Parce que je suis un homme

Michael Ramalho

L'homme se délecte à détruire la perfection

Ce soir, les lézardes orangées zébrant le ciel en coupes nettes et chatoyantes, m'indiffèrent. Ce soir, le cigarillo m'invitant à une fugace minute de répit à la fin d'une énième journée morne et monotone, me laisse un goût amer. Ce soir, les discussions stériles mais enflammées provoquant chez mes collègues une irrépressible envie de s'épancher, ne suscitent chez moi qu'une froide indolence. Car ce soir… Enfin, je savais. En me faisant percuter par la nouvelle, je compris que je m'étais menti à moi-même. Je feignais l'indifférence mais tout ce temps, elle continuait de m'accompagner. Douce Marion. Cet après-midi, à 14h16 exactement, mon assistant me révéla la véritable raison de son absence prolongée. Presque trois mois. Quatre-vingts deux jours exactement. Je pensai à notre rencontre. Une belle journée de mai. Ce jour-là, je fus assailli par une pulsion d'éloignement à l'encontre mes collègues. Je déjeunai seul dans une brasserie éloignée du bureau afin de ne croiser personne. Après un repas copieux et arrosé, je revins tranquillement, la veste sous le bras, profitant de la brise agréable qui me chatouillait le visage avec douceur. De façon inhabituelle, un camion de glaces joyeux et coloré s'était garé juste en face de l'escalier menant à l'entrée. J'optai pour le classique cornet vanille chocolat avec éclats de noisettes. Je m'assis sur les marches et l'entrepris avec avidité. A la fin, je regardai ma montre et me levai à contre cœur. Je recevais dans un quart d'heure, une candidate au poste d'assistante export. Par la grâce d'un miraculeux soulèvement de jupe, j'entrevis plus haut, une culotte rouge à dentelle affleurant au milieu de deux cuisses somptueusement galbées. Ce fut ainsi que Marion pénétra ma réalité. D'abord comme un objet de désir. Ensuite comme un être à part entière doté de conscience et de sensibilité. Je me rends maintenant compte qu'en cela, j'étais semblable à bien des hommes que j'exècre. Au comble de l'excitation, je parvins non sans difficultés à retrouver le chemin de mon bureau et me plongeai dans mes notes afin d'éloigner cette vision torride. A l'heure prévue, son apparition me fit l'effet d'un coup de poing dans le ventre. Je désespérai d'abord. Ma médiocrité m'interdisant d'exister devant cette présence divine. Je rendis hommage, ensuite. Sublime, grandiose, renversante. Ces termes par trop tangibles et timorés peinaient à lui rendre justice. La grâce de Marion se situait au-delà de notre dimension. Beauté éthérée, extra-terrestre et parfumée, chacun de ses mouvements générait un halo doré mille fois plus brillant qu'une étoile. Les traits de son visage, mélange de réserve asiatique et de froideur slave, offraient un panorama aux contours inédits et vertigineux. Parce que c'était elle. Evidemment, je la retins. Parce que j'étais un homme. Evidemment, j'eus envie d'elle. Parce que j'étais moi. Evidemment, je me limitai à l'admirer. Rien d'autre. Dès que le bruit de son intégration se répandit, les mails me félicitant pour cette "prise" incroyable, foisonnèrent. Dans les couloirs, des mains moites et sales attrapaient la mienne. Je ne la leur refusai pas. Lâche, moi ? Ma simple appartenance au genre masculin faisait de moi un complice de l'immonde complot s'ourdissant avec fracas. Une immense colère liée à mon impuissance s'empara de moi. Officiellement, j'affirmai haut et fort que je n'étais en aucun cas le pourvoyeur en viande fraîche de ces porcs et que pour rien au monde, je ne souhaitais participer à l'assouvissement de leurs bas instincts. Officieusement, c'était ma négation, pleine et entière à la partager, qui me mettait en rage. Dès son premier jour, les faits et gestes de Marion furent scrutés, analysés, décortiqués. Tous s'interrompaient pour l'observer déplacer ses charmes dans les couloirs. Le simple fait de la voir ôter son manteau offrait un spectacle inoubliable. A son insu, des regards lubriques se posaient sans vergogne sur son séant. Le pire allait se montrer. La perfection agace. Surtout lorsqu'elle exclut. La première salve de fiel