Paris-Août 1979

loulourna

40-Paris-Août 1979 Ch.39

Christine n’hésita pas une seconde, traîner au lit n’était pas son truc. Elle se leva en un instant, ouvrit les volets, permettant ainsi au soleil qui n’attendait que cet moment pour envahir sa chambre. Ce dimanche matin, son réveil indiquait 8h30. La veille elle avait réintégré le club des fidèles du Café-Tabac-PMU du 27 de la rue des Blancs Manteaux pour le rituel du petit-déjeuner : Au Franc-Tireur du Marais. Frédéric l’avait initié à ce rituel. D’emblée Christine avait été conquise par l’accueil bienveillant ; plus convivial que le silence de sa cuisine. André Gautron plus connu sous le surnom de Dédé, ancien fort des Halles veillait à la bonne tenue de l’établissement. La patronne au fond de la salle, son éternel sourire sur les lèvres enregistrait les paris du PMU. Le rite tribal du croissant - café-crème ou petit blanc sec, faisait du bistrot un point de rassemblement et pour certains, le début indispensable de la journée. Les habitués se saluaient d’un : ça va ? ça va ! Et vous. Il eut été inconvenant d’aller plus loin. Ils avaient bien trop de savoir vivre et de pudeur pour s’aventurer dans la vie privée. La réponse était invariablement : oui ça va, même si ça n’allait pas du tout. Une réponse négative aurait mis le questionneur dans l’embarras et aurait stoppé toute possibilité de conversation future. On pouvait entre autres poursuivre par,--- Nous allons avoir une belle journée et répondre par,---Oui, profitons-en, ils annoncent de la pluie. Si on voulait aller plus loin Il n’y avait aucun danger de poursuivre par des commentaires sur la cherté de la vie ou les derniers événements sportifs. Le foot faisait partie des sujets préférés. A moins de connaître les sensibilités politiques de son interlocuteur, on évitait le sujet. Il n’y avait que du positif dans cette relation discrète entre les consommateurs ; tous experts en discutions pour ne rien dire. Certains, plus experts que d’autres, affichaient un sourire narquois laissant comprendre que leurs sources mystérieuses étaient  secrètes. Le temps d’un petit noir ou d’un blanc sec,  les anonymes du quartier, oubliant leurs soucis, avaient la satisfaction de donner le change ; d’être quelqu’un. Dimanche était un jour sacré. Les rois du turf, spécialistes de l’amélioration de la race chevaline installés avec leur brassée de journaux hippiques, étalés comme des cartes d’état-major, étaient pour une heure ou deux de grands stratèges. Silencieux, concentrés, sourcils froncés, ils analysaient chaque pedigree des chevaux, des jockeys, sondaient la qualité du terrain en vrai scientifique ; ils préparaient leurs plans de bataille. Christine aimait bien observer le comportement de ces alchimistes dosant leurs tiercés avec une calme assurance. Après la course ils se traitaient de noms d’oiseaux pour ne pas avoir tenu compte de tel ou tel paramètre. Et ainsi, comme le Phénix de la Grèce ancienne, le parieur dépérissait le dimanche soir pour renaître dans le courant de la semaine et être fin prêt, l’espoir intact, le dimanche suivant. De temps en temps un gagnant, pas peu fier refaisait la course et terminait par cette sentence. —Il fallait vraiment être miro pour ne pas avoir vu le vainqueur. Il suffisait de savoir lire. Les miros s’écrasaient mollement.

Dédé, officiait derrière son comptoir. Amis de tous, il savait avec justesse et chaleur orchestrée ce petit monde. Sa mémoire infaillible lui permettait d’apostropher chaque nouvel arrivant par son nom, disait un mot gentil.

À son retour de New York, la première fois qu’elle franchit le seuil du bistrot, Christine eut droit au large sourire du patron et ses chaleureuses paroles de bienvenues,--- Alors ! Mademoiselle Nimier, on est revenue en France. Ah ! vous avez bien raison on est quand même mieux chez nous. Et puis une jolie fille comme vous, les Amerlocs n’allaient pas nous la piquer quand même. Ce fut le coup d’envoi de la part des habitués, d’explications et de bonnes raisons pour appuyer les dires du cafetier. Tous savaient avec certitude que la France était le seul pays où il faisait bon vivre et pourtant la plupart des habitants du quartier ne connaissaient de la France, qu’un périmètre de 4 rues sur 4 et l’énumération des stations de métro sur le chemin de leur travail. 

