Out of the Woods - June Loop

lwsiffer

-Bonjour jeune homme.

-Bonjour.
-Que fais-tu ici ?

-Je cherche des gens de mon village. Vous ne les auriez pas vu passer par ici ?

-Non, je n'ai vu personne. Mais... tu as l'air fatigué. Pourquoi ne te reposerais-tu pas un instant ?

-Non, je ne suis pas...

Taïchi sentit soudain une profonde fatigue l'envahir et alors qu'il basculait en avant...


-Taïchi ?

Des coups répétés à la porte le réveillèrent. Il eut à peine le temps d'ouvrir les yeux qu'il vit apparaître la tête d'Aïri dans l'embrasure de la porte.

-Encore en train de dormir ? lui reprocha-t-elle avec une moue désapprobatrice.


Taïchi regarda autour de lui, désorienté.

-Tu es allé voir de l'autre côté du tunnel ? demanda Aïri en entrant.

Taïchi réfléchit, l'esprit encore embrumé.

-Non... pas encore. Mais je vais y aller, ajouta-t-il précipitamment en voyant le regard d'Aïri. Aujourd'hui.

-Écoute, soupira la jeune fille, je suis désolée d'insister mais mon père ne veut plus y envoyer personne. Seulement, on ne peut pas laisser les choses comme ça et je sais qu'il n'osera pas te le demander.

-Ne t'inquiète pas. Je sais que c'est important, répondit Taïchi en se levant.

-Je pourrais peut-être... t'accompagner ?

-Non, on ne sait pas encore ce qui se passe de l'autre côté.

-Je suis inquiète. Et si tu ne revenais pas toi non plus ? Ou qu'on te retrouvait dans le même état que les autres ?


Taïchi resta silencieux. Il pouvait difficilement la rassurer. Elle lui souhaita bonne chance et quitta sa chambre. En tant que fille du Chef de village, elle avait des tâches quotidiennes à accomplir.


Taïchi se débarbouilla et s'habilla. Comme il ne faisait pas partie des guerriers du village, il n'avait pas d'armure mais possédait tout de même une épée rudimentaire qu'il accrocha à sa taille. Il sortit de sa maison et rejoignit son cheval.


« Bizarre, il est déjà sellé, s'étonna Taïchi. Je ne suis pourtant pas sorti aujourd'hui. »


Il enfourcha sa monture et prit le chemin qui menait à la sortie du village. Il avança tranquillement à l'ombre des arbres jusqu'à arriver à la bifurcation. A droite, le chemin habituel qui reliait la route commerciale à travers les plaines. Tout droit, le tunnel.

Quand il approcha de l'entrée, son cheval se cabra et refusa d'avancer. Taïchi descendit et récupéra la lanterne qu'il avait accroché à la selle. Il l'alluma et la dirigea vers l'intérieur pour tenter d'apercevoir quelque chose, mais les ténèbres étaient trop denses. Il prit une grande inspiration et pénétra à l'intérieur.

Il avança prudemment pour ne pas buter contre les amas de pierres ou se cogner la tête aux aspérités des parois. Le village avait creusé ce tunnel dans l'urgence et les hommes avaient travaillé à la va-vite, sans faire dans le détail. Une partie de l'équipement et des explosifs se trouvaient toujours dans un recoin du tunnel.

Taïchi continua à avancer dans le noir, de plus en plus oppressé par l'obscurité.


« J 'aurai dû recharger ma lanterne en huile. Je pensais qu'il m'en restait plus que ça. Mais le tunnel ne devrait pas être si long.… »


Quand enfin il aperçut la lumière du dehors il se sentit soulagé. Il déboucha à l'air libre et s'arrêta surpris. Une femme était assise sur un rocher à quelques mètres de lui et le regardait. Ses longs cheveux roux ondulaient jusqu'à ses hanches.


-Bonjour, dit-elle en lui souriant.

-Bonjour, répondit Taïchi sans bouger. Qui êtes-vous ?

-Je m'appelle Madnoï. Je suis la déesse de cette forêt.

-Une déesse ?! « Oui seuls les dieux peuvent être si beaux, pensa Taïchi. Elle irradie de lumière. ». Je ne savais pas que les dieux pouvaient apparaître devant nous.


Madnoï rit doucement.


-Si les circonstances l'exigent nous pouvons nous manifester.

-Vous êtes ici pour m'aider ?

-Peut-être bien, répondit-elle avec son sourire énigmatique. Approche.


