Parfums d'hier et d'aujourd'hui
Möly
2041. La vie file à toute allure. Aussi vite qu'un de ces nouveaux métros. En 2000 on espérait voir des voitures voler. En 2041, on y est. Du moins, en ce qui concerne les transports en commun puisque plus personne -ou presque- n'utilise de voitures.
Je m'insère dans la rame et m'installe dans ma cabine, je pose mon smartphone sur la borne qui se trouve à ma droite. Ma playlist favorite se lance. Je vérifie sur mon agenda virtuel, qui s'affiche sur la vitre de la cabine, mes rendez-vous du lendemain, puis referme tout ça très vite et me laisse bercer par la musique. Je préfère observer les gens autour de moi. Iels sont toustes enfermé.e.s dans leur bulle -cette cabine- et chacun.e vaque à ses occupations: révisions pour les partiels, prise de rendez-vous, regarder la fin d'un film, appeler un.e proche. J'imagine alors le bruit ambiant. Comme avant. Ça énervait la plupart des personnes qui empruntaient le métro: les gens au téléphone, la musique au volume trop élevé, les voix trop fortes. Maintenant, chacun.e est à sa place, dans sa boîte transparente et insonorisée.
Personne ne regarde en dehors de cette cage, je suis le seul à avoir les yeux qui se baladent de visage en visage. Certain.e.s ont opté pour une cabine aux vitres teintées. Coupé.e.s de tout le monde, du son, des visages, du quotidien. De la vie, en somme.
Je me souviens encore, il y a vingt ans de ça, quand la mise en place de la seconde ligne de métro venait d'être achevée. La ville avait décidé de changer de méthode en barricadant l'accès au métro avec des portiques. Plus de fraudeurses. Encore une fois, pour bénéficier de certains droits, il fallait de l'argent. Quelle blague ! Quand j'y repense, ça me paraît loin et révolu. Dorénavant, plus personne ne paye pour cela, c'est une évidence. Les transports en commun sont gratuits, accessibles à toustes et le réseau est beaucoup plus étendu. Même chose pour les trains.
À l'époque, on y aurait jamais cru. Quand on voyait les tarifs scandaleux pour avoir le droit de rester debout dans un TER ! Je souris alors, en me remémorant certains de mes voyages, et les nombreuses fois où j'avais fraudé, ou essayé du moins.
C'est sûr, ça ne me manque pas et je préfère cette gratuité pour toustes, au détriment du contact humain.
La chose qui me manque cependant, c'est quelque chose que je devais être le seul à apprécier à l'époque, et à regretter maintenant: les odeurs des gens. J'avais toujours eu cette obsession pour les parfums, les odeurs. J'adorais ça. Un parfum pouvait dire tellement de choses. Quand je m'installais dans le métro, je m'arrangeais toujours pour être au milieu des gens et retenir un parfum ou deux. J'aimais sentir ces odeurs, même si je ne les appréciais pas toutes, qu'on se le dise. La douceur du muguet au creux d'un cou gracile, l'odeur fortes d'épices sur un vêtement, celle d'une lessive bon marché comme celle d'un parfum de luxe.
Chaque odeur appartenait à une personne et je pouvais me laisser aller à imaginer leur vie : l'odeur triste d'un travailleur éreinté, sur son bleu de travail. L'odeur écœurante d'eau de vies manquées, cette odeur qui accroche et donne envie de pleurer. L'odeur de la jeunesse qui n'a pas assez dormi la veille, ou bien l'odeur entêtante et dépassée d'une vieille dame. En bref, je me noyais dans cet océan d'effluves.
Je jouais parfois à fermer les yeux, avant l'arrivée du métro dans une station, et respirais à pleins poumons ces effluves humaines qui pénétraient la rame. Avec le temps, j'avais fini par reconnaître les gens grâce à leur parfum sans même les avoir vu rentrer. Je rouvrais les yeux et éprouvais une certaine satisfaction quand j'avais réussi à identifier la personne. J'avais bien évidemment mes favoris.tes. Un petit garçon qui sentait le chocolat en poudre et la naïveté, une quarantenaire dont l'odeur émanait le cuir brut et les forêts de pin et une troisième... Cette personne était mon grand mystère. Je n'avais jamais pu déterminer si elle était un homme ou une femme, oscillant dans son androgynie, tantôt plus féminin, tantôt plus masculine.