Dédé lui apporta son café. En prenant un panier de croissant à une table voisine, il ajouta,---Et votre fiancé, il y longtemps que nous ne l’avons pas vu. Maintenant que vous êtes revenue, je suis sûr que nous allons voir apparaître le bout de son nez. Christine sourit, ne répondit rien.

Elle se sentait chez elle dans le décor familier de son enfance, encore loin d’être défiguré par la création du Centre Georges Pompidou. Pourtant insidieusement, sournoisement son quartier se métamorphosait. Des galeries d’art ou bazars de souvenirs remplaçaient les boutiquiers et les petits commerces de proximité et les grossistes en petites maroquinerie. Christine pouvait constater des traces évidentes de la rapacité des promoteurs immobiliers. Des panneaux : A vendre ; Appartements libres ou occupés fleurissaient les façades des immeubles découpés en tranche et si possible vidés de leurs occupants par intimidation ou en faisant miroiter un peu d’argent. Les appartements vides valaient beaucoup plus chère que les appartements occupés. Ensuite les sociétés immobilières rénovaient superficiellement les logements en leur donnant un coup de peinture cache-misère, faisaient apparaître les poutres vermoulues et les revendaient à prix d’or.

À midi place du Palais Royale devant le kiosque à journaux, Samuel attendait. Il avait décidé de tromper son impatience en allant à pieds à son rendez-vous. En descendant les Champs Élysée et par la rue de Rivoli il arriva avec 20 minutes d’avance. Lorsqu’il l’aperçu, venant par le faubourg St Honoré, il avait eu le temps de faire trois fois le tour du quartier. Très simplement habillée d’un léger chemisier blanc et d’une jupe en coton beige. Rien que pour cet instant magique Samuel se félicitait d’avoir écouté sa mère, mais il ne pouvait chasser de son esprit les pensées insidieuses qui l’obsédaient : avait-elle une liaison ?  Sa suspicion s’évanoui à l’instant où Christine, le visage illuminé par un sourire, lui dit d’une voix douce. --- Je ne vous ai pas fait attendre ? Rien que de très banal, mais cette voix claire avec de douces inflexions le ravissait et exerçait sur lui une action envoûtante qui lui paralysait l’épiglotte. Bon dieu que l’amour rend bête, pensa-t-il. Pourtant, il n’aurait pas changé son comportement  de collégien pour le savoir faire de tous les séducteurs de la planète.

—Bon ! nous y allons ? dit-elle légèrement étonnée de son immobilisme silencieux.

--- Oui...oui...bien sûr.

Christine lui prit naturellement le bras. Par ce geste amical, Samuel avait conscience que la jeune femme, par son comportement enjoué faisait une croix sur leurs désastreuses rencontres de New York. Ils traversèrent l’avenue de l’Opéra, se dirigèrent vers la rue de l’Échelle et tournèrent dans la rue d’Argenteuil. Quelques immeubles plus loin, en peinture crème sur fond marron, une enseigne indiquait “ Chez Francine “ En dessous, en italique « Cuisine familiale »

En ce dimanche de la fin du mois de juillet, dans ce quartier d’affaire habituellement animé, la rue semblait assoupie.

Samuel s’en inquiéta, --- Vous êtes certaine que c’est ouvert ?

---Oui ! ils ne ferment jamais. Les patrons ne sont plus de la première jeunesse et je pense que sans leur restaurant, ils s'ennuieraient. Vous aller voir, rien qu’en passant la porte nous reculons dans le temps d’une cinquantaine d’années. Il était tôt... ils étaient les premiers clients. Près de l’entrée une serveuse sans âge, dans une robe noir croisait les mains sur son tablier blanc. Elle leur fit un grand sourire et leur désigna une table pour deux, recouverte d’une nappe blanche amidonnée, protégée par un napperon de papier gaufré. Venant du fond, derrière une porte à deux battants on entendait des bruits de casseroles. Se penchant vers Samuel, Christine dit en chuchotant, --- Je suis certaine que la décoration n’a pas été changée depuis les années folles. Progressivement ces temples de la cuisine française disparaissent et il devient de plus en plus difficile de manger des petits plats mijotés par un vrai cordon-bleu ; du grand art, vous aller vous régaler. Vous n’avez pas connu les bougnats ? Je parle d’eux au passé, ils ont pratiquement disparu ; leur cuisine était souvent excellente.