Taïchi posa sa lanterne sur un rocher et avança de quelques pas. Il ne pouvait détourner les yeux de cette magnifique déesse. Son visage était serein et bienveillant.


-Comment pourrais-je t'aider ? demanda-telle.

-Plusieurs personnes de mon village ont disparu, je dois les retrouver, dit Taïchi en continuant à avancer.

-Vraiment ? C'est une histoire très étrange.

-Elles ont traversé ce tunnel et ne sont pas revenues. Vous ne les avez pas vu passer ?

-Hmmm, non je ne crois pas. Mais et toi, tu viens bien de ce tunnel, n'est-ce pas ?

-Oui.

-N'as-tu pas peur de ne pas revenir ?

-Si bien sûr.


Le sourire de Madnoï s'élargit.


-Tu es franc. Et courageux. Approche.


Taïchi s'avança jusqu'à être tout près d'elle. Il ne voyait plus que ses yeux fascinants.


-Tu dois être fatigué.

-Je, non je... oui... peut-être...


Taïchi battit des paupières. Il se sentait soudain éreinté.


-Repose-toi.


Taïchi se laissa tomber par terre, soudain incapable de soutenir le poids de son corps. Les yeux clos, l'herbe lui parut très confortable et il sombra dans un profond sommeil.


-Taïchi...


-Taïchi.


-TAÏCHI !


Réveillé brusquement, Taïchi se retrouva nez-à-nez avec Aïri qui se tenait au-dessus de lui, les bras croisé, l'air mécontent.

-Encore en train de dormir, fit-elle remarquer avec dédain.


Taïchi regarda autour de lui, hébété.


-Tu es allé voir de l'autre côté du tunnel ?

-Oui, je...euh... je ne sais pas...

-Tu ne sais pas ? Qu'est-ce que tu fabriques ? C'est sérieux tout ça!, s'emporta-t-elle.


Taïchi essayait de se souvenir de ce qu'il avait fait la veille, sans succès.


-Je ne pensais pas que tu prendrais cette histoire si légèrement, dit-elle visiblement déçue.


Elle se retourna et avança jusqu'à la porte.


-Si tu ne veux pas le faire, je demanderai à quelqu'un d'autre, dit-elle en ouvrant la porte.


-Non attends ! Je vais y aller. Je te le promets.


Elle le regarda sans vraiment y croire et s'en alla.

Taïchi ne comprenait pas pourquoi elle était si en colère. Elle ne lui avait même pas laisser le temps d'y aller.


« Puisque c'est comme ça je me mets en route tout de suite. »


Taïchi se prépara rapidement et sortit retrouver son cheval.


« Bizarre, il est déjà sellé. Et où est ma lanterne ? »


Il chercha partout, en vain. Il fit un détour par le centre du village pour en emprunter une et s'éloigna finalement par le chemin qui s'enfonçait dans la forêt. Après quelques minutes, il quitta le couvert des arbres et arriva à l'embranchement où se trouvait le tunnel. Son cheval refusa d'y pénétrer.


« C'est bien ma veine. Me voilà obligé de continuer à pied. »


Taïchi mit pied à terre, flatta l'encolure de la bête pour la calmer et s'enfonça dans les ténèbres du tunnel avec appréhension. Quand enfin il aperçut la lumière du dehors il se sentit soulagé. En émergent à l'air libre, il fut subjugué par la présence d'une belle femme aux longs cheveux qui semblait l'attendre, assise sur un rocher.


-Bonjour, dit-il timidement.

-Bonjour, répondit-elle en souriant.

-Qui êtes-vous ?

-Je suis Madnoï, la déesse de cette forêt. Mais approche, n'aie pas peur.

-Une déesse ? Que faites-vous ici ?

-Je t'attendais.

-Moi ? fit Taïchi surpris en avançant vers elle.

-Oui tu as l'air si fatigué, je voulais t'accorder un peu de repos.

-Fatigué ? Je ne suis pas fatigué, répondit Taïchi en avançant toujours.

-Bien sûr que si, ria Madnoï, tu tiens à peine debout, dit-elle en plongeant son regard dans le sien.


Taïchi trébucha et manqua de tomber. Ses jambes lui semblaient être du coton. Mais il continuait à avancer, incapable de détourner ses yeux de l'envoûtante déesse. Comme si son regard d'un bleu profond l'attirait à elle.


