Parcelles d'émois

leeman

Ce monde m'effraie. Car hélas je n'ai rien d'autre à voir que ce que j'ai construit. Sans nul doute aimerais-je pouvoir m'évader de cette prison constante. Il n'y a hors de moi que totalité ; totalité qui se manifeste à ma vue comme fruit de mon désir. Je n'y éprouve rien ; pire encore, je m'y perds dans l'indifférence la plus grande.

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La pensée n'est parfois pas toujours fluide. Preuve en est que je ressens le besoin, de temps en temps, d'écrire de manière aussi fragmentée. C'est une façon de se révéler autrement, et d'apercevoir que les choses ne sont pas toujours aussi simplement conçues en nous. L'aphorisme est souvent sévère dans son ironie, dans sa détresse, dans sa rancœur. Il est puissant ; et ce n'est pas sa puissance que j'invoque, mais sa forme, propice à la courte réflexion.

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J'ai vu la mer dans son regard ; qui tantôt fracassait ma conscience à mesure que j'immergeais pleinement en lui, tantôt me remplissait de bonheur. Ce fût là le plus bel objet de ma contemplation ; que dis-je, ce n'est pas un objet, c'est un être de vie. Regard manifeste d'une poésie intérieure, celle des émois ; manifeste de la pensée attentive, dure, souple, ou tendre. Le regard fait tout ; il indique le danger autant que la gentillesse. C'est par lui qu'on aime plonger en autrui autrement que par l'acte des corps, celui des attirances limpides.

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Chaque jour qui se fait se fait sans moi ; ils m'échappent tous. Ce sont eux qui me font. Par les choses qui s'écoulent je ne me fonde pas, je péris sous leur écoulement. Me fais-je donc ou me détruis-je plutôt ? Mystère irrésolu de la conscience. La passation du temps est inéluctable, mais je ne parviens pas encore à me dépêtrer de cette vitesse temporelle. Comme une ellipse qui me priverait d'un être-futur ; ma pièce de théâtre, celle de ma vie, est la plus pauvre sous tous les aspects : je ne suis rien. Et même ce rien, qui pour autant peut fonder mélodie, rythme et poème, m'est infiniment supérieur. Cette tristesse d'être épars dans une vie sans vivacité, c'est ma tristesse ; je ne la subis plus, je l'aime.

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La richesse du monde est attirante, car elle nous rend curieux. Toutefois cette curiosité n'est pas toujours positive, en ce qu'elle apporte beaucoup de dangers à ceux qui voudraient la faire taire complètement, soit par un besoin de lecture, soit par une envie d'aventure à travers les contrées. Il faut la nourrir, c'est évident ; mais tenter de la rassasier est pure folie.

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Comment dire le monde ? On s'efforce de le décrire et de le nommer, en vain je crois. Le monde n'est rien pour nous dans les mots ; il est totalement dans le vécu, dans le rapport de soi-même aux choses. Le monde est pour nous par l'expérience avant d'être pour nous par les mots ; et par les mots il n'est plus, il est seulement dans les mots. Nous l'enfermons, dans une pièce personnelle que constitue notre langage. On peut certes le dire, mais on le dira toujours moins bien qu'on ne le vit directement par l'expérience.

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J'ai beaucoup trop de mal à concevoir la vie sans souffrance ; elle est la meilleure forme de progrès. C'est en souffrant que nous sommes souvent menés à comprendre que l'existence n'est pas idyllique, et qu'elle n'est en aucun cas synonyme de sérénité. Exister c'est s'offrir au monde en sachant qu'on va souffrir ; c'est précisément pour cette raison qu'il faut profiter autant que cela se peut des moments qui nous procurent beaucoup de joie. Rien dans les sentiments n'est éternel, il n'y a que de l'éphémère, c'est pour cela qu'il est important d'adjoindre à son expérience une forme/force d'anticipation des choses. Car ces choses produisent en nous des émois ; négatifs ou positifs, qu'importe leur nature, les choses nous altèrent par leur profondeur. Elles nous altèrent car nous leur donnons un sens dès lors qu'elles nous adviennent : c'est en cela qu'elles nous touchent de diverses façons. Oui, vivre c'est être face à la souffrance ; mais tout ne procure pas de la souffrance, du mal. Parfois la vie nous surprend, et ce qu'on pensait nous être joyeux nous rend tristes, tandis que ce qu'on pensait nous attrister nous octroie d'amples joies. Ce qui compte, c'est d'être attentif aux choses du monde.

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La nature m'étonne perpétuellement, par sa beauté ou par les phénomènes qui la font vivre. Mais nous aussi la faisons vivre ; cette animosité culturelle, la ville, les voix et les dialogues ; toutes ces choses qui n'étaient pas présentes avant nous la rendent vivante. Même si beaucoup tendant à penser que l'homme détruit la nature, il faut encore souligner que la vie n'est pas si noire ; beaucoup de spectacles attendent encore les yeux de quelqu'un pour être vus, contemplés, admirés, et surtout souvenus à tout jamais. Il faut parfois quitter ce monde vivant, pour épouser un peu plus la tranquillité, et ainsi s'émerveiller devant ce qui, originellement, fondait tout environnement foisonnant.

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Une certaine peur en moi me déstabilise : celle de régresser. Je veux dire, la peur de perdre en richesse intérieure, la peur de me décomposer moralement, mentalement, intellectuellement. Je désire plus que tout devenir quelqu'un de meilleur, et d'acquérir, à mesure que les événements se font, de plus en plus d'expérience ou de connaissance. C'est précisément à cause du temps que cette peur m'envahit ; la connaissance se perd s'il n'y a rien pour la solliciter. Et je crains plus que tout cette perte-là.

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Il faut reconnaître la beauté de l'aphorisme ; il n'a rien à envier aux longues phrases et descriptions d'un roman purement linéaire. Organiser sa pensée requiert un temps monstrueux ; temps qui n'est pas toujours à notre portée. C'est en cela que j'aime parfois écrire de la sorte ; offrir à celui ou celle qui me lit un bref résumé de mon intériorité. Mais cette intériorité ne doit pas être ainsi retranscrite, j'essaie aussi de l'embellir, parfois, par les mots et les syntaxes ; parfois de ne rien toucher et de mettre les mots qui me viennent spontanément. Entreprise personnelle, certes, mais qui converge vers les yeux d'autrui. C'est peut-être ce qui, finalement, me motive. Car je ne ressens parfois plus le besoin d'écrire pour exalter mes maux ; mais plutôt d'écrire pour que ces mots résonnent avec l'âme d'un/e autre. Qui sait de quoi est fait l'avenir.

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