--- Les bougnats ?

--- Ils étaient originaires d’Auvergne et leur nom vient de charbougnat. Ils montaient à Paris pour s’installer comme marchants de vin, charbonniers, épiceries, cafetiers et restaurateurs ; les premiers drugstores français en quelque sorte. Ils avaient conquis tous les quartiers populaires de la capitale. Malheureusement, ils ont presque tous disparu. Christine plissa le front pour ajouter,--- remplacés par des fast-food. Sortant de derrière la porte du fond, un homme d’une soixantaine d’années, rondelet, ceint d’un tablier blanc en souriant s’avança vers eux et les accueillit avec bonhomie. En passant devant le comptoir, il prit au passage deux menus ronéotypés dont l’original avait visiblement été écrit à l’ancienne avec des rondes et des déliées qu’il tendit à nos deux amis en leur disant quelques mots de bienvenue. Samuel ne regarda pas la carte mais observa les yeux de Christine lire avec attention et saliver devant les harengs pommes à l’huile, la tête de veau ravigote et autres plats typiquement français. Son enthousiasme gourmand faisait plaisir à voir.

--- Vous savez ce que vous voulez ? demanda-t-il.

--- Non pas encore...tout ! Comme il faut que je me décide, si je ne change pas d’idée, je pense que je vais prendre un œuf dur mayonnaise...et un peu de céleris rémoulade... et une blanquette de veau. Elle posa le menu visiblement satisfaite de son choix. Les connaissances gastronomiques françaises de Samuel étaient limitées aux restaurants de Madison avenue, rien à voir avec les plats cités dans la carte qu’il épluchait sans trop comprendre. Il se sentait en terrain connu avec les entrées : du pâté c’est toujours du pâté et encore...Son visage s’éclaira,--- Ah ! une spécialité d’Amélia : la poule au riz : un régal. Avec l’aide de Christine, qui saliva une seconde fois il se décida pour un hareng pommes à l’huile et un petit salé aux lentilles. Christine changea d’avis et Lorsque la serveuse vint prendre la commande, elle transforma la blanquette de veau en choux farcis. Ils mangèrent de bons appétits en buvant un bon petit vin rouge sans nom. Ils avaient fait confiance au patron lorsque celui-ci avait dit,---Vous m’en direz des nouvelles...ma cave personnelle.

Samuel leva son verre,--- Buvons à la cave du patron. Mon père est un spécialiste de tout ce qui pousse, vignes y compris. Je me souviendrai toute ma vie de la cave de mes parents. Cave est un grand mot pour désigner un casier d’une dizaine de bouteilles. Le jour de mes huit ans ils étaient absents. Vexé, je me sentait abandonné, j’ai volé une bouteille de vin...Je ne vais pas t’ennuyer avec mes histoires d’enfance ?

Christine sourit--- Non, pas du tout, j’essaye de vous imaginer en adulte.

---Que tu me prennes pour un enfant ne me dérange pas. rester jeune, n’est pas un défaut...excusez-moi, mais je viens de me rendre compte que je vous ai tutoyé.

--- C’est très bien comme ça. En général, je ne reste jamais longtemps dans le vouvoiement. Tu peux me tutoyer. dit-elle en insistant sur le Tu.

--Mon histoire n’a pas beaucoup d’intérêt. Lorsque tu l’auras entendue, tu me demanderas de te vouvoyer. 

Christine avait posé ses coudes sur la table et avait posé ses mains sous le menton,---Je te promet que non, je t’écoute.

---Bon ! À 8 ans...hier, ajouta ironiquement Samuel, j’ai bu tout le contenu de la bouteille. J’ai été malade comme un chien. Mes parents m’ont dit que j’avais été suffisamment puni mais m’ont quand même grondé de belles manières... et priver de mon argent de poche pendant un mois. j’avais piqué un de leurs meilleurs crus qu’ils gardaient pour fêter leur dixième anniversaire de mariage. C’était peut-être une bonne bouteille, mais j’avais l’impression de boire du vinaigre. Ce n’est que récemment...que j’ai repris goût au vin. J’avait vidé une bouteille de Mouton Rothschild sans le savoir. Tu vois je t’avais dit que ça n’avait aucun intérêt.