-Viens, approche. Oui, c'est bien. Continue. Taïchi.

-Comment co...

Taïchi ne termina pas sa phrase et ressentit soudain une fatigue telle qu'il s'écroula aux pieds de la déesse.

-Ça ne fait rien, dit-elle d'une voix douce. La prochaine fois. Maintenant tu peux te reposer.



-Taïchi ! Taïchi réveille-toi !


Il entendait la voix affolée d'Aïri sans parvenir à ouvrir les yeux. Elle était en train de le secouer par les épaules. Au prix d'un terrible effort, il réussit à entrouvrir une paupière.


-Aïri ? prononça-t-il d'une voix pâteuse.


Elle avait les larmes aux yeux.


-J'avais si peur que tu ne te réveilles pas comme tous les autres, sanglota-t-elle.

Elle resta assise au bord du lit le temps que Taïchi se redresse péniblement.

-Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda-telle.

-Comment ça ?

-Là-bas, au-delà du tunnel.


Taïchi la regarda sans comprendre.


-Je suis allé au-delà du tunnel ?

-Qu'est-ce que tu racontes ? Oui évidemment. Enfin... je crois. Hier le marchand m'a dit que tu lui avais emprunté une lanterne et plusieurs villageois t'ont vu partir à cheval.


Taïchi avait beau se concentrer, il ne se souvenait de rien.


-Hier... tu es venue me voir pour me demander d'y aller, finit-il par dire.

-Oui.

-Et...je t'ai dit...que j'irai une fois mes corvées terminées.

-Quoi ? Non, ça c'était il y a trois jours !

Elle semblait soudain effrayée.


-Hier je suis venue te faire des reproches. Je pensais que tu n'y étais pas encore allé. Mais maintenant... je ne sais plus quoi penser.


Taïchi ferma les yeux et tenta de se représenter l'entrée du tunnel. Il eut un flash. Une lumière orangée. Des yeux bleus.


-Il faut que j'y retourne.

-Tu n'es pas sérieux ?! On ne sait pas ce qui t'es arrivé ! J'ai eu un mal fou à te réveiller. Ce n'est pas une coïncidence ! C'est forcément lié à ce qui est arrivé aux autres.

-Il va bien falloir faire quelque chose, répondit Taïchi en se levant résolument. Si on ne peut pas utiliser ce tunnel, le village est condamné.


Il tanguait sur ses pieds mais Aïri savait qu'elle ne lui ferait pas changer d'avis. Il était déterminé.

-Très bien, soupira-t-elle.

Taïchi s'habilla et passa sa ceinture, à laquelle il accrocha son épée. Aïri le suivit dehors et le regarda s'éloigner sur son cheval.


-Attends Taïchi !


Elle le rattrapa et enleva le collier qu'elle portait.


-Prends-le, dit-elle en le lui tendant.

-Le talisman de ta mère ? Tu es sûre ?

-Il m'a protégé à de nombreuses reprises. Je sais qu'il te ramènera à moi.


Taïchi hésita et saisit le quartz rose qui pendait autour d'un lacet de cuir. Il l'attacha autour de son cou et le dissimula sous sa tunique. Il ne voulait pas que ses mots sonnent comme un adieu et préféra ne rien dire. Il s'éloigna et suivit le chemin jusqu'au tunnel. Son cheval refusa d'y pénétrer. Il le laissa à l'entrée et s'engouffra dans le noir, lanterne à la main. Ce n'était pas sa lanterne, mais il ne se souvenait pas l'avoir empruntée la veille. Il se demandait comment il avait pu oublier ce qui lui était arrivé et si la même chose allait se reproduire.


Tout à ses réflexions, il se surprit à arriver à la sortie du tunnel sans encombre. Il avait néanmoins défouraillé son épée et se tenait sur le qui-vive, mais ce qui l'attendait le surprit d'autant plus. Une femme magnifique aux longs cheveux roux et aux yeux bleus. Son visage était doux, son regard perçant. Taïchi était subjugué mais restait sur ses gardes.


-Qui êtes-vous ? dit-il.

-Je suis Madnoï, la déesse de cette forêt.


« Madnoï... ça fait écho en moi comme si je connaissais ce nom. »


-Que faites-vous ici ?

-Je t'attendais.

-Vous m'attendiez ? Nous nous sommes déjà rencontrés n'est-ce pas ? demanda Taïchi dont la méfiance s'était accrue.