Ça n'était pas ce qui m'avait le plus frappé, cela, je m'en foutais un peu. Ce qui m'obsédait était son absence d'odeur. Jamais je n'avais pu identifier un quelconque arôme se dégageant de ses cheveux, de ses vêtements ou de sa nuque. Rien. Aucune identité olfactive. Dès qu'iel rentrait dans la rame, je sentais mon cœur battre. J'espérais qu'iel s'assoit non loin de moi et quand c'était le cas, je me préparais à ce que ce soit le jour où je découvrirais enfin son parfum. Chaque nouvelle fois était un échec. Iel quittait le métro, me laissant désemparé et obsédé.
Il n'était pas question d'attirance ou de désir. Je vouais une passion pour les parfums des gens et, les deviner, les comprendre et les connaître de cette manière, me grisait. Ces gens prenaient alors une place presque plus intime dans ma vie quotidienne. C'était une douce habitude qui me rassurait.
Soudain tiré de mes pensées par la voix angélique qui annonce les stations, je descends d'un pas léger, c'est mon moment, je ne peux pas le manquer. La foule sort enfin de ses cabines, je vais pouvoir prendre une vague d'odeurs qui envahira mes narines. Je m'arrête quelque secondes, ferme les yeux et inspire. C'est fugace mais mieux que rien. Chacun.e a sauté dans les ascenseurs suspendus afin de redescendre sur le plancher des vaches et se ruer sur leurs vélos électriques dernier cri, ou pas. Tout le monde n'ayant pas les moyens de se payer le dernier modèle léger, rapide et connecté.
Quant à moi, hurluberlu que je suis, je préfère marcher et prendre mon temps. « Prendre ton temps ? Perdre ton temps, tu veux dire ! » m'avait un jour dit une collègue, sidérée que je ne possède pas de vélolectrique, remboursé de moitié par l'État. Le reste à charge s'élevant tout de même à une certaine somme. De toute façon, ça ne m'intéressait pas.
Quand je marche, je respire l'odeur des arbres, des plantes, des fleurs, des rares passant.e.s. Je vis sûrement le meilleur moment de ma journée.
Ce jour-là, je décide de m'arrêter boire un café dans un petit boui-boui plus ou moins autorisé à être ouvert. Il paye pas de mine et ressemble à un vieux PMU de l'époque mais je m'y sens bien. Il n'y a que des vieux loups de mer qui gardent le comptoir comme si c'était un temple sacré qu'il fallait protéger coûte que coûte. Je connais bien le gérant, mes venues impromptues mais régulières m'ayant rendu sympathique à ses yeux. Ici, ça parle du bon vieux temps, de l'évolution effrayante des choses. Le gérant est en boucle sur les nouveaux établissements qui pullulent et qui n'emploient « plus que des machines pour utiliser des machines à café ! » ironise-t-il.
C'est vrai que dans les cafés, les bars et certains restaurants, il n'y a plus de serveurs.euses, comme avant. Tout est programmé, et les tâches sont effectuées par des machines. Dans certains restaurants chics et gastro, on trouve cela rétro et en vogue d'avoir un.e chef.fe cuisinier.e qui s'active en cuisine mais c'est devenu un luxe pour les nantis. Les restaurants, c'est maintenant que des grosses chaînes, de fast food pour la plupart, qui proposent autant les fameux kebabs frites que l'assiette flow healthy, dernier délire gastronomico-instagrammable à la mode. Je ris intérieurement. « Instagram... qu'est-ce que je suis devenu vieux...qui connait encore cette appli ? »
Un café allongé ? lance le gérant du fond de son bar
Oui, s'il vous plaît.
Deux types installés au bar, marmonnent en sirotant une limonade. Drôle d'image. Ils demandent au serveur d'allumer le vieil écran plasma qui trône sur un meuble au milieu d'objets de décoration improbables.