Samuel leva son verre,---Buvons au manque d’intérêt de mes histoires. Christine avait écouté, amusée, --- J’ai très peu de souvenirs de mon enfance. L’autre jour, je regardais des photos de moi à la plage... j’avais 5 ans. Je ne me souviens de rien. Nous ne quittions pas souvent Paris. Ma grand-mère était toujours très occupée... elle est décédée l’année dernière.

---Je suis désolé, et tes parents ?

--- Mes parents... ? 

Pour toute réponse, Christine souleva ses épaules. Devant le silence de Christine, Samuel n’insista pas. Ils bavardèrent de choses et d’autres jusqu’à la fin du repas.

Christine demanda à brûle-pourpoint, --- Qui c’est Amélia ?

---Amélia c’est une longue histoire qu’il faudra que je te raconte un jour. Pour l’instant j’abrège : on peut dire qu’elle est ma grand-mère. Sans elle je ne serai pas là...ma famille non plus. Le visage de Samuel s’assombrit,---Je suis très inquiet, Amélia ne va pas bien du tout et elle va être seule à Jérusalem, pour quelques jours.

---Elle habite Jérusalem ?

---Nous habitons Jérusalem.

Lorsqu'ils sortirent du restaurant, Paris rayonnait sous le soleil. Ils décidèrent de faire une petite marche jusqu’au Grand Palais. Ils cheminèrent d’un pas tranquille vers les Champs Élysée.

Christine hésita, allait-elle dire à Samuel qu’elle avait vu l’exposition Magritte ? Elle opta pour se taire. Ils passèrent silencieusement dans les salles s’arrêtant plus longuement devant tel ou tel tableau.

--- Ce qui me fascine chez ce peintre, dit Samuel, c’est ça façon de transformer le réel en irréel. Magritte a allié des objets sans liens directs, prenant ainsi une destination contre nature qui nous oblige de rompre avec nos habitudes mentales.

---Je suis persuadé qu’il n’y a aucune intention symbolique dans ses compositions. Ce n’est même pas lui qui les nommait et pourtant c’est l’alliance du titre avec la peinture qui lui donne une signification surréaliste. Le meilleur exemple, c’est son tableau : Ceci n’est pas une pipe. Sans le titre, il n’y a plus rien de surréaliste. Je soupçonne Magritte d’avoir été motivé uniquement par un certain esthétisme. Je le soupçonne également d’avoir souvent imaginé le titre après avoir fait le tableau : éloignant le plus possible le texte de l'œuvre.

Tu sais pourquoi le surréalisme fut particulièrement florissant en Belgique ?

--- Non, pas vraiment. Tout ce que je sais, c’est que ce mouvement est né dans une période totalement dingue et destructrice ; la grande guerre.

--- Peut-être aussi parce que la Belgique est un pays contre nature. Trois contrées, trois langues, même Bruxelles est un monde à part.

---Peut-être est-ce grâce au surréalisme que les Belges arrivent à gérer leurs contradictions ? ou alors leurs contradictions ont généré le surréalisme.

---La partie du monde, la plus surréaliste aujourd’hui c’est la Palestine. Je dis la Palestine pour englober les Israéliens et les Arabes. Deux peuples, plusieurs territoires. Gaza, la Cijordanie, Israël et Jérusalem. Si cette ville n’existait pas je pense que nous pourrions nous entendre. Nous sommes pétris de religiosité, notre sens du mysticisme nous aveugle. Les juifs et les Arabes se battent pour le sacré, un bout de mur, une mosquée, un tombeau ; rien que des symboles.

---Vous devriez venir prendre des leçons en Belgique.

---Je ne sais pas, peut-être qu’un jour les Flamands et les Wallons s’étriperont pour Bruxelles... pour le manneken pis.

Ils déambulèrent silencieusement d’une salle à l’autre.

Christine l’attrapa par le bras. --- Tiens, regarde ! voilà mon tableau préféré. Ils s’arrêtèrent et regardèrent en silence pendant 5 bonnes minutes « L’Empire des Lumières»

--- Je pourrais rester devant ce tableau toute la journée. On imagine aisément la sérénité derrière ces murs. Si j’avais été Magritte j’aurais donné un nom différent. Je l’aurais appelé «L’Empire de la Paix éternelle.» Samuel écoutait les descriptions détaillées de Christine. À cet instant, il eut l’envie folle de la prendre dans ses bras. Il n’en fit bien sûr rien. Ne pas gâcher ces instants d’affinité.

