Pange Lingua
sunderland
C'est un petit événement qui a été organisé ; enfin, « petit »... Il y a tout de même quelques représentants de revues numériques qui circulent dans l'azimut. Je reconnais quelques visages, c'est bien, il y a un petit buzz sur la Toile. On a réussi à faire venir pas mal de monde, en fait. Le réseau et toutes ses extensions. Tu prends un zigue, tu multiplies par quelques centaines de contacts Facebook. Tu reproduis la même opération avec tous les invités. Tu additionnes. Sur le résultat obtenu, tu conserves dix pour cent. Ces dix pour cent constituent en gros le nombre de personnes qui viendront concrètement, physiquement.
Lectures publiques, performances musicales, plastiques, expo photos, on a attiré le chaland. Une fille me tend un gode-micro. « Paul, s'il te plaît, tu veux bien lire un de tes textes ? »
C'est reparti. Personne ne me laissera donc boire en paix ?... Mais la petite, là (je ne sais même pas son prénom), elle me demande ça si gentiment... Elle n'a pas besoin d'ajouter que j'ai causé une certaine impression avec ma lecture programmée, tout à l'heure, et que les gens en redemandent... Je m'assure tout de même que ça ne gêne pas les organisateurs, les autres intervenants. Je n'aime pas me faire remarquer. Mais il paraît que tout va bien, qu'au contraire, ils seraient vachement heureux que je leur lise encore un truc... Il faut que je regarde vite fait sur mon ordinateur, ce que je pourrais leur donner... La petite nana regarde mon fichier d'archives, assise à côté de moi. Je sens la chaleur de sa jambe.
Flashback. Quinze ans en arrière. Je me suis posé sur un banc, dans un angle discret. Je suis arrivé en avance car je me doute qu'il y aura du monde. La petite église de cette commune du Lot est assez ancienne. Vers l'autel, des gens installent des micros. Au bout de quelques minutes, tandis que les gens commencent à arriver, un laïc de la paroisse se met à regarder à droite et à gauche, comme s'il cherchait quelque chose ou quelqu'un. Sans faire très attention, je le vois s'avancer dans l'allée centrale. Jeudi saint. Le Christ, qui est venu pour servir et non pour être servi, lave les pieds de ses disciples et prend un dernier repas avec eux, avant que ça devienne franchement rock 'n' roll pour lui... Moi, j'aime le rock, il faut bien avouer. C'est vrai que c'est la musique du Diable, mais le Diable s'en fout. Dieu aussi. De toute façon, le problème n'est pas là, car ce que j'aime surtout en cette occasion, ce sont les chants de messe en latin.
« Bonsoir monsieur. Nous cherchons des gens pour faire la lecture de la Passion, ce soir. Est-ce que vous accepteriez de lire au micro ?... »
Il faut que ça tombe sur moi. En une seconde, je me rends compte qu'en fait, il ne leur manque plus qu'une personne, et il faut que ça tombe sur moi... Alors que je ne bougeais pas, sur mon banc. J'étais même légèrement en retrait. Mais non... Et puis alors j'ai vraiment pas envie d'y aller. Je sais lire, je sais parler en public, j'ai fait un peu de théâtre au cours de mes jeunes années... Mais là, non, ça me fait vraiment chier... Je voulais juste assister à la messe.
Par politesse, et parce que j'ai encore moins envie de décevoir le gars, j'accepte. Je me lève, vais avec lui à l'autel. « Vous allez voir, ce n'est pas compliqué : vous avez le texte sous les yeux, vous lisez posément. Vous êtes Pierre. » OK. Je lis mentalement le texte, vite fait, repère les répliques me concernant, retourne m'asseoir, mais sur un autre banc, un peu plus près. La célébration commence. Lecture de la Passion, entre autres. « Non, je ne le connais pas. » Pierre renie le Christ. En articulant, je ne peux m'empêcher d'y voir une douloureuse ironie, moi qui voulais rester dans mon coin. Cela dit, tout se passe bien, sans larsen, sans trébucher sur tel ou tel mot. Les autres lecteurs s'en tirent bien aussi. Sur l'instant, je voudrais quand même dire que je me sens indigne de ce service d'Eglise, tout modeste soit-il. C'est surtout pour cette raison, en fait, que je ne veux pas lire mais, bien entendu, pas question de perturber le bon déroulement d'une liturgie. J'ai fait plusieurs centaines de kilomètres pour me retrouver dans le Lot. Raisons professionnelles, à l'époque. Si pourtant on m'avait dit qu'un jour je lirais le récit de la Passion dans une petite église de Midi-Pyrénées...
