Papa

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PAPA est une nouvelle de Jicey CARINA publiée à MONTRÉAL, au QUÉBEC dans XYZ. La revue de la nouvelle, N° 20, 1989, p. 68-70. Et dans la revue BREVES N° 29.

PAPA                                                                      Jicey CARINA


Mon papa est un tyran. C'est maman qui le dit. Tous les jours, mon papa il frappe sur maman et sur mes deux sœurs. Elles aiment pas et c'est bien des filles, car elles pleurent beaucoup. Moi, je voudrais bien qu'il me fasse pareil, comme ça, quand je serai grand, je serai boxeur comme lui. Mon papa, il m'aime beaucoup, beaucoup, et parce que je suis gentil, il m'offre tout plein de cadeaux. Si papa fait pas de cadeaux aux filles, c'est surtout parce que ces chipies font tout pour lui taper sur les nerfs. Pour maman, il dit qu'elle est sa femme et que sa femme est folle. Et puisqu'elle est folle, c'est pour son bien qu'il lui tape dessus comme l'autre soir avec la louche. Papa hurlait: «Alors comme ça, j'y vais pas avec le dos de la cuillère ? Eh bien, prends ça ! » Maman devait avoir mal, je le sais parce que moi, ça m'arrive de me cogner contre la porte ou dans la chambre de mes sœurs, quand je monte en haut de l'échelle, là où dort ma sœur Héléna.En plus qu'elle avait mal à la tête, sa figure elle était toute rouge et papa il lui disait de s'essuyer, que ça faisait sale de saigner à table. Ma chérie, c'est Héléna.C'est bizarre qu'elle s'appelle Héléna comme ma sœur, mais après tout il y a bien plusieurs papas, plusieurs mamans, pourquoi qu'il y aurait pas plusieurs Héléna? Ma sœur elle l'aime pas, parce qu'elles sont dans la même classe, et parce que ma chérie elle est plus intelligente. Ma sœur, c'est une conne, aussi je la cogne. Papa m'a dit qu'on devait bien cogner pour être aimé. Je sais pas si c'est vrai; moi je le bats pas et il m'aime beaucoup, beaucoup. Je frappe ma sœur et elle me déteste. Plus tard, moi aussi je serai papa et il faudra que je batte ma femme, surtout si en plus elle est folle comme maman. Héléna,ma chérie, elle est pas folle; c'est une chance, je crois. Elle est belle avec ses yeux marron de cochon (pourquoi les cochons sont marron ?... C'est les filles de la classe supérieure qui disent ça...), et avec ses grosses lèvres qu'elle plisse toute la sainte journée comme le font les mamans pour mieux étaler leur rouge à lèvres. Elle est pas encore ma femme, mais l'autre jour nous avons parlé de tout ça, assis sur le banc public, derrière le commissariat. Nous avons parlé la bouche pleine de cacahuètes salées. On adore les cacahuètes salées. — Tu m'aimes toujours, pas vrai? — Ouais! — T'as intérêt, sinon je te casse la gueule ! — Ouais! J'ai pas peur d'Héléna, je suis le plus fort, mais comme je l'aime, elle peut me casser la gueule. Des fois, c'est moi qui vais à sa villa, des fois — même si on est pauvre — elle accepte de venir jouer dans mon appartement. Un jour, on a surpris maman. Elle était avec tata Madeleine, et elle lui disait que papa, c'est un tyran. Depuis, chaque fois que maman s'approche de moi, moi je m'éloigne d'elle. Faut pas dire du mal de mon papa. Jamais. Un point, c'est tout ! Chez Héléna, on se bat jamais, ni sa maman, ni son papa, ni ses cinq frères et sœurs. C'est pour ça qu'ils s'aiment pas beaucoup. Et puis après, on en arrive à parler tout seul, comme maman pendant un certain temps. Elle allait dans sa chambre, puis elle faisait un « blabla » sans arrêt. Ça me plaisait pas du tout. Je comprenais rien à ce qu'elle disait, et elle était pas contente quand je la voyais remuer les lèvres. Pourquoi qu'elle parlait toute seule? J'en ai touché un mot, oh pas bien gros !, à papa, et depuis maman elle parle plus du tout. Après tout, je vois pas ce qu'elle pouvait bien lui raconter, à l'image où il y a une dame toute crispée dessus, et à la croix. Ce matin, papa est parti en claquant la porte. Je comprendrai jamais pourquoi. Il me précédait de quelques mètres, et moi, je devais aller à l'école. J'ai pourtant bien essayé de le rattraper dans les escaliers, mais il allait trop vite, et quand je suis arrivé au pied de l'immeuble, sa voiture partait en trombe, avec un épais nuage de poussière. Pourquoi les pères claquent les portes? Je ne le comprendrai jamais, jamais. Papa, mon petit papa, si tu m'entends, tu peux toujours m'écrire: Gabriel Junior Papa 16, allée de la cité Lacustre. Même ville. Mais surtout, j'aimerais bien que tu rouvres la porte, que tu fasses marche arrière, comme le magnétoscope, quand tu fais aller l'image à reculons. Je suis bien triste, maintenant. Maintenant que je suis tout seul avec les femmes. Faut jamais claquer les portes, ça fait tyran !



Jicey Carina, né dans l'Ardèche en 1966, <(...)>, s'est essayé dans de nombreux genres : roman <(...)>, poésie, sketches, contes et nouvelles (<(...)> publiées par des revues). Il a participé a différents concours et obtenu le premier prix du Concours de La Grappe 1987 pour le recueil de poèmes "Patati, Patata, Patatras," et plusieurs diplômes.


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