--- Et si Magritte n’avait pas vu ce que toi tu vois dans sa toile ? S’il avait tout simplement dit ; je vais peindre une maison dans la nuit avec un ciel bleu. Si l’effet est bon ça risque d’être amusant et je la garde, sinon je détruis la toile.

--- Tu es trop prosaïque. Je m’en fous ! l’œuvre appartient à ceux qui la regardent. Tu t’inquiètes de ce qu’a pensé l’auteur lorsque tu lis un livre ou quand tu écoutes de la musique ? Moi, pas du tout. Dans mon musée personnel, toutes les œuvres m’appartiennent.

L’après-midi touchait à sa fin. Samuel ne voulait pas rompre le charme de cette merveilleuse journée et la seule continuité possible était de partir sur la pointe des pieds.

--- Bon ! il est 17 h 30. Je vais rentrer à l’hôtel. J’attends un coup de fil de ma mère.

--- Et moi, je vais prendre un taxi pour rentrer, mes jambes ne me tiennent plus.

--- Tu veux que je te dépose ?

--- Tu es gentil, mais ce serait idiot. Tu es prêt de ton hôtel et moi je vais dans l’autre direction.

Ils marchèrent en silence. Christine prit un taxi au Rond-point des Champs Élysée.

---Je n’ai rien à faire la semaine prochaine, je peux t’appeler et on fait quelque chose ensemble ?

Oui...d’accord... avec plaisir et merci pour cette bonne journée.

Samuel regarda le taxi se fondre dans le flot des voitures et disparaître vers la place de la Concorde, puis se dirigea lentement vers son hôtel, le cœur léger. Sur le chemin du retour, Christine s’étonnait de découvrir un côté de la personnalité de Samuel qu’elle ne soupçonnait pas. Elle l’avait vu sensible et prévenant. Il n’avait même pas essayé de lui faire la cour. Elle en fut légèrement dépitée. Mais après tout pensa-t-elle leur rencontre n’était que le fruit du hasard, c’était bien ainsi. Elle avait oublié ses premiers jours de solitudes, la tête pleine d’idées noires.

Samuel brûlait d’envie d’appeler Christine le soir même, lui dire qu’il l’aimait, qu’il n’était venu à Paris que pour elle. Il n’en fit bien sûr rien. Il laissa passer lundi et lui téléphona mardi matin.

--- Christine ! bonjour c’est Samuel.

--- Bonjour, j’avais reconnu ta voix.

--- Je te propose que nous déjeunions ensemble et après on pourra éventuellement aller voir un film. Qu’en dis-tu ?

Entre la question et la réponse de Christine, le moment était très bref, mais Samuel avait le temps de souffrir des affres d’un possible refus. C’est une voix joyeuse qui lui répondit, --- oui, ça serait sympa,

--- Si tu veux, je passe te prendre et nous déciderons de ce que nous allons faire.

--- D’accord ! j’habite au 33, rue des Blancs Manteaux au 3e étage.

--- Je serai là vers 12h30, à tout à l’heure. Il coupa la communication sur le socle et embrassa le téléphone en faisant quelques pas de danse.

À 12h30 pile il sonna. Après quelques instants, Il entendit des pas précipités qui semblaient venir de loin. Christine lui apparut rayonnante et merveilleusement souriante.

--- Voilà ce qui s’appelle être à l’heure --- lui dit-elle. Elle l’introduit dans un salon impeccablement rangé. Contre un mur, quelques boîtes en carton.

--- Il me semblait, que tu m’avais dit que ton living était envahi par des papiers.

--- J’ai passé ma journée d’hier à terminer mes rangements. Tu veux boire quelque chose ?

---Je veux bien. Que me proposes-tu ?

--- Ce que tu veux. Mais si tu choisis un whisky avec de la glace ça m’arrange. J’ai les deux... et je n’ai que ça.

--- OK ! allons-y pour un whisky...tu m’accompagnes ?

--- Oui, bien sûr.

Christine s’affaira dans la cuisine. Samuel, curieux alla dans l’entrée regarder les photos. L’une d’elle représentait le général de Gaulle agrafant une décoration à une jeune femme. Il y avait une légère ressemblance avec Christine. Les autres photos avaient manifestement été  à la libération de Paris. Dans un sous-verre, à titre posthume, la croix de la libération au nom de pierre Nimier mort à Buchenwald. Christine revint avec deux verres, un bol plein de glaçons sur un plateau. Samuel prit le verre devant lui,--- Excuse-moi, Je me suis permis de regarder les photos de ton entrée. La personne qui reçoit une décoration de Gaulle est de ta famille ?

