Paris, le 10 juillet (7)
Fionavanessabis
Résumé pour donner des repères aux lecteurs :
Alice Liddell est pianiste. Elle est venue à Paris pour interpréter le concerto en sol de Ravel. Un accident dont elle a été témoin lui a endolori l'épaule. Elle a accepté de visiter Paris secret avec un inconnu qui l'a abordée à la terrasse de son hôtel.
La profession d'Augustin est plus trouble. Il a embrouillé la Britannique Alice avec un sigle sur une carte de visite et un soi-disant bureau. Mais le cycliste réchappé de l'accident auquel a assisté Alice, et qui n'est autre que le cousin Henri auquel écrivait Augustin, a laissé échapper, sous perfusion anti douleurs il est vrai, qu'il est aussi dans le trafic d'animaux.
Amanda est la cousine d'Alice, celle-là à qui elle écrivait.
Jules traque des animaux exotiques pour les fournir à ses clients. Le jour de l'accident, son chauffeur a laissé filer un wallaby qu'ils recherchent depuis dans Paris.
Jules n'en pouvait plus de ramer dans Paris. Des heures durant, il avait tourné dans les petites rues du XXème, adjacentes aux boulevards et plus propices à servir de refuge à un wallaby apeuré. Il roulait aussi doucement que le lui permettaient certains déchaînés du volant. Avec les années, Jules était devenu plus taciturne. Son activité, bien qu'illégale, était florissante mais ce qui lui pesait, c'était le secret. Ne pas pouvoir parler de ce qu'il faisait. Repérer en solo. Traquer en équipe, jamais les mêmes visages, par prudence. Brouiller les pistes. Pour ses voisins, il était photographe animalier. D'ordinaire, son esprit indépendant se contentait de sa situation, temporisait. Mais cette fois, à chercher à rattraper la bévue d'un autre, sous forme d'un wallaby échappé dans Paris, après avoir écumé trois arrondissements plusieurs fois et en avoir donné deux autres à Brian, il se sentit impuissant. Il ne put s'empêcher de penser que tandis qu'il fouillait le XXème, l'animal pouvait être dans n'importe quel autre, et il suffirait qu'il passe à l'arrondissement d'à côté pour se dire qu'ironiquement, la bête pouvait être maintenant dans le XXème précisément.
Amanda se réveilla un peu tard. Ses chevilles endolories par le remplissage dare-dare de la valise en Angleterre, puis la traversée, puis la quête de sa cousine Alice dans tout Paris. Depuis qu'un hôpital parisien l'avait contactée comme personne à joindre en cas de problème. L'employée lui avait parlé d'une épaule traumatisée mais n'avait pas de nouvelles récentes. Amanda avait précipité son départ pour Paris. La mort de son oncle il y avait six mois avait resserré les liens entre elles.
Sa cousine n'était pas dans la chambre, ou plutôt semblait être sous la douche. Les retrouvailles nocturnes avaient été émaillées de peu de mots. Amanda se dit qu'elle repasserait plus tard et descendit à la réception en quête de documentation, attendant Alice pour le petit déjeuner.
Alice songea, confite dans une bulle de sensualité, à son Français détonnant. Elle sut l'apprécier la veille, lors de la longue balade insolite, dans des rues et des jardins tout droit sortis d'un poème de Prévert.
Elle se sentait néophyte à quarante ans. Bien sûr, elle avait eu des amourettes, les musiciens étaient des sentimentaux, surtout les Britanniques. Mais il était dans son tempérament de ne pas s'attarder. Du vivant de son père du moins. Si elle avait été Française, une vraie sans-culotte, peut-être aurait-elle trouvé le cran de se débrider de l'autorité paternelle. Ne pas se marier tôt, ni ne suivre le parcours d'épouse et de mère avaient déjà été une petite révolution. Quitter les horizons enclavés de la ville de Bristol lui avait procuré une certaine liberté, dans son art pianistique, dans une voie qu'il n'avait pas choisie pour elle. L'ascèse des répétitions, ainsi que les voyages à la rencontre du public londonien lui permettaient d'être à distance de la cellule familiale. Celle-ci était minime : son père, la seconde femme de celui-ci, et Jeffrey, son demi-frère, dont elle était le plus proche en-dehors d'Amanda. Il aurait pu être complètement son frère qu'elle ne l'aurait pas traité différemment. Elle l'aimait. Il était bien plus sensible et souple dans sa compréhension des choses que ne l'étaient ses parents. Et bien qu'elle fût son aînée, il avait toujours eu un comportement protecteur, face aux desiderata du père mais aussi avec une volonté fraternelle de lui adoucir les choses, après ce vide irréparable de n'avoir qu'à peine connu sa mère. Jeffrey avait, comme garçon, été contrecarré dans ses orientations bien plus violemment qu'elle. Sa passion du travail manuel lui avait valu le mépris. Pourtant, il avait appris l'ébénisterie avec talent. Sans l'once d'un soutien parental, ni pécuniaire ni moral. Comme pour elle, son art fut sa liberté tout en devenant source de la frustration paternelle. Personne pour reprendre la pharmacie familiale, qui avait été revendue à sa mort par sa veuve toute fraîche.
Il avait fallu à Alice, pour respirer sans entraves, le double départ de son père pour l'inconnu et pour elle, de Bristol pour découvrir Paris.
Elle y prenait goût. Se demanda si elle voudrait seulement partir, d'ici peu, une fois le concerto donné. La musique était ce langage universel qui lui permettait de s'établir n'importe où sur la planète. Sydney. Milano. Buenos Aires. Paris. Tout était possible. Elle songea avec tendresse à cette pianiste de renom qui s'était recluse avec les loups, comme elle la comprenait. Et, comme c'était régulièrement le cas depuis l'aurore, elle pensa à Augustin. Blackout. Elle ne parvint pas à penser à proprement parler. L'évoquer semblait constituer une violence intérieure. Elle butait sur un point qui lui voilait l'esprit. La conversation de la veille et les impressions qui s'étaient fixées sur la rétine lui firent l'effet d'un leitmotive. Elle sentit son pouls s'accélérer, sa cage thoracique se soulever en un souffle qui mourut tel une longue phrase musicale. Elle eut envie de jouer. Il lui faudrait attendre mercredi et le début des répétitions. L'hôtel n'avait pas de piano. Son épaule s'ankylosait d'ailleurs ; elle fit quelques mouvements pour délier ses doigts, ses poignets, ses omoplates.
Des bribes d'expressions utilisées par le Français lui revinrent en tête. Elle avait perçu dans le ton de sa voix qu'elles possédaient un double sens, mais n'étant pas sûre, elle s'était promis de chercher. Tout ce raffinement lui plaisait. Les gens avaient beau dire, avec leurs poncifs sur les froggies, elle ne le trouvait pas rustre. Il n'était pas comme les autres. D'ailleurs, il ne s'était pas offusqué et avait relevé cette proposition comme un jeu, en lui opposant pudiquement les a prioris parallèles sur les Anglais. Moins pudique fut son regard grand ouvert sur elle.
- Alice dear, what are you doing ? I am here, come over for breakfast !
Elle s'était assise à une table sans voir sa cousine qui l'attendait déjà. Tant elle était ailleurs.
A suivre.