PAPA BIS nouvelle de Jicey Carina

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Papa Bis est une nouvelle corrigée en 1989, à Jouy-en-Josas. Elle poursuit la réflexion avec Papa, Maman, Grandmaternel, Papy, Tata... Sur l'esprit de famille. La vie.

PAPA BIS

Ma maman elle m'a dit de pas traîner à quatre heures en sortant de l'école parce qu'elle a une bonne surprise pour moi. Comme c'est mon anniversaire et que j'ai huit ans, j'ai pas pris mon temps et je suis vite rentré à la maison pour toucher mon cadeau.

J'ai pas regardé le goûter, j'ai filé à la chambre poser mon cartable, et j'allais au cabinet pour faire caca, quand la porte d'entrée s'est ouverte d'un seul coup.

M'a maman m'a appelé :

- Georges, où es-tu?

J'ai répondu :

- Je suis là, maman !

J'ai vite traversé le couloir.

Elle a dit :

- Pas si vite, tu vas glisser !

J'ai crié :

- Mais non ! Et je suis tombé. Je me suis relevé sans bobo et j'arrêtais pas de penser à mon cadeau.

La porte s'est refermée et j'ai vu un monsieur à côté de ma maman.

Elle a fait les présentations :

- Maximilien. Georges. Georges... Ton nouveau papa.

D'abord, c'est vrai, j'ai pas su quoi dire, j'ai pensé : j'ai dû mal comprendre. Mais non... Ah bon !

- Bonjou' mon p'tit, a fait le monsieur, TOUT NOIR.

J'ai regardé ma maman en fronçant les sourcils comme quand j'ai besoin qu'on m'explique, pendant que L'AUTRE promenait sa main sur mes cheveux bien coiffés.

- Entre dans le salon, a dit ma maman à l'homme TOUT NOIR. Toi, mon chéri, sois aimable, veux-tu ? Va te donner un coup de peigne. On dirait un vrai bohémien.

L'autre a ri. Je ne vois pas pourquoi.

C'était tout de même pas de ma faute si j'étais tout décoiffé à présent. C'était de sa faute à lui. L'ébouriffeur.

- Mais maman...

- Pas de mais ! Allez ouste, fais vite ! On t'attend.

Elle aurait pu m'embrasser tout de même !

C'était injuste qu'à cause du monsieur... et TOUT NOIR par dessus le marché !... TOUT NOIR ?

Je me suis regardé dans la glace, et qu'elle a été ma stupéfaction de me découvrir TOUT BLANC !!!

Jusqu'à aujourd'hui, je n'avais rien remarqué, mais maintenant... Et ma maman TOUTE BLANCHE... Et mes deux sœurs...

Comment est-ce qu'on allait faire ? Mais déjà j'avais une idée... Et puis je suis rentré à mon tour dans le salon.

- Tu en as mis du temps pour...

Ma maman, assise à côté de l'autre sur le grand canapé blanc, semblait tomber en avant comme si elle était attirée par ses pieds.

L'homme noir avait des yeux énormes.

- T'en veux aussi ? j'ai demandé à ma maman, doucement.

Pour en vouloir, j'avais pas choisi le bon moment, je crois, à supposer qu'il y a un temps pour se barbouiller - comme je l'avais fait, et des pieds à la tête - de cirage noir.

- Mon Dieu, qu'as-tu fab'iqué, pauv'e malheu'eux ! s'est exclamé le grand homme noir en se levant.

J'ai lâché la boîte de cirage presque vide et le chiffon que je tenais, les bras tendus, dans mes deux petites mains toutes noires.

Ce qui devait arriver est arrivé.

C'a été terrible après coup, parce que je m'y attendais pas. Je croyais... J'avais cru...

Ils ont éclaté ensemble d'un rire féroce qui m'a fait fuir comme une gazelle vers l'endroit d'où je venais.

J'avais honte.

Affreusement honte de moi.

Je pleurais encore quand ma maman a frappé à la porte en me suppliant d'ouvrir, que ce n'était pas grave, que ça pouvait arriver à tout le monde...

Bref, que c'était pardonnable et que Maximilien en riait encore. (Elle aussi, mais je n'ai pu le voir qu'en poussant le loquet de la porte).