Oui, c’est ma grand-mère, le jour ou elle a reçu la légion d’honneur pour fait de la résistance pendant la dernière guerre.

--- Et Pierre Nimier, c’était son mari ?

--- Oui, il a été arrêté et déporté... Il est mort à Buchenwald.

Samuel abasourdi par les révélations sur la famille de Christine comprenait mieux sa réaction lors du dîner de New York. Christine répondait à ses questions simplement, mais ne rajoutait aucuns commentaires personnels.

Il leva son verre et dit --- A quoi buvons-nous ?

--- Je n’en sais rien, dit Christine

---Buvons à notre rencontre à Paris.

Christine leva la tête,---Ce n’était pas une rencontre, tu m’as appelé.

---Oui c’est vrai, alors buvons à mon appel.

Samuel, finissait son verre,---Ma mère m’a parlé d’une brasserie dans l’Île Saint-Louis, on y mange très bien et c’est très sympathique, en plus ça à l’avantage de ne pas être loin d’ici. Nous pouvons y aller à pied.

Christine posa son verre sur le plateau, se leva le bras tendu indiquant la direction imaginaire, d’une île mystérieuse.--- D’accord, voguons pour l’Île Saint-Louis. 

Ils descendirent la rue du Temple, tournèrent dans la rue de la Verrerie et dans son prolongement, la rue du Roi de Sicile ils tournèrent rue du Pont Louis Philippe et traversèrent la Seine. Samuel était rarement venu à Paris, ville qu’il jugeait bruyante et sans chaleur, les parisiens distants,méfiants et souvent inaccessibles. Près de Christine, c’est d’un autre regard qu’il contemplait ces vieilles rues chargées d’histoires qui rappelaient des moments graves ou importants de l’histoire de France. aux noms connus dans le monde entier grâce à des écrivains populaires comme Victor Hugo, Alexandre Dumas ou Eugène Sue. Qui, en arpentant la rue du Temple, pense à l’ancienne forteresse de sinistre mémoire qui fut la dernière résidence de Louis XVI et Marie Antoinette. Combien de Parisiens savaient que Charles 1e, roi de Sicile, frère de Louis IX, avait une grande propriété à l’emplacement de la rue qui porte son nom.

Au restaurant Christine voulu payer l’addition. --- Samuel l’en empêcha sur un ton de reproche,--- Tu veux salir ma réputation. Tous ces gens vont penser que je me fais entretenir.

--- Il n’y a aucune raison que ce soit toujours toi qui paies.

D’abord le toujours, n’est que deux fois, et puis comme ça, tu m'es redevable et  au moment opportun je te dirais ce que je veux. Cette boutade fit sourire Christine qui le remercia gentiment.

Samuel lui proposa d’aller à la bibliothèque du mémorial juif à deux pas acheter un livre sur la révolte du ghetto de Varsovie. En sortant du mémorial, la voix de Christine exprimait une certaine amertume. ---Je me demande comment, nous, des soit-disant civilisés, avons agir d’une façon aussi criminelle. 

---Et se n’est pas fini, renchérit Samuel,--- Les illuminés et les utopistes de l’avenir sont déjà là. Les nouveaux tortionnaires ; hommes, femmes, sont déjà prêts. Avec bonne conscience ils feront les pires atrocités simplement parce qu’un guide, un führer, un duce, un timonier tapit derrière son idéologie leur en donnera l’occasion. Le moment voulu tous ces extrémistes décideront qui doit vivre ou mourir et comment vivre ou mourir. Les victimes et les bourreaux sont en place. Il manque encore l’opportunité. 

--- J’aimerais pouvoir dire que tu es pessimiste. Malheureusement je pense que tu as raison.

La conversation prenait un sens tragique et pour dérider l’atmosphère Samuel sourit, --- Tiens, j’ai trouvé un recueil sur l’humour juif, ça va te faire rire ; cadeau.

Christine mit le livre dans son sac et fit la bise à Samuel.

---Que m’aurais-tu donné si je t’en avais acheté cinq ou six.