Après la lecture, la messe se poursuit. Je suis retourné, les yeux baissés, m'asseoir près d'un mur. Nous chantons Pange lingua gloriosi corporis mysterium, Sanguinisque pretiosi, quem in mundi pretium Fructus ventris generosi, Rex effudit gentium... À la fin de la célébration, je vais pour me lever et me diriger vers la sortie. Le gars revient me voir. « Dites, vous avez bien lu, et vous avez une voix intéressante. Vous ne voudriez pas revenir faire de la lecture pour tout le triduum ?... » O Lord, why me ?... J'ai envie de lui répondre que je ne peux pas parce que je suis le dernier des blaireaux, tout sauf un saint. Simultanément, je vois dans sa tête des pensées de galère pour trouver des gens capables de se débrouiller devant un micro, qui acceptent de se mettre sur le devant pendant quelques minutes, et puis une foi immense, le désir de participer à une belle liturgie, belle, simple (pas simplette) dans son intemporelle, inaltérable vérité.
Je lis jusqu'au Dimanche de Pâques inclus...
« Paulo, celui-ci, je ne le connais pas... » La petite m'indique un texte sorti de je ne sais quel recoin. Je quitte le passé, relis vite fait. La lecture à voix haute, ou basse (peu importe), est aussi une bonne façon de vérifier la qualité d'un écrit. Les lettres ne suffisent pas : si, à l'usage, la voix bute sur certains mots ou syllabes, c'est qu'en ces endroits il se trouve quelque chose à reprendre. Certains textes ne sont pas faits pour rester dans un disque dur, ni même une page d'écran.
Je lis... Les gens applaudissent. Après, je vais vomir aux chiottes. La jeunette m'accompagne, toutes les trente secondes (à peu près), elle me demande si ça va. Derrière la porte des gogues, j'entends ses copines qui la rejoignent. Conciliabule. Conciliabule ou gros foutage de gueule, ma gueule, encore. Je finis par avoir l'habitude. Réputation d'alcoolique, de débile, paradoxale devant la qualité d'écriture dont on me crédite. Je me relève, vidé par le haut, me pose sur le chiotte et lâche un fleuve de bouse liquide. Ma tête fait le grand huit, je lâche des caisses telluriques et entre chaque déflagration, les rires des filles. Normal, ça finit toujours par produire cet effet. Ce n'est pas spécialement à cause de moi, en fait... « Paulo, tu sais que tu lis comme une bête ?! » « Ouarf, Paulo, on te veux rien que pour nous ! » « Lâche tout, torche-toi bien et reviens nous voir ! » « Ah non, faut pas qu'il lâche tout, faut qu'il (ouarf) en garde un peu pour nous ! » (ouarf puissance dix)
À peine un mètre nous sépare. Un mètre et la cloison d'une porte, un verrou tiré. Prostré sur le siège, j'écoute la rigolade de mes petites gardes du corps. La tête entre les mains, froc et slibard baissés, de la merde me jaillissant du trou de balle, c'est comme ça qu'on m'aime, dans ce qu'il y a de moins charmant, il faut bien dire. Je regarde le petit carrelage, la littérature improvisée au marqueur sur les murs, le rouleau de pq dans l'armature métallique et ses anciennes brûlures de cigarettes d'avant la nouvelle législation... Les filles n'en démordent pas : elles ne partiront pas sans moi... Je sais que d'autres, plus loin, surveillent mon ordinateur que j'ai laissé sur la scène.
Pange lingua...
De toute façon, je rentrerai seul. Tous les fous rires du monde n'y changeront rien. La séduction, ça ne dure qu'un temps, ce n'est qu'un jeu. Comme ça me fait mal d'écrire ça, mais je n'y peux rien. Et puis j'ai la voix qui commence à s'enrouer. Ce soir, je ne lirai plus. Je ne parlerai, ne vomirai ni ne chierai davantage. Ce soir, je meurs un peu, j'entre dans le silence d'une langue à préserver, peut-être pour d'autres liturgies.
Ce soir, cette nuit, je voudrais dormir. Je vous passe le micro.