survint par l'intermédiaire de ses écrits. Marion souffrait d'une légère dyslexie rendant la lecture de ses mails un peu ardue. Rien de grave. Comme la plupart des gens souffrant d'un handicap, elle avait développé des trésors d'imagination pour contourner ses difficultés. Cela en devenait touchant. Emouvant même. Insensibles à ses efforts, les porcs me transféraient par pelletée ses courriels accompagnés de commentaires peu amènes. Très vite, les choses s'accélérèrent. Les critiques liées à sa production professionnelle s'ajoutèrent à ses manquements à la syntaxe et à l'orthographe. Parce que c'était elle, je la pris sous mon aile. Parce que j'étais un homme estimant naturel que ce service rendu impliquait une relation de dépendance à mon égard, je ne pu me résoudre à la voir me quitter. Je passai des dizaines d'heures à lui apprendre le métier et à lui expliquer au mieux le fonctionnement de la société: l'organigramme, les interactions entre services, les procédures douanières etc... Jetant discrètement un regard par-dessus le dossier que je faisais mine d'étudier, je fixais son délicieux froncement de sourcils quand l'une de mes questions la déstabilisait. En vérité, c'était plutôt elle qui générait en moi un trouble immense. Surtout lorsque ses yeux bleus ensoleillés me transperçaient. Face à ses charmes, je m'efforçai de réfréner mes instincts. Ma vision demeurait au-dessus de sa taille et je tachais de réfréner mes œillades, irrésistiblement attirées par son décolleté. A tout prix, je fuyais ma condition porcine. Marion était volontaire et intelligente. Elle en su bientôt autant que moi et sa parfaite maîtrise professionnelle fit cesser l'opération de dénigrement. Je ne pu rien pour sa dyslexie mais la méchanceté se tarit peu à peu. Un temps seulement car nous les hommes nous évertuons à détruire la perfection. L'estocade suivante porta sur sa vie personnelle. A peine un mois après sa réhabilitation, une rumeur concernant ses mœurs légères se mit à courir dans le service. D'après des sources à l'origine floue mais aux informations sures et vérifiées, Marion fréquentait des parties fines. Elle s'y montrait d'ailleurs, très participative et exaltée. Ce n'était que les prémices. Un matin, on m'envoya un mail contenant un lien renvoyant à une vidéo hébergée sur un site pornographique. A grand renfort de majuscules surlignées en gras et de points d'exclamation, on m'assurait, enthousiaste et fier, que c'était bien Marion qui apparaissait dans le film. La vidéo s'intitulait "Marion casting X". Dès que je l'ouvris, je vis qu'il ne s'agissait pas d'elle. Ces porcs ne l'adoraient pas comme moi. Ce grain de beauté presque invisible sur la joue, ces points jaunes symétriquement placés au-dessus de ses pupilles. Sa ressemblance avec la jeune femme était remarquable mais l'éclat de la beauté de cette dernière brillait plus terne. Je fis de mon mieux pour détromper mes collègues mais le mal était fait. Se délecter de la souffrance infligée les grisait. Les hommes se complaisent à s'ébattre dans la fange nauséabonde. Même un test ADN prouvant que les deux Marions étaient dissemblables, ne les aurait pas convaincu.  Un vent mauvais se mit à souffler dans le service. Certains n'hésitaient pas à visionner le film en sa présence, le son au maximum. D'autres réalisèrent des captures d'écran et les installèrent sur leur ordinateur. Plus tard, j'appris même qu'un porc l'avait fait chantée. Une relation sexuelle contre la non divulgation de la scène. J'eus une discussion avec ses yeux rougis. Je lui fis part de mon soutien dans cette épreuve difficile. Entre deux sanglots, elle me jura que jamais elle n'avait joué dans ce genre de films. Je mentis en lui assurant que je ne l'avais pas visionné. De plus, ajoutais-je, qui étais-je pour juger ? Je n'étais qu'un porc déguisé en sage. Malgré tout, elle parut déçu que je donne foi à cette hypothèse selon laquelle cette femme se faisant prendre crument par plusieurs hommes, puisse être elle. Je conclus en l'autorisant à prendre quelques jours. Le temps que le soufflet retombe. Elle revint au bout d'un mois. A son retour, la bande de porcs ne tarda