L'espace d'un instant, Madnoï eut l'air surpris mais retrouva aussitôt un visage impassible.

-Tu es vraiment hors du commun, fit-elle remarquer.


Taïchi ne comprenait pas ce qu'elle entendait par là.


-Je suis impatiente que tu viennes me rejoindre, continua-t-elle en le fixant droit dans les yeux.


Taïchi ne la lâchait pas du regard, toujours sur ses gardes. Mais sans s'en rendre compte, il avançait imperceptiblement vers elle.


-Que voulez-vous de moi ? s'emporta-t-il.


Il voulait paraître sûr de lui mais son ton était hésitant.


-Pourquoi tant de méfiance ? Baisse ton arme, tu n'as rien à craindre.


Taïchi avançait sans le vouloir et laissa tomber son épée au sol.


-Je t'offre un havre de paix pour reposer ton âme.

-Reposer...

Il n'était plus qu'à quelques centimètres.

-Tu es si fatigué. Viens. Viens dans mes bras.


Taïchi ne voyait plus que les yeux de Madnoï et dès qu'il fut assez près, elle posa ses mains sur ses épaules. Aussitôt une irrépressible envie de dormir s'empara de lui et il s'allongea, la tête sur les genoux de la déesse. Elle l'entoura de ses bras puis ce fut le trou noir.


Il n'y avait plus rien.

Que le néant.


Et ce poids énorme qui l'empêchait de bouger.


Il était fatigué. Si fatigué. A quoi bon ? Qu'était-il venu faire ici ? Il se sentait si bien ainsi. Rien ne pouvait l'atteindre. Il pouvait se reposer. Juste se reposer.


Soudain, il sentit quelque chose contre son cœur. Quelque chose de dur et froid. Quelque chose de tangible dans le néant. La couleur rose. Un visage familier.


« Aïri. »


Taïchi se força à reprendre conscience et ouvrit les yeux. Il était complètement immobilisé par des plantes qui se resserraient un peu plus autour de lui à chaque seconde. Il devait se libérer avant d'être complètement enseveli. Et vite.

Un éclat accrocha son regard. Son épée. Il lutta pour se redresser, arrachant les plantes à pleines mains, s'extirpant petit à petit jusqu'à se traîner suffisamment pour attraper son épée et découper les plantes qui l'agrippait toujours. Elles finirent par battre en retraite en se retranchant dans le sol.


Taïchi regarda autour de lui. Madnoï avait disparu et la forêt était plongée dans le crépuscule. Autour du rocher où elle s 'était trouvé, il y avait des buissons qu'il n'avait pas remarqués auparavant. Ils étaient faits des mêmes plantes qui l'avait attaqué.

Combien de temps s'était-il écoulé ? Il n'en savait rien. Il quitta la clairière et traversa le tunnel. Le trajet lui parut beaucoup plus court et il fut soulagé de retrouver son cheval de l'autre côté.


« Mais... il fait encore jour ! »


Incrédule, il préféra se hâter et éperonna sa monture. Il avait plus important à faire que de se questionner sur la distorsion du temps qui semblait s'être opérée. Il arriva en trombe au village, surprenant les passants qu'il croisait, mais il ne ralentit pas l'allure et ne s'arrêta que lorsqu'il fut devant la maison du Chef. A peine eut-il le temps de descendre de cheval que la porte s'ouvrit, laissant apparaître Aïri qui se précipita vers lui.


-Taïchi ! dit-elle en lui prenant les mains. J'étais si inquiète. Mais tu es déjà rentré, constata-t-elle soulagée.

-Combien de temps s'est écoulé depuis que je suis parti ? s'enquit aussitôt Taïchi.

-Quoi ? Je ne sais pas... Une heure ou deux.


Derrière elle, le Chef du village apparut également.


-Taïchi, que s'est-il passé ? demanda-t-il en approchant.


Taïchi se concentra pour rassembler ses souvenirs.

-Lorsque je suis arrivé de l'autre côté du tunnel, une femme m'attendait. Elle dit s'appeler Madnoï et être une déesse. Elle a dû me faire quelque chose car je me suis endormi brusquement. C'était étrange... J'avais la sensation de ne plus pouvoir m'éveiller.


Il regarda Aïri.
-C'est grâce à toi que je me suis réveillé, ajouta-t-il. Si je n'avais pas eu ton talisman, je serai probablement encore coincé là-bas.

-Voilà donc ce qui causerait le sommeil sans fin des villageois qui se sont aventurer de l'autre côté. Beau travail Taïchi.