Elle fonctionne encore ? m'exclamé-je, surpris
Bien sûr ! Enfin, je fais en sorte qu'elle marche toujours... dit-il en affichant un sourire qui en dit long.
Certain.e.s ont réussi à magouiller pour que leurs anciens appareils soient raccordés aux nouveaux réseaux de communication. C'est illégal et il vaut mieux éviter de se faire prendre si on ne veut pas écoper d'une amende monstrueuse et, potentiellement, d'être fiché. Car quiconque refuse de s'accorder aux derniers réseaux, d'être connecté.e.s avec le monde moderne, est vu.e comme un.e dissident.e, d'office.
L'évolution positive de notre vie ne s'est pas étendue à tous ses aspects... Les politiques répressives et les lois liberticides, sous couvert de protéger les citoyen.ne.s, ont envahi notre société. Les gens sont bien trop aveuglés et abrutis par le « monde moderne » pour réaliser ce qui se trame en réalité... Je divague, n'ayant personne avec qui extérioriser ma révolte, à quoi bon ruminer.
Je vais régler mon café quand j'aperçois sur l'écran un visage qui ne m'est pas inconnu. « Oh bah alors ça ! » s'écrit un des types. Il n'en faut pas plus pour piquer ma curiosité, je m'approche de la télévision. « … n'avait plus de trace du premier humanoïde créé par les Russes il y a 20 ans, l'individu aurait été reconnu et localisé en France. Les autorités Russes demandent son arrestation immédiate et son extradition en Russie dans les plus brefs délais... »
Je n'écoute pas le reste, abasourdi. Des humanoïdes, il en existe maintenant au sein de différentes armées, notamment l'armée française. Mais ces ersatz d'humain.e.s n'avaient -pas encore- intégré la vie quotidienne des gens. Dans certaines usines, les plus grosses industries qui avaient les moyens avaient pu recruter des humanoïdes pour effectuer les tâches difficiles que des êtres humains n'étaient pas en capacité d'effectuer aussi rapidement et efficacement. Mais, pour moi, ça restait du domaine de l'abstrait.
Le premier humanoïde... C'était ellui. Iel s'était enfui.e... Comment ? Pourquoi ? Dans mon esprit, c'est la confusion la plus totale, je tombe des nues.
Pas d'identité olfactive... Ni odeur, ni parfum... Tout semble maintenant logique. C'était un robot. Enfin, un robot... C'est une image très archaïque, mais iel n'était pas un.e humain.e. Et, surtout, c'était le premier humanoïde au résultat si abouti. Jamais je n'aurai cru que cette personne que je croisais presque chaque semaine dans le métro, était le premier humanoïde réaliste -capable de se fondre dans la foule- et qu'iel avait réussi à avoir un minimum de conscience pour s'enfuir. Car c'était à priori ce qu'on nous avait caché pendant des années. Jamais je n'avais entendu parler de cette affaire jusqu'à aujourd'hui.
En effet, c'est bien ellui. Iel n'a ni vieilli, ni changé. En l'espace de quelques minutes, un des plus grands mystère de ma vie vient de se résoudre au fond d'un pseudo bar PMU squatté par des marginaux nostalgiques du c'était mieux avant.
Toutes les odeurs du lieu viennent alors se loger au bord de mes narines en une explosion d'arômes, un melting-pot enivrant à l'odeur forte de café et de produits ménagers peu utilisés, de parfum de vieil homme mélancolique, de transpiration à peine camouflée par un déodorant, de fleurs séchées et de bonbons à la menthe qui gisent dans un petit pot en verre sur le comptoir.
Tout me vient en masse dans le sillon de mes narines et j'éprouve alors un soulagement intense qui me fait presque vaciller.
Tellement heureux et l'esprit léger, je sors un vieux billet version papier de mon porte-feuille et paye mon café le triple de ce qu'il vaut, ça m'est égal, c'est cadeau.
Sous le regard éberlué du gérant qui tente de me rendre la monnaie, en vain, je sors du café sautillant et tout sourire.