pas à fondre sur elle. Une nouvelle vidéo circula -l'actrice avait fait carrière- et les remarques déplacées revinrent. Je la convoquai immédiatement. Je lui proposai de changer de service. Parce que j'étais un homme et que ce service supplémentaire sous-entendait qu'elle me fut encore davantage redevable, je lui fis l'article avec soin. Le service juridique était dirigé par mon ancien adjoint, être sensible et délicat avec lequel je partageais une conception moins brutale des rapports hommes-femmes. Pour être francs, lui comme moi avancions le sexe dressé dans les pénombres hypocrites. Les évènements se calmèrent. Il suffit parfois d'une ou deux personnes bienveillantes pour endormir la bassesse. Marion allait mieux. Nous échangions souvent. J'avais tissé avec elle des liens s'apparentant à ceux de Mentor avec son élève. Elle m'appelait tous les jours pour me parler de ses nouvelles missions, s'asseyait avec moi à la cantine et n'arrêtait pas de me remercier pour cette opportunité. Ce fut à cette époque qu'elle commença à me parler de sa vie personnelle. Elle m'annonça toute excitée qu'elle avait fait la connaissance d'un certain Thomas. Thomas... En voilà un beau prénom d'amoureux. A l'inverse du mien, ridicule et démodé que plus personne ne donnait à ses enfants. Cette bombe me bouleversa. Au bout du compte, sans doute n'étais-je pas si homme que cela ? Marion en tout cas avait l'air de le penser. J'avais pourtant furieusement envie d'elle. Elle insista pour me le présenter. Elle tenait absolument à ce que je valide son choix. Bien sûr, je refusai, mais elle ne se décourageait pas face à mes dérobades. Je cédai le premier. Nous convînmes de nous rencontrer dans une brasserie éloignée de l'entreprise pour déjeuner. Curieusement, il s'agissait du même restaurant dans lequel j'avais mangé le jour de notre rencontre. Lorsque Thomas apparu, j'eus un choc. Nous nous ressemblions comme deux gouttes d'eau. Cheveux châtains coupés courts, yeux noisettes cachés derrière des lunettes à la mode, nez en trompette. L'ensemble disposé de manière symétrique sur un visage sans éclat mais non point disgracieux. Nous aurions pu être frère. Parce que j'étais un homme, je fus jaloux. Elle avait vu en lui un partenaire intime. Un partenaire de vie. Chez moi, juste une main tendue, savante et salvatrice dans un environnement hostile. Parce que j'étais un homme, je trouvai que j'étais la version la plus réussie des deux. Ce fut surtout Marion qui entretint la conversation. Je ne discutai qu'avec elle. Thomas ne m'adressa pas la parole. Peut-être se trouva t-il troublé lui aussi ? Je détournai le regard quand ils s'embrassaient. Une fois seuls, elle m'attrapa le bras et me cuisina pour savoir ce que je pensais de lui. Je ne lui en dis que du bien. En définitive, lui, c'était un peu moi. Le soir, je me rappelle avoir fait un rêve érotique. Avec Thomas, nous la prenions tour à tour. Je suis bien un homme. Aucun doute la dessus. Suite à cet épisode, je m'évertuai à diminuer mes relations avec elle. Je ne répondais plus à ces messages, déjeunais à l'extérieur. Les semaines s'écoulèrent rythmées par ce jeu du chat et de la souris. A l'approche de noël, Marion me tendit un guet apens. Sans me prévenir, elle surgit brusquement en face de moi pendant que je déjeunais dans notre brasserie. Elle n'aborda pas le thème de nos relations distendues. Comme si elle reprenait une conversation interrompue la veille, elle se contenta comme à l'accoutumé de me transpercer, en plongeant ses yeux dans les miens. Elle me supplia presque de venir à la soirée qu'elle donnait le soir même. Elle appuya sa demande en caressant ma main. J'obéis, docile comme un chien. J'arrivai bien après l'heure annoncée. Fébrile, je sonnai et attendis accroché à ma bouteille. Elle m'ouvrit, plus belle que jamais. Elle portait une tenue décontractée: un jean slim délavée et un teeshirt ample. Elle m'accueillit en souriant, ses cheveux détachés, d'un blond irréel, pendaient sur ses épaules nues. Parce que j'étais un homme en adoration, je me dis que la splendeur véritable ne nécessitait point d'artifices. D'un coup d'œil, je cherchai