-Mais quand je me suis réveillé, elle n'était plus là. J'étais pris au piège par des plantes qui m'ont donné du fil à retordre. Le plus étrange, c'est que la forêt était déjà plongée dans le crépuscule. Mais lorsque je suis sorti de l'autre côté du tunnel, il faisait jour.


Le Chef et sa fille le regardèrent abasourdis.


-Que dis-tu Taïchi ? Il n'y a pas de forêt au-delà du tunnel, s'exclama Aïri.

-Quoi ?

-Ma fille a raison. Le tunnel débouche directement dans les plaines. Ce que tu dis n'a pas de sens.


Taïchi resta pétrifié. Il n'y comprenait rien.


-Écoute, reprit le Chef. Tout ceci me semble l'œuvre d'une force qui dépasse notre entendement. Va voir la Doyenne. Elle pourra peut-être t'éclairer sur l'expérience que tu as vécue. J'aimerais faire plus, mais je dois penser à la sécurité du village et nous avons déjà perdu trop de monde. Tu es notre dernier espoir.


Taïchi approuva d'un signe de tête et regarda Aïri, dont l'inquiétude avait refait surface.

-Je te confie mon cheval, lui dit-il en souriant pour tenter de l'apaiser.

-D'accord, je m'en occupe.


Taïchi prit la direction de la maison de la Doyenne. Elle n'était pas très loin de celle du Chef mais se situait un peu à l'écart des autres maisons. Taïchi traversa le petit pont en bois qui enjambait le ruisseau qui serpentait dans le village et se retrouva dans le jardin de la Doyenne. Il passa devant un petit potager et un arbre centenaire et arriva devant la porte. Il s'apprêtait à frapper lorsqu'il fut interrompu par une voix.


-Entre Taïchi.


Taïchi resta interdit puis se décida à pousser la porte. A l'intérieur, la vieille femme l'attendait, assise dans un fauteuil confortable.


-Approche. Raconte-moi ton histoire.


Sans plus de formalité, Taïchi lui raconta ce qui s'était passé au-delà du tunnel. Du moins ce dont il se souvenait.


-Cette femme n'est pas ce qu'elle prétend être, dit la Doyenne quand il eut fini. Notre forêt n'est pas et n'a jamais été protégée par une déesse mais par des esprits de la nature. Qui plus est, à l'endroit où tu te trouvais, il n'y a pas de forêt. Mais peut-être n'étais-tu pas là où tu étais censé être.


Taïchi n'était pas sûr de comprendre les paroles énigmatiques de la Doyenne.


-Quoi qu'il en soit, cette Madnoï est probablement la source de nos problèmes.

-Comment faire pour s'en débarrasser ?

La vieille femme soupira.

-On ne connaît pas sa vraie nature, je ne peux pas répondre à cette question, dit-elle en secouant la tête.

-Si j'essayais de la pourfendre avec mon épée ?

-Ça marcherait peut-être, à condition de ne pas te retrouver à nouveau sous son emprise.

-N'y a-t-il pas un moyen de me rendre insensible à son charme ?


La Doyenne réfléchit.


-J'ai peut-être une solution. Mais elle n'est pas sans risque.


Elle se leva et disparut derrière un rideau. De l'autre côté, Taïchi l'entendait farfouiller. Bientôt elle réapparut un flacon à la main.


-Son seul pouvoir semble être sa capacité à endormir. Si tu peux lutter contre le sommeil, tu auras peut-être une chance.


Elle lui tendit le flacon.


-Qu'est-ce que c'est ?

-Un breuvage ancestral. Il permettait aux Anciens de communiquer avec les esprits. Il repousse les limites du corps et de l'âme. Il devrait t'empêcher de sombrer dans le sommeil, mais comme tu n'es pas initié, tu ne pourras pas le maîtriser.


Taïchi saisit le flacon et le rangea dans sa sacoche.


-Si ton corps ne le supporte pas, le boire pourrait t'être fatal. Es-tu prêt à courir le risque ?

-Il le faut, répondit Taïchi sans hésiter. Pour sauver le village.

-Alors va. Si ton esprit est fort, tu surmonteras cette épreuve.


Taïchi remercia la Doyenne et quitta sa maison. Sur le pas de la porte, il leva la tête vers le ciel et admira ses couleurs. Il était résolu à en finir une bonne fois pour toutes. Il se dirigea d'un pas décidé vers la sortie du village.