- Petit farceur, va !

Elle me couvrait de mimis à en avoir les lèvres noires.

- Tu m'as fait une de ces peurs... Ah, ah !

- Tu m'en veux pas ? Tu me le jures ?

Elle a juré. Sur tout ce que je voulais, même sur ma tête de "petit bougnat".

L'affaire était réglée.

J'ai pris un bain pour enlever tout ça. Elle m'a aidé à me frotter, à me rincer et à me sécher.

Elle arrêtait pas de me faire des chatouilles et Maximilien s'est amené aussi pour pas rester tout seul.

On me traitait de toutes sortes de petits noms gentils, et Maximilien répétait à tout bout de champ :

- Il est cha'mant, ce p'tit. Tout cha'mant.

Ma maman disait que c'était vrai de vrai.

Elle m'a pris dans ses bras à un moment que je me souviens plus, car je me suis endormi drôlement fatigué.

J'ai rêvé pas longtemps, mais j'ai rêvé tout de même que nous étions déjà arrivés quelques semaines plus tard, et que ma maman elle finissait par prendre une décision définitive pour notre avenir commun.

J'étais tout content dans mon rêve.

D'abord les Grandes Vacances avaient commencé.

Ensuite mon meilleur copain, Boné, était venu à la maison de mon pépé et de ma mémé pour trois semaines avec nous tous.

On commençait bien les vacances.

Il faisait chaud et on changeait de nom. En épousant ma maman, Maximilien nous épousait, mes deux sœurs et moi.

C'était tout plein marrant pour moi de devoir m'appeler Bouagando.

Avec un nom pareil, le facteur il risquait de rien comprendre, puisqu'il nous connaissait autrement.

Et puis pépé et mémé ?

Mais Maximilien pouvait tout de même pas épouser tout le monde !

En sortant de mon rêve, comme dans toutes les belles histoires qui commencent par "il était une fois", j'avais un petit frère ou une petite petite sœur dans un avenir proche, et puis un autre, une autre, tout plein d'autres, une smala qui nous en faisait voir de toutes les couleurs et qui nous faisait faire la fête nuit et jour.

Mais j'ai dû stopper un si grand voyage dans ma tête tout seul, parce qu'il était plus que temps que je réclame après mon cadeau d'anniversaire juste avant de passer à table.

J'étais grognon.

J'avais sommeil.

Je voulais mon cadeau, sans sourire. Ça n'allait pas être l'homme TOUT NOIR.

Mais non, c'était un vélo.

Maximilien, c'était juste un "papa bis" , comme les appelle ma maman.

Ils sont très gentils, les "papa bis", ils jouent comme les enfants au papa et à la maman, mais ils ne restent pas.

Maximilien, il partirait comme les autres, c'était sûr !

La vie de famille, ça coûte trop cher. Surtout quand ça commence par un vélo !

Jouy en Josas, 1990.





" Jicey Carina est un jeune nouvelliste, et lui aussi s'est d'abord adressé aux revues ; "L'Encrier renversé" et à Montréal la revue québecoise XYZ ont publié des nouvelles de lui. Aujourd'hui un recueil est en préparation chez Aleï. "

Éditée chez Aleï en 1990. Parution dans l'anthologie Greffes. 156 pages. 

L'éditeur écrit au quatrième de couverture dans son avertissement.

" Chacun des auteurs du présent recueil a auparavant publié chez Aleï (ou a un manuscrit accepté), et chacun a répondu à notre appel, en écrivant une nouvelle sur un thème imposé. 
Après le volume consacré à Indifférences, le thème est ici "Greffes" : 13 nouvelles sur la greffe, 13 écritures, 13 styles, avec des correspondances involontaires, des interprétations diverses, des contextes variés. ..." 

GREFFES nouvelles de Jicey Carina, Catherine Caron, Henri Dechard, Xavier Delorme, Lucette Desvignes, Francine Dortel, Jacques Fulgence, Michel Lagrange, Didier Mény, Nicole Ortis, Jean-Claude Poignant, Marie-Odile Raso, Bruno Vandenbroucque.

ISBN 2-904614-60-3 Prix 95F


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