Thomas. Elle devina mes pensées et m'informa qu'il était chez des amis. Elle me conduisit à sa chambre pour y déposer mes affaires. Je restai sur le pas de la porte niant de toutes mes forces à ma réalité, la vision du temple abritant leurs ébats. Mais elle m'encouragea à entrer. Ses collègues étaient déjà tous là. Je donnai le change toute la soirée mais c'était surtout avec Marion que je discutai. Nous bûmes énormément. Elle tenait l'alcool beaucoup mieux que moi. La seule trace qu'il laissait chez elle fut le voile léger et translucide qui se déposa devant ses yeux. La tête commençait à me tourner. Nous nous assîmes sur le canapé. Nos deux corps se touchaient. Je sentais sa cuisse contre la mienne. Elle posa sa tête contre mon épaule. Mon sang se mua en lave. Je luttais pour ne pas me jeter sur elle. La prendre, ici, maintenant, devant tout le monde. Lui arracher ses vêtements, l'envahir, la fracasser sous mes coups de boutoir et venir, venir en elle, encore et encore, jusqu'au petit matin. Parce que j'étais un homme, je ne désirais que cela. N'y tenant plus, j'annonçai mon départ. Je la suivis jusqu'à la chambre. Elle eu du mal à retrouver mes affaires. Je passai de longues secondes à observer ce lit sur lequel Thomas lui faisait l'amour. Enfin, elle trouva mon manteau. Dans le couloir, je m'apprêtais à prendre congé mais elle m'invita à fumer une dernière cigarette en bas de l'immeuble. Nous prîmes l'ascenseur. Elle appuya sur le bouton -2 et dès que les portes se refermèrent, s'ouvrirent pour moi celles du paradis. Elle se jeta sur moi et m'embrassa. C'était comme plonger dans une mer de pétales chaudes et odorantes. Nous nous entortillâmes l'un dans l'autre tout au long de la descente. Mes mains fouillèrent partout à l'intérieur de ce trésor. Arrivés au parking, elle me tira par la main et en riant, m'entraîna entre deux voitures. Je la pris fougueusement, à même le sol, m'écorchant les genoux avec plaisir, creusant des sillons dans le béton. Puis au moment de nous relever, elle s'allongea sur le capot de la voiture. Je repoussai plus loin les frontières de la félicité. Lors de ces minutes, peu me cuisait l'existence d'un Eden lumineux. Je savourais chacun de mes pas dans ces obscurs souterrains. Nous n'en reparlâmes jamais. Parce que j'étais un homme à qui on avait accordé le paradis et que l'offrande, ayant échoué à étancher sa soif, en avait généré une plus immense encore, je maintins avec Marion des relations pleines d'affections mais non plus amoureuses. Désormais, je supportais sans ciller les récits concernant sa vie avec Thomas. Depuis peu, ils essayaient d'avoir un bébé. Je la félicitai en lui souhaitant d'y parvenir au plus vite. Un jour, elle débarqua dans mon bureau et m'annonça l'excellente nouvelle. Nous étions en mars. L'hiver touchait à sa fin. J'étais heureux pour elle. Pour lui aussi, un peu. Plusieurs fois pendant sa grossesse, elle débarquait et enthousiaste attrapait ma main pour la déposer sur son ventre. Tu le sens? Le bébé a bougé! Répétait-elle sans cesse, ébahit. Pendant des heures entières, elle m'informait de la décoration de la future chambre, me montrait sur son téléphone les body si mignons qu'elle avait repéré sur internet. Puis, elle nous quitta. Je reçu au cœur de l'été, un sms de faire part de naissance joint d'une photo du bébé. Il s'appelait Maël. A la rentrée, elle fit irruption dans le service, irradiant la joie partout autour d'elle. Elle tenait à nous présenter l'enfant. C'était le portrait craché du père. La jeune maman devait reprendre la semaine suivante mais le temps s'égrena, implacable et jamais elle ne revint. Des trémolos dans la voix, mon assistant m'informa que son bébé avait été victime de la mort subite du nourrisson. Elle et Thomas allaient changer de vie. Déménager. Soudain une vision affreuse m'assaillit. Mon ange penché au-dessus du berceau qui hurle de douleur en découvrant que son bébé était parti. Parce que j'étais un homme, je pleurai en pensant au destin infâme. Parce que j'étais un homme, je pleurai pour l'enfant qui peut-être se trouvait être le mien.

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