-Taïchi !

Il se retourna et vit Aïri courir vers lui.

-Je voulais te revoir... avant que tu partes.


Taïchi savait ce qu'elle sous-entendait.


-Aïri, promets-moi une chose. Si je ne reviens pas, condamnez l'accès au tunnel.

-Quoi ?! C'est hors de question ! Tu n'y penses pas !

-Si j'échoue, je ne veux pas que d'autres personnes risquent leur vie. Il faudra les convaincre d'affronter les monstres de la route principale. Promets-le-moi.

Aïri le regardait avec désapprobation mais ses yeux étaient au bord des larmes.


-C'est d'accord finit-elle par dire. Je te le promets.


Taïchi embrassa le village du regard une dernière fois et disparut de son champ de vision. Cette fois il ferait le trajet à pied. Il arpenta la forêt en écoutant le chant des oiseaux, appréciant la fraîcheur à l'ombre des arbres, admirant les jeux de lumière à travers les feuilles.


Il aimait cette forêt.


« Puisse les esprits qui l'habitent me protéger et me permettre de mener à bien cette mission. »


Arrivé à l'entrée du tunnel, il s'arrêta et sortit le flacon donné par la Doyenne. Il but son contenu, un liquide âpre et piquant qui lui chauffa la gorge et le corps. Prenant son courage à deux mains, il pénétra dans le tunnel.


De l'autre côté, Madnoï l'attendait dans sa robe blanche, le visage souriant. Taïchi était toujours impressionné par ses yeux bleus mais la chaleur dans son corps distrayait son attention.

La déesse arbora soudain un visage interrogateur.


-Tu es différent, remarqua-t-elle.


C'était la première fois que Taïchi échappait à son emprise. Il pouvait enfin la quitter des yeux. Il aperçut sa première lanterne, sur le rocher où il l'avait laissée. Il détailla les alentours. Il se trouvait bel et bien dans une forêt. Le ciel orangé avait les couleurs du crépuscule. Autour de lui, il y avait ces amas de plantes aux formes étranges et face à lui, Madnoï, cette prétendue déesse aux longs cheveux cuivrés qui le regardait avec insistance.


-Pourquoi restes-tu si loin ? Approche.


Taïchi sentit son cœur battre plus vite. Il éprouvait l'irrésistible envie d'avancer, mais se retint.

-Qui êtes-vous vraiment ? s'exclama-t-il. Que nous voulez-vous ?


Le regard de Madnoï se fit effrayant.


-Qu'est-ce que tu as pris ? demanda-t-elle d'une voix sourde.

Elle ne souriait plus.


« Elle arrive à sentir le changement dans mon corps. »


Des gouttes de sueur perlaient le front de Taïchi. Il avait chaud. Son cœur battait trop vite. Il devait en finir rapidement.


-Tu n'es pas une déesse ! Montre-moi ton vrai visage, l'invectiva-t-il en sortant son épée.

Madnoï se leva lentement et avança imperceptiblement vers lui.


-Viens, dit-elle en lui ouvrant ses bras. Repose-toi près de moi.


Taïchi sentit son corps lourd et son esprit sur le point de lâcher prise. Il tint bon, grâce au breuvage. Mais à cause de lui son cœur s'emballait et il éprouva bientôt une douleur à la poitrine qui le fit vaciller.


« Vite... il faut que j'en finisse vite. »


Il progressait avec difficulté vers Madnoï, qui s'approchait de lui également. Sa présence était de plus en plus écrasante. Son regard se faisait plus intense, plus perçant et Taïchi sentit son crâne le lancer. Mais il tenait toujours debout.


-Pourquoi ne t'endors-tu pas ? s'écria Madnoï furieuse.


Plus Taïchi avançait, plus la peau de Madnoï lui semblait terne.


-Montre-moi ta vraie nature ! s'exclama Taïchi.


Un cri aigu s'échappa de la bouche de Madnoï, une bouche démesurée qui s'ouvrit sur toute la surface de son visage. La robe blanche disparut, les cheveux roux devinrent noirs. Le cri s'était mu en un grognement terrible dont la résonance fit vaciller Taïchi. Un genou à terre, il se boucha les oreilles, les yeux fermés.