Christine sourit,---trop tard, tu ne le sauras pas, n’empêche que je n’arrive pas à me retirer de la tête ce que je viens de voir. Tous ces meurtres, ces massacres, ce génocide...ou ethnocide, je ne sais pas quel est le mot le plus approprié.

---Je me demande si c’est tellement important pour les victimes. Je vais te désigner le coupable : Karl Marx. Toutes les élucubrations de notre petit Karl ont été récupérées par les bolcheviques qui par réaction en chaîne, provoquèrent l’avènement du communisme et son corollaire ; le nazisme. Petite addition de ce siècle de progrès. Le communisme : 100 millions de morts. Le nazisme : 50 millions de morts. Total 150 millions de morts.

--- Heureusement que les Marx Brothers sont arrivés pour redorer le blason de ce nom. Karl Marx aurait dû appeler son œuvre « La philosophie qui Tue »

---  Beaucoup de philosophies tuent. C’est l’humour qui sauve l’humanité. Sans humour l’homme n’existerait plus. As-tu déjà entendu le guru d’une secte, religieuse ou idéologique, raconter une histoire drôle. As-tu déjà lu quelque part que Jésus plié en deux, les larmes aux yeux, se tenant les côtes, pour une bonne histoire racontée par un apôtre.  A-t-on entendu Staline dire à Trotsky, --- Je vais t'en raconter une bien bonne et Trotsky lui répondre, --- Arrête, je vais encore pisser dans mon froc. 

Méfie-toi des gens sérieux, ce sont les plus dangereux surtout s’ils veulent sauver l’humanité. Si Dieu avait arrêté le bras d’Abraham, sur le mont Moriah, au moment de sacrifier Isaac en disant, — Arrête, tu ne vois pas que je plaisante. Probablement que nous lirions la Bible plus souvent. Tu crois en Dieu ?

Christine haussa les épaules, --- Non...oui...je ne sais pas... parfois oui, parfois non. Et toi, tu crois en Dieu ?

Sans s’en rendre compte, ils avaient marché jusqu’à la place de la Concorde.

--- Un autre jour je te raconterai ma théorie sur Dieu. Tu sais qu’il est 18h30. Nous avons oublié le cinéma. Il faut que je rentre à mon hôtel, Mes parents arrivent bientôt. j’ai des dispositions à prendre. Tu veux peut-être venir prendre un verre à l’hôtel ?

--- Non, je vais rentrer. Demain dans la journée j’ai des formalités administratives à régler, mais demain soir c’est moi qui t’invite à dîner.

Le lendemain soir, Christine et Samuel se retrouvèrent dans le hall de l’hôtel La Trémoille. Un taxi les déposa devant une brasserie de la place des Ternes. Ils s’installèrent en terrasse et commandèrent leur dîner. Ils parlèrent de choses et d’autres. Plus sérieusement Christine demanda --- Tes parents arrivent bientôt ?

--- Mardi prochain.

--- Alors, j’ai un service à te demander.

--- Demande, tes désirs sont des ordres.

--- J’ai l’intention d’aller à Beauvais. Ce qui me fait reculer c’est d’y aller seule. Si tu n’as rien d’autre à faire, j’aimerais que tu m’accompagne. 

Christine ne cachaient ses sentiments, son émotion se lisait très clairement sur son visage. En lui demandant, hésitante, embarrassée ce qui lui semblait être une corvée, son visage manifestait une grande timidité. Samuel s’attendrit ; Christine dévoilait quelques fragments de  son passé. Il avait envie de lui dire qu’elle pouvait demander n’importe quoi et l’accompagner à Beauvais était pour lui un plaisir et non une corvée. Était-ce le signal qu’il attendait pour se déclarer ? 

Non, tout ce qu’il réussi à lui dire ce fut,---Choisis ton jour.

--- Formidable ! tu me rends un grand service. Je vais louer une voiture pour la journée de...dimanche, si tu veux.

--- D’accord pour dimanche, mais laisse-moi louer la voiture par l’hôtel, ce sera plus simple.

--- Si tu veux, mais c’est moi qui paie.

---Entendu, il ajouta,---tu sais qui aller voir à Beauvais ?

---Non, ce sera peut-être un voyage pour rien, nous allons à l’aventure. Ma grand-mère est née à Beauvais et je sais que ses parents et grands parents habitaient cette ville, mais je n’y ai jamais mis les pieds. 

A suivre...

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