il éclate de rire.
_ Ne vous inquiétez pas ça va passer. On s’en remet du temps qui fuit. Tenez Jeanne vous allez suivre mes instructions. Vous voyez Ursula ?
_ C’est la chose qui mesure deux mètres et pèse cent kilos ? bredouille-t-elle.
Ursula lui glisse une œillade susceptible d’une embauche aux Folies Bergères.
Jeanne se sent menacée. Elle ne doit pas lâcher, non il faut qu’elle s’accroche à la réalité.
_ Bon, attrapez la par le col…
Jeanne recule.
_ Non, je veux juste que vous partiez tous les deux sains et saufs. Je vous en prie !
Elle sent sa résistance l’abandonner.
Harold ROSETTI baisse la tête et murmure :
_ Je voulais juste vous dédommager. Voulez-vous savoir comment retenir le Temps ?
Elle fait un signe négatif de la tête.
_ Vous êtes d’une bêtise consternante vous savez ? Je suis pompier je vous dis ! Un pompier ça sauve non ? Alors laissez-moi faire…
Il lui prend la main et la guide jusqu’à l’autruche.
_ Laissez-vous faire Jeanne.
Il pose la main de Jeanne sur le dos d’Ursula..
_ Le Temps ne se maîtrise pas mais il se retient si on sait l’écouter. C’est une mélodie simple à retenir et comme elle est inachevée, la suite vous appartient. Je vous donne les premières notes…
Jeanne porte les mains à ses oreilles tandis qu’elle voit Harold ROSETTI fouiller dans les plumes de l’autruche et en sortir une petite boîte à musique dont il actionne la manivelle. Jeanne accentue la pression de ses paumes : c’est un sort qu’il veut lui jeter elle en est sûre. Tel Ulysse tourmenté par les sirènes, elle ne doit pas écouter, il y va de son salut. Elle voit les lèvres d’Harold s’arrondir et ses joues se gonfler : il siffle. Jeanne ferme les yeux et crispe se paupières pour s’isoler tout à fait. Quand elle les rouvre, Harold ROSETTI a disparu. Elle se retourne, l’autruche n’est plus là. Elle s’affole, elle appelle :
_ Monsieur ROSETTI, Monsieur ROSETTI ! Harold !
Et elle court, visite toutes les pièces de l’appartement… Elle n’a pas rêvé, la preuve.. Elle retourne sur le balcon et découvre la garniture de fer forgé..intacte. Elle la touche et constate que le métal est brulant. Elle se penche, regarde en bas, en l’air : rien. Aucune trace du passage du pompier si ce n’est là, par terre, une plume noire qu’elle ramasse. Jeanne se sent désabusée. Un profond désarroi la tient inerte, terrassée par un vide immense dont l’unique balise glisse, soyeuse, entre ses doigts.
Et soudain elle entend. C’est à peine perceptible d’abord mais si elle se concentre, elle entend la mélodie. C’est la joie qui lui fait battre le cœur ainsi ? La mélodie du Temps ! C’est donc ça le bonheur ? Jeanne se précipite sur le mur et y colle son oreille. Ils sont là, elle en est sûre ! C’est pourtant un silence plombé qui répond à son « toc-toc ». La musique est bien là mais elle vient d’ailleurs. Elle écoute encore attentivement et découvre consternée que le son vient de la radio restée allumée dans la chambre. Elle s’affale sur le lit.
« Amis noctambules et insomniaques vous êtes toujours à l’écoute de « Qui dort nuit », il est quatre heures. Et alors cette heure évanouie vous en avez fait quoi ? J’espère que vous l’avez vu fuir
Parce que c’est la dernière fois que nous changeons d’heure…
Jeanne se retourne pour consulter le réveil. Il indique trois heures…