Lorsque le cri prit fin et qu'il put les rouvrir, il se retrouva face à face avec une entité monstrueuse, grise comme la cendre, au corps étrange dont le visage n'était qu'un œil énorme derrière lequel flottait des cheveux noirs, épais comme des serpents. La créature dominait Taïchi de toute sa hauteur et son œil ne le lâchait plus. Elle se pencha vers Taïchi, tentant d'exercer son influence sur lui.


Taïchi luttait de toutes ses forces en essayant de garder conscience. Tout son corps tremblait, son cœur semblait sur le point d'exploser.


Il pensa au Chef, à la Doyenne, à tous les villageois.


A Aïri.


Dans un ultime effort, il brandit son épée et transperça l'œil en son milieu. Le même cri strident résonna dans la forêt et la créature se tordit de douleur tandis que Taïchi tombait à quatre pattes. Il s'allongea sur le dos, haletant, et vit au-dessus de lui la créature agoniser. Elle se désagrégea en une multitude de bribes noires qui s'envolèrent bien au-dessus des arbres.


Soulagé, Taïchi ressentit une horrible douleur dans la poitrine et porta la main à son cœur. Il était hors de contrôle. Mais ça n'avait plus d'importance. Il avait réussi.


Incapable de tenir plus longtemps, il perdit connaissance.


Lorsqu'il reprit ses esprits, il ne ressentait plus aucune douleur. Son cœur avait retrouvé un rythme normal. Il se releva, vit son épée étendue dans l'herbe. Elle lui avait permis de mettre fin à l'emprise de Madnoï sur les villageois.

Alors qu'il se demandait ce qu'étaient devenus ceux qui avaient disparus, il perçut un mouvement du coin de l'œil. Les buissons étranges s'étaient mis à bouger, à trembler, à s'étirer et il vit apparaître les disparus, qui depuis tout ce temps dormaient, prisonniers de Madnoï et de ses plantes.


Le visage de Taïchi s'illumina.


« Vous êtes vivants ! s'exclama-t-il. Comme je suis content de vous retrouver ! »


S'éveillant d'un sommeil sans fin, ils regardaient autour d'eux éberlués, sans comprendre comment ni pourquoi ils se retrouvaient là. Ceux qui retrouvaient leurs esprits plus rapidement aidaient les autres à se relever. Taïchi s'apprêtait à faire de même lorsque l'un d'eux s'écria :


-Regardez, on est de l'autre côté du tunnel, dit-il en pointant du doigt l'entrée sombre.

-Ça alors, on a réussi.

-Oui répondit Taïchi, vous avez réussi.

-On a rejoint les plaines ! renchérit un autre.

-Quoi ? s'étonna Taïchi.

Les villageois regardaient au loin, le sourire aux lèvres.


-Quand on va raconter ça au village, ça va être la fête !

-Regardez de ce côté, on pourra sûrement rattraper la route commerciale, ajouta un autre en désignant un point au loin.


Taïchi ne comprenait pas. Autour de lui il n'y avait que la forêt. Cette forêt qui n'était pas censée se trouver là.


-Qu'est-ce que vous racontez ? Ce n'est pas...


Il avait posé la main sur l'épaule d'un des villageois mais celui-ci ne semblait pas le remarquer. Une peur indicible s'empara de Taïchi.


-Allez les gars, on rentre. Il me tarde de retourner au village.

-Oui j'ai l'impression de ne pas être rentré depuis longtemps.

-Attendez, s'exclama Taïchi, pourquoi vous parlez des plaines ?


Les villageois l'ignorèrent et prirent le chemin du tunnel, laissant Taïchi derrière eux. Il se précipita à leur suite mais se retrouva bloqué par un mur invisible qui l'empêchait de pénétrer dans le tunnel.


-Attendez ! s'écria-t-il. Vous ne m'entendez pas ?! Je suis là !


Il avait beau s'époumoner, personne ne se retourna et il les vit disparaître, comme avaler par les ténèbres du tunnel.


Désemparé, Taïchi regarda de toute part. Pris de panique, il chercha une issue mais l'étendue où il se trouvait était étroitement fermée par les arbres et les plantes. Il n'y avait aucun chemin. Aucun interstice où se glisser. Il tenta de couper des branches avec son épée mais elles se reformaient aussitôt. Epuisé, effrayé, Taïchi hurla de toutes ses forces. C'était peine perdue.

Il s'agenouilla, en pleurs, la tête entre les mains. A bien y regarder, sa peau lui paraissait terne. Il leva les yeux vers le ciel. Il était prisonnier d'un crépuscule sans fin.



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